J’ai ma cible bien en vue. Le coordinateur Hornin. Un haut fonctionnaire, mais hormis cela, tout à fait banal. J’ai survolé son dossier à peine plus de quelques secondes, sur le simili-graveur. En tant que coordinateur, il est chargé de s’assurer que les ressources du Protectorat sont parfaitement affectées pour soutenir l’effort de guerre. Des types comme lui, il doit y en avoir une vingtaine, répartis sur les différentes cités. Est-ce que celui-ci a quelque chose de particulier ? D’ici, ça n’a pas l’air...
Innocent ou pas, je dois prendre des précautions. Un Exécuteur vivant, c’est un Exécuteur prudent. En premier lieu, je m’assure de ne pas être suivie. À Gharr, la densité de population est importante. Il est aisé de se fondre dans la foule, rendant la contre-détection compliquée. Ici, un suiveur talentueux peut tirer partie de l’affluence pour se rendre quasi-invisible. Ce qui veut dire que mon fonctionnaire n’a aucune chance de me voir venir. Mais le pendant, c’est que je dois être sur mes gardes si je veux identifier d’éventuels pisteurs.
Je m’équipe de mes oculaires. Je les paramètre sur le réglage le plus courant, celui que les gardes de toutes les cités du Protectorat utilisent : l’isolation de température. Mais contrairement à eux, je cible une plage plus basse. La température de mon fonctionnaire tourne autour des 98 degrés. J’adapte la polarisation de la lentille en conséquence. Voilà : la silhouette de ma cible ressort entourée d’un halo cyan immanquable. Pauvre gars... J’en suis presque à espérer qu’il est coupable, parce que sinon... Sinon, il a une Exécutrice expérimentée et équipée à ses trousses. Un sort peu enviable, surtout quand on sait que notre statut n’est pas le fruit du hasard. Juges, jurés et bourreaux. On ne nous appelle pas Exécuteurs pour rien !
J’aime bien cette cité. Ce n’est pas la plus belle, ni la mieux organisée. C’est même la moins technologique de toutes. Ici, il faut vraiment chercher pour voir des glisseurs. On n’est pas agressé non plus par le bruit des fonceurs. Pour l’ensemble, les gens se déplacent à pied, ou à cheval. Et quand je dis cheval, je parle des simples animaux, pas ces nouveaux équi-mate qu’on voit fleurir dans les faubourgs de Bordēn, Deslhan ou des autres cités. La vie ici parait un peu plus lente, un peu plus paresseuse. C’est une illusion, bien sûr, comme lorsqu’on compare un fleuve et une rivière. Gharr est la plus étendue et la plus cosmopolite de toutes les cités du Protectorat. La plus exotique aussi, au dire de tout le monde. Mais, moi, je partage moins cette idée. De mon point vue, c’est Gharr qui ressemble le plus à ce que devaient être les cités médiévales de la Terre. Je ne suis pas une experte, mais j’en ai la conviction.
Oh bien sûr, tout ici n’est pas que splendeur. À commencer par l’odeur : le minerai de Khol est encore massivement utilisé. Ajoutez à ça le crottin de cheval, et vous aurez une petite idée. Gharr est aussi la plus pauvre des sept cités. La mendicité, la prostitution et le vol à la tire, sont monnaie courante ici. Et la justice, plus expéditive que partout ailleurs, n’arrive pas à endiguer le problème. D’une façon ou d’une autre, ça arrange les puissants. Il y a toute une économie parallèle qui s’est mise en place. Les dames de la haute viennent en villégiature dans le quartier des temples, ou autour du parc royal. Loin de la tutelle de leurs maris, elles s’encanaillent auprès du bas peuple. Les Barbares - enfin leurs descendants, je devrais dire - ont toujours la côte dans les fantasmes de l'aristocratie du Protectorat. J’imagine que l’odeur des chevaux n’y est pas tout à fait étrangère.
Avant même que je ne le réalise, ma main plonge pour piéger un poignet étranger : un voleur. Il a mal choisi sa journée et son objectif. Les doigts sont sales mais graciles. Mes yeux remontent : il s’agit d’un adolescent. Je ne peux pas m’empêcher de le maudire. Je ne suis pas une idiote, je m’estime même plutôt maline. Mais mon esprit est moins rapide que mon corps. D’après l’opérateur Lorenz, il s’agit de mémoire musculaire. Qu’est-ce que je vais pouvoir faire de mon petit voleur ? Il est déjà en train de me faire perdre un temps précieux. Je vais finir par perdre ma cible. En temps normal, je l’amènerai à la maison froide, auprès de l’Exécuteur local. Malheureusement, je manque de temps. Et surtout, Warren a demandé une discrétion totale. Je pourrais aisément couper la gorge de ce malandrin : je suis en mission pour Bordēn. Je suis persuadée, toutefois, qu’il y a une autre solution. Appeler la garde ? C’est possible, mais la sentence serait draconienne : ils lui couperaient la main. Alors quoi ? Le laisser partir ? Ses yeux verts - ici on dit les yeux de l’Amour - me regardent, pleins de morgue. Il doit y avoir une alternative...
J’entends encore la voix de Lorenz qui me raconte les anciennes coutumes. Je dois pouvoir en tirer partie. J’imagine une glyphe et je la grave à la va-vite dans la peau de mon voleur. Derrière la douleur, je vois la terreur qui s’insinue en lui. Manifestement, il connaît la coutume. La marque de chair... C’est bien plus qu’une menace de mort, cela veut dire que sa peau m’appartient. Personne n’osera toucher à un cheveux de sa tête. Quand je lâche le poignet plein de sang, le môme décampe, terrifié. Dans ces circonstances, je ne peux pas faire mieux. Je déteste cette ville autant que je l’aime.
Et voilà, j’ai perdu mon client. Dans mes oculaires, la silhouette cyan est introuvable. Et dans ce cas précis, la foule joue contre moi. La peste soit des voleurs à la tire... Je me suis faite avoir comme une débutante. À me demander s’il ne s’agissait pas d’une diversion ! Non, probablement pas : je suis juste raisonnablement parano. De toute façon, j’ai encore les entomo-mates dans mes fontes. Disons que si je n’arrive pas à rétablir le contact dans les dix minutes, j’en activerai un.
Voyons... Le portant a accosté au parc royal, et jusque là nous nous dirigions vers le centre. Quelle est la destination de la cible ? Le quartier administratif, probablement. Il y a là-bas des habitations pour les fonctionnaires en transit. Si j'étais lui... De toute façon, je n'ai guère le choix. Je presse le pas, je me faufile dans la foule. Ce n'est pas déplaisant d'ailleurs : l'exercice demande une certaine concentration. C'est comme d'esquiver de multiples ennemis, des ennemis aussi imprévisibles qu’innombrables. C'est se battre contre la marée. Sur la durée on finit forcément par perdre. C'est une règle universelle, l'individu ne peut gagner que sur le court terme, parce que sur la longueur la multitude l'emporte.
On est dans le quartier du cuivre quand mes oculaires repèrent quelque chose. Mais je ne peux pas me contenter d'un à peu près. Je dois voir son visage pour l'identifier à coup sûr. Je remonte le flux. Les habits concordent. Mais je ne suis totalement rassurée que quand j'arrive à sa hauteur. C'est bien lui, et heureusement il ne m'a pas remarqué - ou il est bon comédien. Je lui laisse un peu de mou. Il m'amène bien dans le quartier administratif. Je ne sais pas ce que le conseiller Warren attend... Si mon fonctionnaire est une taupe, il pourrait se passer des semaines avant qu'il ne reprenne contact avec ses commanditaires. Et je n'ai pas des semaines devant moi. Comme je m'y attendais, Hornin s'installe dans un casernement pour fonctionnaires. Je profite des ombres qui s'étirent pour me cacher dans l'embrasure d'une porte. Si il sort...
Nous avons beau être au milieu d’un cycle sombre, les nuits ici sont toutes relatives. Il y a bien plus d'étoiles brillantes dans ce ciel que dans celui de la Terre. Je ne suis pas une experte, mais c'est comme si on se trouvait au milieu de la voie lactée plutôt qu'à un de ses bords. Ael, l'Exécuteur d’Albreich, en est convaincu. De toute façon, je sais me contenter d'une obscurité partielle. Quand Hornin finit par sortir, le soleil s’est couché. Le fonctionnaire a changé de tenue. Hormis la corpulence, on pourrait le prendre pour quelqu’un d’ici.
La température de ma cible commence doucement à revenir à la normale. Bientôt mes oculaires seront inutiles. Qu’à cela ne tienne : je me rapproche un peu de ma cible, passant d’une zone d’ombre à une autre. Il traverse le grand marché en direction du sud-ouest. Voyons voir... Qu’est-ce qu’on a par là ? Un quartier artisan, des habitations... Et si on pousse plus loin, la ceinture d’adobe, le bidonville qui occupe une bonne partie de la périphérie de Gharr. Est-ce la destination de ma cible ? Je n’ai pas peur pour ma sécurité, mais pour la sienne. Il ne sortirait pas d’un tel coupe-gorge.
Nous nous arrêtons à la lisière de la ceinture d’adobe. Mon fonctionnaire a fait halte dans un bouge du coin. Dès qu’il est entré, j’escalade les murs de l’édifice. Rien de bien compliqué par ici, d’autant que les toits sont plats. On utilise l’espace pour collecter l’eau de pluie, elle chauffe ensuite au soleil avant d’être injectée dans le système d’eau de nettoyage. Les gens de Gharr ne sont pas riches, ce qui les rend économes. Je trouve enfin ce que je cherchais : une aération. Elle est étroite, mais la chance me sourit : par son intermédiaire je vais pouvoir surveiller mon fonctionnaire. Pendant que je m’installe un vent frais vient me caresser, c’est le Tarn’az’Log, le vent de la nuit.
Mes oculaires s’affolent : Hornin vient de s’attabler auprès de deux types qui rayonnent dans le cyan. Je vérifie mes réglages. Leur température corporelle doit s’échelonner entre 96 et 97 degrés. Bon sang, le conseiller Warren avait raison ! Il y a une... conspiration, je n’arrive pas à dire autrement. En tout cas, il y a un groupe de gens qui cherchent à déjouer les contrôles. C’est potentiellement gravissime. Il faut que je prévienne Bordēn. Il faut aussi que j’en apprenne plus. Le vent ?
Une fois encore, mes réflexes ont pris l'initiative. Ma main droite, déjà équipée, a fendu l’espace, faisant reculer le fouineur qui s’approchait dans mon dos. Ma main gauche, elle, est en train de décrocher ma seconde double-lame. Comment a-t-il fait pour venir si près sans que je l’entende ? J’enchaîne les attaques pour le faire reculer. Il est incroyablement rapide : même si je le garde sous pression, il arrive à contenir mes assauts. Je change de rythme : prenant appui sur un réservoir, je projette mes genoux vers son torse et son visage. L’attaque le prend au dépourvu et il bascule à terre. Son cou à découvert, je profite de mon avantage.
“- Iz !”
J’ai juste le temps d’infléchir la course de mon arme... Elle mord néanmoins dans la peau blanche du cou. Le sang s’en écoule déjà.
“- Ven ? Qu’est-ce que tu fais là ? J’ai failli te tuer... Je regarde la blessure : elle est profonde. J’ai peut-être même réussi à te tuer !
- Tu parles, juste une égratignure. Et puis je t’ai laissé faire.”
Ven est une grande gueule, c’est plus fort que lui. Je profite qu’il soit par terre pour m'asseoir à califourchon sur lui. Ven mesure 1m92, autant dire que c’est un géant dans ce monde, et il est plutôt canon, si on aime les culturistes. Il y a toujours eu une tension sexuelle entre nous - à défaut d’autre chose - et je ne suis pas mécontente que ce soit moi qui le domine pour une fois. J’exerce une pression sur la plaie.
“- Tu rigoles ou quoi ? Tu te vides de ton sang. C’est marrant, ça faisait longtemps que j’avais pas égorgé un porcelet. Mais sérieusement, qu’est-ce que tu faisais là ?
- Je t’ai tracé dès que tu as passé la porte de la ville. Gharr est mon domaine : personne ne peut y déambuler sans mon accord. Mais toi, qu’est-ce que tu fais là ?”
Il bluffe, bien sûr. Je suis arrivée par la tour des machinistes, pas par la porte de ville. Mais il ne peut pas être là par hasard non plus. Ce qui veut dire...
“- Je suis en mission, Ven. Qu’est-ce que tu peux me dire sur tes deux types ?
- Je peux rien dire, moi aussi j’ai des ordres.
- On peut jouer à ça pendant des heures. Mais d’un, mes ordres priment sur les tiens, de deux, Bordēn à la préséance sur Gharr, et de trois, je t’ai mis à terre.
- Ça ne compte pas : je ne me défendais même pas !
- D’accord. Je suis certaine que les autres te croiront.”
Je me lève et je lui tourne le dos. À mon tour de bluffer. Ven est très à cheval sur la bravoure, l’honneur et tous ces trucs là. Se faire fumer par une minette d’un mètre soixante-dix, pour lui, ça fait mauvais genre. Il est carrément vieux jeu. Ce qui est drôle, parce qu’il n’a que trente-deux, comme moi - et comme presque tous les autres Exécuteurs. Quand je me retourne, je vois que j’ai fait mouche : il est tiraillé.
“Alors, tu accouches. Ou on se fait un second round ?
- C’est déloyal, Iz !
- Totalement, mais la mission l’emporte sur tout. C’est ce qu’on dit, n’est-ce pas ?
- Je te faisais confiance...
- Je ne ferais pas ça si ce n’était pas important, d’accord ? Alors, qui sont ces types ?
- J’en sais rien. Des huiles, des types d’importants. On m’a demandé de veiller sur eux.
- Qui ? Qui t’a demandé ça ?
- Le bureau du gouverneur.”
Pas une bonne nouvelle ça. Si le gouverneur de Gharr couvre ce genre de types, c’est qu’il fait partie de la conspiration. Ça craint vraiment. J’aime toujours pas le conseiller Warren, mais il avait raison. Et Ven ? Est-il compromis ? Un Exécuteur vivant est un Exécuteur prudent. Je dois retirer cette inconnue de l’équation.
“- Quand sont-ils arrivés en ville ?
- Il y a quelques heures, ils sont entrés à cheval par la porte Sud-Ouest.
- Sud-Ouest ? Il n’y a rien par là...
- Ça donne sur la forêt des Sauvés. Le premier village est 4 marques et demi plus loin.
- Je prends ta relève. Retourne à la maison froide, et va te faire soigner.
- Ça va.
- C’est un ordre, Ven ! Et tu enverras un message à destination de Bordēn. Le message, c’est “3 fois 97 et plus”.
- Qu’est-ce que ça... D’accord, d’accord. C’est tout ?
- Si tu as des rations, je n’ai pas mangé depuis ma sortie de stase.”
Il me balance des barres énergétiques. J’attends qu’il soit parti pour les ramasser. J’espère vraiment qu’il n’est pas compromis. J’ai toujours eu un petit faible pour lui. Et surtout, ça serait vraiment la merde. Plus encore que ça ne l’est déjà.
À l’intérieur du bouge, les hommes se séparent. Il faut que je remonte le fil. Hornin est important, mais j’ai une occasion d’identifier ses commanditaires. Je sors un entomo-mate de son tube. L’air de l’extérieur lui redonne vie. À mesure que ses synapses se reconnectent, il commence à bouger. Il n’a déjà qu’une idée en tête : trouver et suivre la cible qu’on lui a programmé. Je ne veux pas prendre de risque qu’il soit repéré : je positionne le minuteur de sa balise, mon petit ami va rester silencieux quelques heures. Dès que je le lâche, il s’envole.
Aussitôt, je quitte mon abri : je saute de toit en toit. J’ai quelques minutes d’avance, et l’espoir que mes cibles prendront bien la direction de la forêt. J’ignore pourquoi on l’appelle la forêt des Sauvés. Il faudra que je demande à Lorenz, à l’occasion. Mes cibles sont à cheval et elles ont l’avantage du terrain. Si je veux les suivre, j’ai besoin d’un peu de matériel. Si les miliciens de Gharr respectent les procédures, j’ai une occasion de reprendre l’avantage. J’aperçois enfin la tour de garde de la porte Sud-Ouest. J’ai un peu mal à appeler ça une tour. À Bordēn, trois étages, c’est un peu léger pour en faire une tour. D’un bond, je me catapulte contre l’édifice. Je grimpe en diagonale pour éviter les meurtrières. Je prends quelques secondes pour m’assurer qu’il n’y a pas de vigie sur le toit.
L’endroit est désert... C’est vrai que le front est loin, très loin même, mais tout cela dénote d’un certain laisser-aller. Ce soir, ça m’arrange bien. D’un coup de double-lame, je fais sauter le verrou d’une caisse. Et voilà : un glisseur. Je déplie les ailes et je les ajuste à ma corpulence. Jusque là, les choses se passent plutôt bien. Je règle les sangles. Je me souviens des conseils de l’instructrice Mitlun : évitez de voler la nuit ou encore : assurez-vous de connaître les courants aériens locaux. Tant pis, j’ai une urgence. J’enfourne une des barres énergétiques de Ven dans ma bouche, puis je m’élance.
En poussant les compensateurs au maximum, je finis par prendre un peu d’altitude. Il me faut un moment pour repérer mes cibles. Elles s’éloignent déjà de la ville. Dans le flottement du vent relatif, j’entame ma poursuite. Profitant de l’avantage que me procurent mes oculaires, je décris des boucles larges. Tant que je reste sous le seuil de distance, mes cibles rayonnent dans le cyan. Ils pénètrent dans la forêt, mais le couvert ne les protège pas suffisamment. Où vont-ils comme ça ? Je prends un peu d’avance. Le risque est léger, et je préfère anticiper des ennuis potentiels.
La lumière d’un feu. J’ai trouvé ce qui ressemble à un petit campement. Sur mes oculaires, je balaye le spectre des températures. J’ai des signes. Je refais un passage plus bas. Je les vois nettement : deux signatures distinctes à 104 degrés. Elles irradient dans le vermillon. Des parasites. Je m’y attendais, mais j’en ai des frissons dans le dos. Je suis très loin de Bordēn, assez loin de Gharr, et j’ai deux parasites sur les bras. Voyons, Iz, qu’est-ce qui pourrait merder ?
Je suis comme Icare. Je risque de me brûler les ailes si je me rapproche trop. Mais qu’est-ce que j’ai de concret pour l’instant ? Que le coordinateur Hornin est indirectement en lien avec des parasites, et que le gouverneur de Gharr les couvre. C’est pas rien... Mais c’est pas assez. Je dois me poser. Je pousse la luminosité de mes oculaires au maximum. Je ne peux pas atterrir dans la clairière, ils me verraient. Donc ça sera dans le chemin, cent mètres en aval. La seule difficulté : ne pas se faire embrocher par une branche d’arbre. Je refais un survol... Il y a une trouée, elle est étroite mais ça doit passer si je la prends en oblique très serré. Donc avec encore beaucoup de vitesse. Je crois pas que l'instructrice Mitlun ait jamais rien dit là-dessus, car seul un désespéré tenterait ça.
Je plonge par la trouée et je cabre le glisseur au maximum, j’entends les compensateurs gémir et l’espace d’un instant je me réjouis en pensant que j’ai réussi mon coup. Mais quelque chose lâche, une élingue ou un des compensateurs, je ne sais pas. Le glisseur se disloque et tout part en vrille. Je fais une chute, à peine ralentie, sur vingt mètres. L’impact me coupe le souffle, et j’ai du sang dans la bouche. Je viens surtout de perdre mon seul moyen de transport.
Je dois avoir des côtes cassées, mais si les parasites ont entendu quelque chose, ça sera le cadet de mes soucis. Je rampe jusque dans les fourrées, le temps de reprendre mon souffle. Personne ne vient, il n’y a pas de cris. J’attends encore un peu, et en l’absence de mouvement, je vais inspecter les débris de mon glisseur. Il n’y a pas grande chose à récupérer à part la cellule énergétique. Par contre, une de mes double-lames est introuvable. Ça, ça m'énerve. Je me bats mieux à deux armes. Je cache comme je peux les débris.
En coupant par la forêt, je rejoins le petit campement en catimini. Mes deux cibles de Gharr viennent d’arriver, ce qui fait en tout quatre personnes dont deux parasites avérés. Je rampe pour me rapprocher encore un peu. C’est drôle, à part dans le feux de l’action, je n’ai jamais été aussi proche de parasites. Vu d’ici, ils ressemblent à n’importe qui. Et pourtant... Pourtant on sent que quelque chose cloche. Je mets quelques secondes pour mettre le doigt dessus. Leur langage corporel montre clairement qu’ils sont en conversation, mais il n’y a aucun son. Voilà qui ne m’arrange guère.
L’un d’entre eux s’éloigne pour alimenter le feu. Aussitôt, il se met à parler à haute voix. Ainsi donc leur communication silencieuse ne fonctionne qu’à très courte distance. Malheureusement pour moi, il parle un dialecte barbare. C’est bien ma veine. Je me concentre pour essayer de mémoriser les phonèmes. Peut-être que l’issue de la guerre se joue en ce moment même. Il y a des syllabes qui semblent revenir. À commencer par Dak, c’est le mot pour Roi ou pour Seigneur, comme dans Dak’Tohur, le parc royal.
Au fur et à mesure de cette conversation entrecoupée de silences, deux noms reviennent : Dak’Yarod et Dak’Ayan. Il doit s’agir de personnalités. Si je sors d’ici, c’est le genre d’information qui va plaire au Conseil. Mais mes cibles ne parlent plus, elles viennent de se lever. Elles semblent attendre quelque chose. Peut-être la cavalerie ? On peut toujours rêver. Ce sont bien des cavaliers qui arrivent, mais mes oculaires pour fêlés qu’ils soient, sont formels : il s’agit de nouveaux parasites. Et pas des moindres. Le premier est une montagne de muscles, d’ici il paraît même plus grand que Ven. J’ai du mal à le quitter des yeux. C’est comme les barbares des légendes : immense et puissant, une tignasse hirsute qui descend jusque dans son dos. Un cercle de fer lui enceint le front... Ça c’est une couronne ou je ne m’y connais pas.
Son acolyte est moins imposant mais plus terrifiant. Son corps est recouvert de cicatrices, il y en a absolument partout. Mais je suis guerrière depuis assez longtemps pour être certaine qu’il ne les a pas obtenues sur un champ de bataille. Pas toutes. On dirait plutôt un dessin, comme un tatouage. Cela représente quelque chose, mais je suis bien incapable de dire quoi. Ses yeux brillent d’une lueur maladive. C’est la macula. Quand le parasite est installé depuis longtemps, les yeux dit-on prennent cette teinte. Lui aussi porte un cercle de fer à son front.
Le premier, Muscles, amène quelque chose dans la lumière. C’est un humain, apeuré. Cicatrices lance une sorte de hululement, et à une étonnante vitesse il entaille la peau du pauvre hère. C’est quand je vois la réaction des autres que je comprends : avec un air extatique, ils se rapprochent du sacrifié. C’est un baptême : ils vont l’infecter. Le parasite passe par les blessures, on l’a bien assez observé sur le front. Je vais voir un nouveau parasite naître juste devant moi. Je ne peux pas les laisser faire. Ce n’est même pas envisageable. Mon cerveau fait les calculs mais mon corps lui se prépare déjà. En tout, ils sont six, mais au vu de Monsieur Muscles, je leur donne un score global de huit ou neuf. Un Exécuteur compte pour cinq. Si le sacrifié m’aide, ça peut faire cinq et demi. Avec la surprise de mon côté, j’ai une petite chance.
Je n’arrive pas à m’élancer : un vertige me bloque au sol. Je sais ce que ça veut dire. Je suis en train de me dé-synchroniser. C’est catastrophique. Pour ce pauvre type, mais aussi pour moi. Loin de la cité, les chances pour qu’on me retrouve sont quasi nulles. Je vais mourir, mourir pour de vrai. Mes mains agissent toutes seules. L’une d’elle a saisi l’injecteur et casse l’ampoule. L’autre a récupéré le dernier entomo-mates. Pendant que je me fais l’injection de kéramyde, prise dans mon vertige, j’active la balise du petit lépidoptère. Tout se trouble, je ne sens même pas les effets du poison qui remonte dans mes veines et qui va stopper mon cœur.