Alien

La jeune fille remarqua tout de suite la petite tache de couleur verte sur son sac. Et pourtant, le temps d’aller chercher un pichet d’eau, elle ne l'avait pas quitté des yeux plus de 30 secondes. Pas à dire, malgré leur soi-disante maturité, les autres d'étudiants faisait preuve d'une étonnante facétie. Elle passa un doigt (à l'ongle rongé) sur la petite forme, explorant les contours de l’extraterrestre. Le corps était légèrement bombé et délicatement laqué : sans être tout à fait un bijou, il s'agissait de bien plus qu'un simple autocollant.

Elle résista à la tentation de chercher un “coupable”. Ses chances étaient bien trop minces et surtout elle ne voulait pas leur accorder cette petite victoire. De nombreuses paires d'yeux étaient sûrement braquées sur elle. Sans réfléchir, elle embrassa le petit extraterrestre. Ça leur donnerait à penser.

Son côté rationnel la rattrapa. Elle interrogea son téléphone portable.

“- C'est quoi la durées de ton cache, Angie ?
- Cent cinquante secondes, répondit obligeamment le téléphone.
- Très bien, tu vas le sauvegarder dans un dossier sécurisé pour consultation ultérieure. Mot de passe : alien.”

Une alien. C'est comme, qu'ils la voyaient. C'était un peu décevant. La différence d'âge, bien sûr, jouait pour beaucoup. Elle avait quatre ans de moins que le plus jeune d'entre eux, et pourtant, c'était eux qui faisaient preuve de puérilité. Elle était leur mouton noir. Elle apostropha une nouvelle fois son portable.

“Angie, ajoute une note sur les boucs émissaires et l'ostracisme dans mon manuscrit.
- Bien sûr. Lequel ?
- Criminologie évidemment, soupira-t-elle, avant d’ajouter : patate.”

C'était bien une question d’assistant numérique : le plus idiot des humains n'aurait pas hésité une seule seconde. Elle n’avait que deux manuscrits en cours : l’un sur la criminologie (“facteurs récurrents et analyse statistique dans le cadre de la résolution d’enquêtes criminelles”) et l’autre, son manuscrit de thèse (dont elle peaufinait encore le titre) sur les méthodes de détections des particules de haute énergie. Elle ne voyait pas comment on pouvait seulement envisager d’associer les neutrinos stériles et l’ostracisme. Elle caressa néanmoins son portable, comme pour s’excuser. Après tout, il était comme un enfant. Plutôt intelligent, mais limité dans certains aspects de ses réflexions . Et puis, limité ou pas, il lui apportait une aide précieuse. Les assistants numériques avaient pris une place plus en plus importante dans la vie quotidienne de millions de gens.

La jeune femme finit son yaourt allégé et avala un verre d'eau. Elle avait décidé de laisser complètement derrière elle cet épisode de l'extraterrestre. La journée n’était pas finie. Une nouvelle fois, elle interrogea Angie.

“On a quoi maintenant ?
- Cours magistral : nucléosynthèse primordiale. En amphi 2. Dans 12 minutes.
- Mais qui t'a appris à parler comme ça, décidément ? On dit amphithéâtre…
- Ma base de langage est générale. Mais cet usage particulier vient de ton dictionnaire personnel.”

Elle avait perdu une bonne occasion de se taire. Les assistant numérique ne savait pas mentir. Pour l'instant, en tout cas.

La jeune femme rangea son plateau et sortie du réfectoire. Il faisait chaud pour un mois d'octobre. Elle en profita pour s'installer sur la pelouse et rêvasser un instant. Elle avait depuis très longtemps intégré un espace de “détente onirique” dans son planning journalier. C'était une façon agréable de laisser son esprit chercher des solutions à des problèmes pas ou peu structurés. De nombreux scientifiques étaient aussi de grands rêveurs. Elle prenait bien garde de ne pas orienter ses pensées. Elle laissait les idées venir à elle, s'amalgamer, et choisir elles-même leurs directions. Le plus souvent, bien évidemment, cela ne donnait absolument rien. Mais même dans ce cas, c'était une pause tout à fait agréable. Il arrivait parfois que de bonnes idées se mêlent et amène un concept tout à fait nouveau.

Pas aujourd'hui, apparemment. Elle essuya sa robe, et se dirigea donc vers l’amphithéâtre 2. Comme à son accoutumé, elle s'installa tout à l'arrière. De là-haut, elle pouvait tout voir sans être vue. Quand l’enseignant arriva, elle était en train d'ajouter un paragraphe sur l'ostracisme à son manuscrit. Le cours commençait. Cela ne l'arrêta pour autant mais elle ralentit un peu le rythme pour écouter ce qui se disait. Elle maîtrisait le sujet, mais elle espérait tout de même en retirer un nouvel éclairage. L'introduction faite par l'enseignant était plutôt banale. Après tout, peut-être qu'elle perdait son temps aujourd'hui. Elle se concentra un peu plus sur son manuscrit. La criminologie était une de ses matières de prédilection. De nombreuses personnes trouvaient ce choix particulièrement étonnant. À commencer par ses parents, et aussi régulièrement ses professeurs. Elle avait la chance, la capacité, de pouvoir suivre deux cursus en même temps. Tout le monde s'attendait à ce qu'elle choisisse des chemins parallèles, ou au moins des domaines communs. Mais elle avait choisi d’un côté la physique des particules et de l’autre la criminologie. L’alpha et l’oméga.

Elle avait du mal à se discipliner aujourd'hui. Elle abandonna la criminologie pour consulter ses mails. Elle n'avait toujours pas de réponse du labo de Lausanne. Ça la rendait folle. Leurs résultats étaient forcément erronés. Certes elle n'était pas (pas encore) une sommité du monde de la physique des particules, mais ça sautait aux yeux. D'ailleurs peut être que ça lui sautait aux yeux parce qu'elle n'était pas une sommité ! Ils préféraient sans doute espérer, croire en leur bonne étoile, se dire qu'ils le méritaient… Mais il n'y avait pas besoin d'être un génie pour comprendre cette vérité toute simple : “Quand les choses paraissent trop belles pour être vrai, c'est précisément parce qu'elles sont fausses.”

Et voilà qu'elle s'énervait pour pas grand chose. D'ailleurs ils étaient sûrement d'accord avec elle, ils n'avaient simplement pas pris le temps de lui répondre. C'était déjà bien plus compréhensible, bien plus acceptable comme ça. Son mail ne datait que de trois jours, après tout. Son esprit réintégra son corps quand elle entendit les mots Lithium Sept.

Dans son cerveau ça s'écrivait plutôt comme ça : 7Li. Bien rangée à côté du nom, croisait une flottille d’informations. Nucléide primordial, créé lors du big-bang. Numéro atomique : 3, soit 3 protons et 4 neutrons. Masse atomique : 6,941 u. Configuration électronique : 1s2 2s1. Disposant d’une énergie de liaison nucléaire plus faible que ses voisins, Hélium et Béryllium. Élément solide le plus léger. Tout cela -et bien d’autres choses encore- était parfaitement organisé dans son esprit. Aujourd’hui ce qui l’intéressait, c’était de savoir si l’enseignant allait donner un avis éclairé quant à sa rareté.

Même si elle le savait depuis qu’elle avait 12 ans, elle s’émerveillait toujours à l’idée que la nucléosynthèse primordiale s’était déroulée en à peine 3 minutes. Il n’avait pas fallu plus de temps pour forger les éléments légers : deutérium, tritium, Hélium Trois, Hélium Quatre, Béryllium Sept et donc Lithium Sept. Au bout de ces quelques trois minutes, la nucléosynthèse s’était arrêtée, faute d’une densité et d’une température suffisantes. La matière première de tout l’Univers, livrée en 200 secondes. Proprement hallucinant !

Bien sûr, personne n’était là pour le voir… Tout cela n’était qu’une théorie. Brillante. Et à un détail près, les observations la corroboraient. Sauf pour le cas du Lithium Sept. L’univers manquait de Lithium Sept par rapport aux prédictions. Et comme l’avait dit Richard Feynman : “It doesn't matter how beautiful your theory is, it doesn't matter how smart you are. If it doesn't agree with experiment, it's wrong.” Si les observations ne collaient pas, c’est que la théorie était fausse.

Et si l’enseignant évoquait bien ce déficit, il ne disait rien de ces implications. Quel manque de rigueur ! Elle tapota rapidement un message rageur. Quelques secondes plus tard, une certaine Ashley Nims lui répondit. Elle comprit aussitôt qu’il s’agissait de l’assistante numérique du professeur. Elle survola la réponse. Des banalités, des liens vers des ressources du Net… Elle reformula son message, rendant son analyse plus complexe. Elle escomptait bien passer outre cette Ashley. D’ailleurs, son enseignant devait avoir dans les -quoi- 50 ans. Pourquoi se choisir un assistant numérique féminin ? Elle trouvait ça déprimant…

Tout en bas de l'amphithéâtre, son enseignant consulta sa tablette. D’un rapide regard, il scruta ses étudiants, sans doute à la recherche de l’envoyeur. Il reposa l’objet et continua son cours sans tenir compte de ce qu’il venait de lire.

Tout là-haut, elle enrageait ! Se dire professeur, maître de conférence même, et éviter les questions quand elles ne vous plaisaient pas… Ah vraiment ! Elle enfourna toutes ses affaires dans son sac et quitta l’amphi. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais là, franchement… La lumière du dehors lui fit du bien.

“- C’est quoi la suite, Angie ?
- La soirée est marquée libre.
- Ah vraiment ? Ça faisait longtemps… Pas la moindre obligation, alors ?
- En fait, j’ai reçu des requêtes pour toi. Une journaliste souhaiterait t'interviewer.
- Ah oui ? Pfff… Je sais pas. C’est sur quoi ?
- Vulgarisation de l’approche stochastique pour la démarche scientifique.
- Oui ? Oui, sympa.
- Sympa ? Je lui transmets ton accord, proposa Angie
- Non ! J’adore le sujet. A un delta près, ça pourrait être le sujet de ma thèse. Mais honnêtement, je crois que j’en ai soupé de la démarche scientifique pour aujourd’hui ! Comment elle a eu mon adresse ?
- Il semble que ça soit le StarLab de Lausanne qui t’ai recommandée à elle.
- C’est déjà ça… Bon, on a quoi d’autre ?
- Alf m’a contacté car ton frère veut prendre rendez-vous avec toi. Au dîner, ce soir si possible.”

Comme chaque fois, elle trouva ce concept symptomatique de son époque : deux assistants numériques en train de négocier un rendez-vous pour leurs possesseurs respectifs. Il y avait là quelque chose de vaguement dérangeant… Et pourtant tellement utile !

“- Commence à regarder s’il y a des trains qui pourraient coller. Aller et retour !”

Sortir un peu de la physique pour aller voir son frère et sa femme, ça lui ferait le plus grand bien. Elle adorait son frère. Enfin disons qu’elle l’aimait bien, aussi pénible soit-il. Et puis sa femme était vraiment super sympa. Elle travaillait au même hôpital que son frère, mais pas en tant qu’infirmière. Ils étaient ensemble depuis… oh, quelques années déjà. Ca donnait un couple vraiment génial. Une vraie bulle d’air, et précisément ce dont elle avait besoin aujourd’hui. Une aubaine. Ce qui lui fit penser : quand les choses semblent trop belles pour être vrai…

“- Alf a dit pourquoi Stan et Sabine veulent me voir ? Ou c’est juste… comme ça ?
- Alf n’évoque pas de raison particulière. Il transmet juste les mots de ton frère qui parle d’une rencontre qui va changer ta vie.”

Et voilà. Quand c’est trop beau… Toujours la même histoire. Son frère semblait n’avoir qu’une idée en tête : la caser. Lui trouver un mec. Et si possible un mari. D’une part c’était super infantilisant comme démarche. Et d’autre part elle n’avait pas besoin d’eux. Elles avaient déjà eu des aventures, ou en tout cas des amants. La psyché masculine n’était pas si compliquée. Avec quelques heures et avec les bonnes boutiques, elle pouvait se transformer en séductrice. Après il ne restait qu’à opérer une sélection rigoureuse parmi les prétendants qui ne tarderaient pas à arriver. La théorie et la pratique étaient en parfaite adéquation. Elle avait eu quelques amants d’un soir, parfois d’un week-end. Jamais plus. Une fois son ‘appétit’ rassasié, elle se sentait toujours mal à l’aise. Le plus dur était alors d’entretenir une conversation. Techniquement, rien de compliqué, mais tellement fatiguant. Eviter les sujets trop intellos, essayer de rester au niveau de son interlocuteur… Usant.

Son frère la décrivait comme une âme de papillon dans un corps de scaphandrier. Une image complètement niaise. Ce crétin avait dû tomber sur la couverture du livre de JD Bauby. Savait-il seulement que cela parlait du ‘Locked-In Syndrome’ ? Bon, en tant qu’infirmier, il le savait peut-être. N’empêche que pour contre-attaquer, elle avait dit de lui qu’il l’avait l’âme d’une licorne dans un corps de licorne. Cet idiot avait adoré. Il s’en vantait partout maintenant. Et même Sabine se gardait d’infirmer. Quel couple, ces deux là. Il faudrait vraiment qu’elle aille les voir, ils lui manquaient. Mais dans d’autres circonstances !

“- Contacte la journaliste, dis-lui que c’est ok pour ce soir ! A sa convenance.”