L’appel l’avait cueilli en plein sommeil, au beau milieu d’un rêve. Son premier réflexe fut d’éteindre Angie, mais s’il laissait passer cet appel c’est que c’était important. Elle décrocha. La voix d’Amanda n’était pas la plus propice à adoucir un réveil brutal. Lonie capta les mots “urgence”, “tout de suite” et quelques autres du même acabit. La jeune femme grogna, juste pour lui faire savoir qu’elle écoutait. Les phrases s’enchaînaient comme des rafales, rapides et calibrées. Lonie tenta d’intervenir quand elle perçut un bout de rafale : “va venir vous chercher”. Amanda avait raccroché avant que Lonie n’ait pu répondre : “Ch’uis pas chez moi”.

Elle s’habilla à la diable, il fallait absolument qu’elle rappelle l’Unité. Mais pas Amanda. Ni Zoé. Chuck non plus… Un des Pratney, alors. James, clairement le plus sympa. Oui, elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle chercha à tâtons son téléphone quand elle entendit le bruit de moteur dans la rue. Bon sang ! Le coin était trop tranquille pour que ce soit une coïncidence. Bon, la bonne nouvelle c’est qu’Amanda savait qu’elle n’était pas chez elle. La mauvaise, c’est qu’il faudrait expliquer tout ça à sa famille… plus tard. En toute discrétion, elle quitta le pavillon silencieux et se dirigea vers le bruit de basse. Une moto. Le temps qu’elle s’équipe d’un casque, le gars — un policier ou un gendarme, supposa-t-elle — l’emporta à toute trombe vers le périph. À des vitesses assurément pas réglementaire. Elle essaya de parler au type, mais le vent lui soufflait ses paroles.

Comme elle s’y attendait, il l’emmenait à l’aéroport. Ils devaient être attendus car toutes les barrières se levèrent à leur arrivée. À peine avaient-ils ralenti à l’entrée qu’ils repartaient comme un boulet de canon sur le tarmac. Lonie avait beau se tordre le cou, elle n’arrivait pas à apercevoir la Théière. Elle comprit que quelque chose ne tournait pas rond quand elle vit leur destination. Cet avion n’avait rien d’une théière petite et large comme celle de la chanson, non. Là, il s’agissait d’un cygne ou peut-être d’un albatros, en tout cas un oiseau gracieux et rare. Un hypersonique. Une hôtesse, pas vraiment accorte, l’attendait en haut de la passerelle. Elle lui faisait des gestes tout aussi explicites qu’impatients. Lonie grimpa la passerelle, et se laissa guider. Dans le cockpit, elle crut entendre une voix rude grogner : “il est là le foutu VIP ?” Elle préféra se concentrer sur la cabine. Tout ici était très luxueux — au prix du billet, tu penses — mais c’était surtout pour masquer l’exiguïté des lieux. Elle tenta de ravaler sa claustrophobie, et d’éviter le regard peu amène des autres passagers. Elle était consciente qu’on avait retardé leur vol juste pour elle, mais ce n’était pas sa faute, plutôt celle d’Amanda. Aussitôt installée, elle fit semblant de se plonger dans son téléphone.

Qu’est-ce qui pouvait bien valoir une telle urgence ? Habituellement, Lonie était la dernière à être informée. Et encore, seulement parce que Chuck intervenait. Depuis leur passage à Credance, il lui envoyait des documentations, des comptes-rendus et des tas d’autres données sur l’enquête. Elle ne savait pas comment lui répondre : il lui fallait un peu de temps. Parce que pour l’instant, c’était juste trop morbide. Pas moyen de parler normalement. La mort rôdait dans chacun de ses silences. En guise de diversion, elle calcula le prix du billet, et fit une estimation du coût du retard occasionné aux autres voyageurs. Prix du billet : 8000 euros, durée du vol jusqu’à New-York : 2h30, nombre de passagers : 40. Et enfin retard : 45 minutes. Elle obtenait une somme rondelette de 100 mille euros de compensation. Après tout, pas si mal pour une obscure conseillère scientifique. Elle essaya de se bercer de cette idée. Elle aurait bien dormi un peu, pour faire reculer autant la fatigue que cette impression d’enfermement.

À l’arrivée, alors que tout le monde se dirigeait vers à la douane, Lonie fut interceptée par un petit fonctionnaire binoclard. Il parlait aussi vite qu’Amanda et dans les mêmes termes, mais sans vraiment partager la moindre information utile. Elle le suivit jusqu’à un héliport. Si elle ne se trompait pas, son calvaire ne durerait pas trop longtemps. Et même si elle s’y attendait, elle fut tout de même impressionnée de voir le complexe des Nations Unies se dessiner, là, sous ses propres yeux. Ils étaient vraiment tout près. Trop près, en fait. Le pilote volait en dessous de l’altitude de sécurité. Le binoclard essaya de la rassurer.

“- On va passer par le toit de l’immeuble.
- Mais comment ? Il y a pas la place pour se poser !
- On sautera quand on sera à moins d’un mètre.
- Vous êtes sérieux ?!”

Manifestement, il l’était puisqu’il sauta de l’appareil. Zut… Elle n’avait pas le choix. Quand elle verrait Amanda, elle lui dirait sa façon de penser. Tout ça pour quoi ? Gagner quelques minutes. Elle ne comprenait pas. Que pouvait-il y avoir de si important ? Ou alors c’était une question de vie ou de mort… Et l’idée s’infiltra dans son cerveau comme un poison. Le binoclard la guida jusqu’à un ascenseur. Les sous-sols, indiqua-t-il, comme une excuse. Depuis Credance, Chuck essayait de la contacter tous les jours. Il avait dit qu’il lui restait neuf mois. Mais il avait surtout dit ce qu’elle avait envie d’entendre. En réalité, il était mort, et si Amanda la faisait venir ici, c’était pour qu’elle prenne le relais. Elle voulait lui faire prêter serment ou signer un autre accord de confidentialité. Encore un de leurs trucs d’espions. Il n’y avait pas d’autre explication : Chuck était mort. Lonie sentit la tristesse s’abattre sur ses épaules. Elle retint ses larmes. Elle était abattue. Mais pas anéantie. Un effet de la maturité ? En tout cas, elle en éprouvait rétrospectivement une certaine fierté. L’ascenseur finit par s’immobiliser, et les portes s’ouvrirent sur un couloir sombre et inhospitalier. L’image d’une morgue s’imposa à Lonie. Le petit fonctionnaire la mena à une salle toute proche.

À l’intérieur, l’Unité était réunie. Y compris Chuck. Elle poussa un soupir. C’est bien la première fois qu’elle était si contente de se tromper. Il y avait aussi deux personnes qui lui étaient inconnues. Un homme blond à l’allure stricte et un autre, originaire du maghreb, et ma foi, plutôt bel homme. Amanda se rendit compte de sa présence, et tel un scanner, son regard la jaugea en un aller-retour. Elle s’adressa au petit fonctionnaire.

“- Georgie, faites venir Karen en urgence, on a besoin de ses services. Bon, Hélonia, on n’attendait plus que vous : installez-vous qu’on puisse commencer.”

Pendant que Lonie se glissait à côté de Chuck, Amanda se lançait dans une explication en règle. Tous les yeux étant braqués sur elle, Lonie en profita pour poser sa main sur celle de Chuck. Ce qu’elle ne savait pas dire, peut-être pouvait-elle le faire passer autrement. Mais la main se déroba. Et même s’il lui souriait, il y avait quelque chose de réprobateur dans son regard. Troublée, elle reporta son attention sur Amanda.

“- Ce type sur l’écran, c’est Antinoos Sifakis, tel qu’il était en 2017. Grâce à Chuck, on sait qu’il était à Kourtchatov. Et il est probablement à l’origine de tout ça, vu son passif. Image suivante. Ici, c’est encore Sifakis, à l’aéroport de la Guardia, trois jours avant la détection des particules mystérieuses. Le type était ici, sous notre nez, à New-York ! Zoom.
- Mais c’est…
- Oui, il a un enfant avec lui. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a un si bon cliché. Le fonctionnaire des douanes a tiqué en voyant un homme de son âge avec un si jeune enfant. Sifakis leur a présenté des papiers d’adoption tout à fait authentiques. L’enfant aurait deux ans et serait originaire du Liberia. On essaye de vérifier ces points.
- On sait où ils partaient ?
- Oui : vers l’aéroport d’Héraklion, en Crète. Sifakis est originaire de là-bas. Après, on le perd. Soit il prend un bateau ou un vol privé pour le Kazakhstan… On l’ignore. Par contre, on a pu remonter dans l’autre sens. Sifakis logeait seul dans Greenwich Village, à deux pas de ce bâtiment. On ne sait pas comment il est revenu, mais Zoé et Dalton l’ont appréhendé. Nous le détenons, ici même. Il est entre nos murs depuis bientôt 5 heures.
- Est-ce qu’il a livré des informations ? demanda Lonie.
- Il n’a dit qu’une chose : ‘Je ne parlerais qu’à Hélonia Broke’. J’aimerais connaître votre avis là-dessus.”

La jeune femme était estomaquée. Tout cela n’avait aucun sens… Cela dit, elle comprenait mieux pourquoi on l’avait fait venir aussi vite. Mais elle ne connaissait pas ce type. Comment lui pouvait-il la connaître ? Tous les regards convergeaient sur elle, maintenant. Ils attendaient une explication, mais elle ne voyait pas quoi leur dire. Elle allait bafouiller quelque chose quand une petite rousse entra en coup de vent dans la pièce.

“- Karen ! Vous pouvez faire quelque chose ? *demanda Amanda. Vous avez moins de cinq minutes…*
- Ah là, je peux rien promettre. Je vais faire de mon mieux… Et pendant que la petite rousse commençait à s’occuper de la chevelure de Lonie — particulièrement rebelle à cet instant, il fallait bien le reconnaître — Amanda reprit la parole.
- J’attends toujours votre explication, Hélonia. Mon supérieur veut savoir si vous n’avez pas été compromise. Vous êtes proche de Dmitry Stepanov. Et Sifakis semble vous connaître. Une explication ?”

Elle aurait aimé trouver une explication rationnelle, un cheminement méthodique et logique qui aurait pu éclairer toute cette histoire. Mais les idées et les mots lui semblaient inaccessibles. Dans sa poche, Angie vibrait comme un forcené. Sans doute son frère qui s’inquiétait. Elle n’avait pas assez de problèmes comme ça ! Elle sentait comme des larmes lui monter aux yeux.

“- Bien. Je m’attendais un peu à cette ‘réponse’. Vous avez de la chance que ça soit moi qui mène cette enquête, Hélonia. Bon, Pröll, vous la mettez au parfum. L’homme à l’allure stricte lui sourit.
- Sifakis vous connaît, d’une façon ou d’une autre. Nous partons du principe qu’il connaît votre histoire. Il aime jouer les mentors. Dans votre cas, il aura sans doute une approche paternaliste, au vu de ce qui vous est arrivé. Vous me suivez ?
- Oui, coassa-t-elle en se demandant combien d’autres personnes autour de cette table connaissait ‘son histoire’.
- Il va aussi en appeler à votre esprit scientifique, c’est à peu près certain. Ne le laissez pas prendre l’ascendant sur vous. Comme à la pêche, accordez-lui un peu de mou, et à d’autres moments, soyez sans pitié. Le chat et la souris. Vous comprenez ?
- Oui. Euh non. Je vais aller lui parler ? Je ne sais pas si…
- Hélonia ! clama Amanda. C’est la seule raison de votre présence ici ! Ne me faites pas regretter.”

Pröll continua à lui prodiguer des conseils pendant que Karen s’activait sur sa coiffure. Mais Lonie était partie, elle n’entendait plus rien, elle ne sentait plus rien. Elle connaissait cette sensation, même si elle en avait perdu l’habitude. Mécanisme de fuite, entendit-elle avec la voix de son ancienne psy. Tu parles, Charles. Elle fit un effort conscient pour reprendre le contrôle.

“- D’accord. J’y vais. Mais tout de suite !
- On doit savoir ce que sont ces particules mystérieuses, lâcha Chuck.
- Il nous faut des informations sur son organisation, plaida Zoé.
- Essayez de savoir ce qu’il est advenu de l’enfant”, demanda l’inconnu qui n’avait pas encore prit la parole.

Pratney — enfin, James — l’accompagna. Il essayait de la rassurer. “Je resterais derrière la porte. Vous appelez et je suis là. D’accord ?” Bien sûr qu’il était là. Mais n’empêche : de l’autre côté de la porte. Parce qu’en fin de compte, elle serait seule avec ce type. Avant de se lancer dans l’arène, elle vérifia Angie. Tiens, des textos de Chuck ?

@ Chuck > Lonie, c’était quoi ça ?
@ Chuck > Je suis vraiment déçu si j’ai pu vous faire croire qu’il puisse y avoir quelque chose entre vous et moi…
@ Chuck > J’attends beaucoup plus de vous. Vous avez un esprit brillant et je vous faisais confiance.

Quand avait-il trouvé le temps de les écrire ? En tout cas, le message était clair. Oh et puis, ce n’était pas le moment d’y penser. Elle entra dans la geôle, un peu secouée. Malgré les néons, l’endroit était sombre. Derrière les barreaux, elle devinait la silhouette. Sifakis.

Prison

Il s’avança dans la lumière. Il avait l’air encore plus vieux qu’elle ne l’imaginait. Et même si son regard était las, l’homme ne semblait pas à bout de ressource. Bien en évidence, un étrange médaillon attirait l’attention. D’argent ou d’or blanc, il dessinait un série d’entrelacs presque végétaux. Par les interstices, Lonie devinait des petites formes emprisonnées à l’intérieur — des graines de tournesol ? se demanda-t-elle.

“- Hélonia ! Quelle heureuse surprise ! La voix était claire et chaude.
- Monsieur Sifakis, je ne vois pas ce qui vous surprend : c’est vous qui m’avez mandé…
- Ô le vilain terme. Mais vous n’avez pas tort. La surprise réside ailleurs : en fait, je ne pensais pas que vous arriveriez si vite. Et c’est une heureuse surprise car vous êtes encore plus belle que je ne le pensais. C’est comme de regarder dans le reflet d’un reflet… Cela me donnerait presque le tournis.”

Quelque chose (une petite moue rieuse peut-être, ou le ton flegmatique qui sait) donnait l’impression qu’il prenait tout à la légère. D’un geste machinal, il jouait avec son médaillon, le caressant comme un objet d’art. Lonie avait du mal à voir ce vieil homme comme une menace.

“- Monsieur Sifakis, d’où me connaissez-vous ?
- Appelez-moi Antinoos. Disons que je suis votre carrière de près. Elle est prometteuse, croyez-moi. Et vous, avez-vous suivi la mienne ?
- J’ai bien peur que non. Il y a une semaine j’ignorais votre nom, avoua-t-elle.
- Il y a une semaine beaucoup de gens me croyaient mort. L’important c’est que vous ayez rattrapé votre retard. Alors ? Votre avis ?”

Il semblait vraiment curieux. À quoi s’attendait-il ? À ce qu’elle flatte son ego, sans doute. Le chat et la souris, avait dit Pröll.

“- Eh bien, si je résume : vos travaux sont tombés dans l’oubli ; votre projet de république scientifique était utopique et voué à l’échec ; dorénavant vous êtes vieux ; et présentement vous êtes derrière des barreaux.
- Touché ! C’est ce qu’on appelle un tableau clinique. Oui : nous nous rencontrons trop tard et au mauvais endroit, j’en suis conscient… Mais revenons-en aux utopies. En quoi mon projet était-il voué à l’échec ? demanda-t-il comme s’ils partageaient un thé.
- Eh bien… le monde n’était pas prêt, proposa Lonie en haussant les épaules.
- Le monde n’est jamais prêt. Ni pour les utopies, ni pour les vérités scientifiques. Cela doit-il nous arrêter ? Ce sont les hommes — et les femmes — qui font le monde.”

La discussion prenait un tour philosophique qui, pour intéressant qu’il était, ne faisait pas avancer les questions sur les événements de Kourchatov. Lonie n’y connaissait rien en matière d’interrogatoire, et Sifakis n’était pas un agneau du jour. Laissez-lui du mou, avait dit le psychologue.

“- La politique me dépasse, reconnut la jeune femme. Je préfère m’en tenir aux faits bruts, aux vérités incontournables. À la science, en somme.
- Bien sûr. La société toute entière conspire à vous éloigner de la chose publique. La jeunesse n’a plus l’once d’une conscience politique. Mais prenez une seconde pour y songer : vos aînés préfèrent vous voir plongés dans les réseaux sociaux que dans les affaires du monde. Sinon ils auraient des comptes à rendre.
- Théorie du complot ?
- Non, pire : darwinisme sociétal. Les gouvernements ne sont plus les émanations du peuple, mais les fruits des marchés économiques.
- Je vous ai dit que je n’y entendais rien à la politique…
- Et pourtant ce que je dis vous touche, je le vois. Qui sait ? Tout n’est peut-être pas perdu…”

Oui, elle devait le reconnaître, il était intéressant. Et elle pouvait utiliser cela à son avantage.

“- Et c’est pour mener une Révolution que vous construisez une arme, là-bas, à Kourtchatov ?
- Une arme ? Hélonia, de quoi parlez-vous ?
- Nous avons détecté des particules de très haute énergie. Tout le monde ici pense, sans oser l’avouer, qu’il s’agit d’une arme.
- Je saisis le raisonnement. Mais vous connaissez mon combat. J’ai voulu créer une instance scientifique mondiale pour justement éviter que les États puissent se doter d’armes toujours plus puissantes. J’étais très naïf à l’époque : même dans mes pires cauchemars je n’aurai envisagé que, dans cette course, les États seraient dépassés par les compagnies, les corporations et autres cartels marchands. La nouvelle guerre est celle de l’intelligence artificielle, et vous le savez bien, les États n’y participent même pas. Une poignée de multinationales a commencé à moissonner le peuple via la publicité ciblée, le profilage comportemental. L’humain est devenu un produit… Il soupira avant de revenir vers Lonie. Toute ma vie, je me suis battu contre les armes, et vous croyez que maintenant j’en construis une ?”

Non, bien sûr. Il était sincère quand il évoquait l’engagement de toute sa vie. Amanda n’allait pas le croire, mais Lonie, elle, était déjà convaincue.

“- Admettons que je vous crois... Vous savez : il en faudra plus pour convaincre les autres. Ils sont de nature sceptique.
- Le scepticisme est une qualité. Mais vos amis ne sont pas sceptiques, c’est juste qu’ils sont terrorisés par ce qu’ils ne comprennent pas. À l’exception du petit handicapé. Lui, il est comme vous : le Savoir est votre Saint Graal. Les jumeaux, ça ne les intéresse même pas. La bimbo est curieuse, mais seulement parce qu’à côté de vous, elle se sent idiote. Enfin, la négresse — pardon : l’afro-américaine, comme on dit maintenant — ne voit les scientifiques que comme des outils, à commencer par vous.
- Comment… Comment connaissait-il les membres de l’équipe ? Elle essaya autre chose. Vous avez raison : je suis curieuse, j’aime comprendre. Alors aidez-moi : que sont ces particules ?
- En réalité, ces particules sont un sous-produit inattendu. Je n’avais aucunement l’intention de les générer. J’ignorais même leur existence, pour tout vous dire. Hélonia… Je vous ai fait faire un long chemin — et ce n’est que le début, je le crains — alors ce n’est pas pour vous mentir.”

Ses yeux étaient plantés dans les siens, ses mains continuaient à jouer avec son médaillon. Il n’avait pas l’intention de mentir ? Très bien, cela lui facilitait la tâche.

“- Alors que se passe-t-il au juste à Kourchatov ?
- Le Destin en marche, ma belle enfant. Je ne vous mentirais pas, c’est vrai, mais vous avez un long chemin à parcourir si vous voulez comprendre. Des réponses partielles ne feraient que brouiller votre compréhension, voyez-vous.
- C’est bien pratique… Lonie était un peu déçue. Elle aurait dû s’y attendre. Elle repensa à ce qu’on lui avait dit. Vous pouvez au moins me dire ce qu’il est advenu du garçon !
- Isaac ? L’auriez-vous rencontré ?
- Non… Il a été vu en votre compagnie à l’aéroport.
- Bien sûr ! Il me manque. La vivacité d’esprit des enfants… Encore maintenant, j’en suis impressionné.
- Où est l’enfant, Antinoos ?
- Voyons… Actuellement il est en France, près de Paris. Mais vous vous écartez de l’essentiel. Par exemple, mmm…”

Il recula dans la cellule, en parlant tout bas. Elle entendait à peine ce qu’il marmonnait. Lonie s’approcha pour comprendre. Jamais elle n’aurait pensé qu’il puisse se déplacer aussi vite : il agrippa son col et l’attira vivement à lui. Il lui vint en tête l’image d’un charmeur de serpent. Ou d’un lapin figé par les phares d’une voiture.

“- Hélonia, écoutez bien : ‘Il a semé loin au Nord un arbre qui est la vie’. Vous entendez : ‘Il a semé loin au Nord un arbre qui est la vie’.
- Je… je ne comprends pas.
- Ça viendra. Souvenez-vous de Pi.”

Pratney entra en trombe, rompant le sort.

“- Alice, je crois que l’heure des visites est terminé, lui glissa Sifakis à l’oreille en la relâchant.
- Mais qui êtes vous ?
- Vous avez raison mes travaux sont tombés dans l’oubli, mais vous devriez pouvoir retrouver ma thèse sur le mythe d’Astérion. Adieu, ma belle… Je ne pense pas qu’on se reverra.
- Vous ne croyez quand même pas que vous allez vous échapper ?
- Hélonia, soupira-t-il. Vos amis ne me laisseront jamais partir. L’ONU n’est pas une Nation. Elle n’a pas le droit de retenir les citoyens. Sur quels chefs d’accusation suis-je retenu ici, d’ailleurs ?”

James la fit sortir tout en jetant un regard courroucé à Sifakis. Il la ramena, sans un mot, jusqu’à la salle de conférence. Là-bas, les visages étaient graves. Pröll fut le premier à prendre la parole. À l’écouter, l’homme était un maître manipulateur de la pire espèce, sournois et retors. Mais pour Lonie, tout ce discours sonnait creux. Non, Sifakis n’avait pas essayé de la manipuler : c’était juste un homme emprisonné qui essayait, malgré tout, de faire vivre son utopie. Un illuminé, peut-être… mais pas un gourou, ni un dictateur. Pourquoi ne le voyaient-ils pas ? Parce qu’ils étaient terrifiés, voilà pourquoi. Sa quête de la Vérité avait-elle immunisé Lonie ?

“- Il connaît la composition de l’Unité, remarqua gravement Zoé.
- C’est quoi les graines dans son médaillon ? voulu savoir Lonie.
- À priori : des pépins de pomme, au nombre de 26. Qu’est-ce qu’il t’a dit à l’oreille ? demanda Chuck.
- Une histoire d’arbre de vie qui pousse au Nord. Je n’ai rien compris. Ça n’avait aucun sens. Mais il a posé une question qui elle avait du sens : sur quel base légale est-ce qu’on le retient ?
- Tant qu’on ignore le sort de l’enfant : pour kidnapping, expliqua Amanda.
- Mais l’ONU est habilitée à traiter les kidnappings ?”

Personne ne daigna répondre à sa question. Logique. Elle n’avait rien à attendre de leur part. Sifakis avait dit ‘souvenez-vous de Pi’. Pas ‘pensez à Pi’, ni ‘réfléchissez à Pi’. C’était un indice. Qui servait à quoi ? À comprendre le sens de l’autre phrase : ‘il a semé loin au Nord un arbre qui est la vie’. Elle n’était guère plus avancée, mais elle savait qu’il y avait quelque chose à creuser. Sifakis lui avait offert un lapin blanc. À elle de s’enfoncer dans le terrier.