Pour Lonie, les trois jours qui suivirent furent parmi les plus déroutants de sa vie. Le souvenir qu’elle en gardait ressemblait à un miroir brisé en un millier de fragment : dans chacun des innombrables morceaux, elle questionnait Dmitry sur le Ka et sur ses plans. Parfois il lui offrait une réponse, le plus souvent il la poussait à chercher par elle-même. Et la même scène recommençait sans fin. Elle souvenait avoir jeûné tout du long, mais elle avait dû boire. Elle ne se rappelait pas avoir dormi, mais il y avait des trous dans sa chronologie. Dmitry, lui, n’avait pas dormi. De ça elle était certaine.
“- Pourquoi vous avez besoin d’ordinateurs pendant vos séances ?
- Pour piloter la lumière et le son, pour guider la transe.
- Juste pour ça ?
- Non, pour d’autres choses aussi.”
Est-ce qu’elle avait consommé une drogue ? Non, elle ne le pensait pas, et pourtant ces 72 heures avaient une structure… éclatée. Était-elle en transe ?
“- C’est Opekun ?
- C’est Opekun.”
Lui ne quittait pas son ordi. Il lui répondait — ou pas. Mais il bossait sans discontinuer sur son ordinateur.
“- C’est vraiment toi qui a développé Opekun ?
- Pourquoi ?”
Elle avait relu les biographies. Dmitry avait beaucoup voyagé. Mais peu de temps après que son père adoptif soit tombé malade, il s’était assagi. À l’époque, il avait dit que c’est là qu’il avait conçu Opekun. Pour assister son père.
“- Est-ce qu’on pourrait numériser la conscience d’une personne ?
- Pour quoi faire ?
- Pour créer une Intelligence Artificielle. Ou disons Plus qu’Artificielle.
- Oui, c’est faisable.”
Opekun ! C’était plus qu’un programme. C’est pour ça que Chuck n’avait pas réussi à pirater Opekun. Bien plus qu’un programme.
“- Dans quel but ?
- Pour pouvoir passer à l’étape suivante.
- Laquelle ?
- Cherche et trouve !”
Transférer une conscience d’un corps à un ordinateur… Que pouvait-il y avoir après ça ?
“- Transférer une conscience d’un corps à un autre ?!
- Oui, c’est la Kommunion.
- Mais à quoi sert Opekun dans tout ça ?
- Dis-le moi.”
Ginger avait dit que leur mentor était revenu des morts. La biographie disait que Dmitry avait changé, qu’il était passé du statut de fêtard à celui d’informaticien chef d’entreprise en quelques semaines.
“- Tu as essayé la Kommunion sur toi !
- Oui.
- Tu es Sifakis !
- Oui. Et aussi Dmitry.”
Il ne dormait pas. Ni en Égypte, ni dans le Trans-Sibérien Express, ni maintenant. Elle ne l’avait jamais vu dormir. Dommage, elle s’était mollement dit qu’elle contacterait l’Unité quand il s’endormirait.
“- Dans quel but ?
- Je t’écoute.
- Pour mettre en place ton utopie scientifique ?”
Tout était trop fou. Est-ce qu’elle aurait pu rêver tout ça ?
“- Tu as fait semblant de m’aimer ? Pour infiltrer l’Unité ?
- Non.
- Pourquoi, alors ?”
Le jeûne. C’est sans doute le jeûne qui modifiait ses perceptions.
“- Vous avez tué tous ses SDF.
- Techniquement, c’est toi. Et tes amis.
- Et l’enfant !?
- Isaac, oui. Mais l’Arbre a sauvé des centaines d’Isaac.”
Elle se souvenait de l’Arbre. Elle se souvenait des enfants. Et du message : qu’avez-vous fait de bien dans ce monde.
“- Aucun gouvernement ne laissera ta République Scientifique s’implanter sur son territoire.
- Je sais.
- Ta République sera chassée, où qu’elle se trouve sur Terre.
- C’est certain. Donc ?”
Elle ne comprenait pas comment il pouvait être Sifakis et Dmitry. Cela semblait dépasser même le concept d’impossible.
“- Qui a tué Sifakis ?
- Lui-même.
- Pourquoi ?
- Pour vous faire perdre du temps.”
Et ils avaient réussi. Mais leur plan échouerait. Aucun endroit sur Terre ne les accueillerait.
“- Vous… vous avez noyauté le projet Colony !
- Oui.
- Combien ?
- Tous les douze.”
Si Dmitry était Sifakis mais que Sifakis était mort, alors qui avait dessiné la fresque de la Nouvelle-Orléans ? Pas Dmitry, il était dans le Trans-Sibérien avec elle.
“- Pourquoi moi ?
- Voilà la bonne question !
- Pourquoi ?
- J’aimerais moi aussi le savoir. Dors maintenant. Nous sommes presque prêts.”
À son réveil, le monde avait repris des formes mieux définis. Quelqu’un avait glissé un sucre sous sa langue. Elle se sentait vaguement nauséeuse, mais elle tenait sur ses jambes. Dmitry l’accueillit avec un sourire.
“- C’est un grand jour pour toi ! lança-t-il, plein d’énergie.
- Ah oui ?
- Oui ! Celui où tu changes ton destin. Je t’envie. On se retrouve tout à l’heure.”
Il déposa un baiser sur ses lèvres, et disparut dans un souffle. Il venait de la laisser seule ? Non… Elle reconnut la femme, elle l’avait croisée une éternité plus tôt à Novossibirk. Anaïssa, sa garde du corps. Si Lonie n’était pas prisonnière, cela y ressemblait tout de même. Elle tenta de discuter avec la porte-flingue, mais c’était peine perdue. Il y avait plusieurs robes sur le lit. Elle s’habilla d’une robe bleu-nuit. Elle n’était pas très habituée à porter des robes, mais elle sentit que celle-ci, loin d’être frivole, rehaussait sa stature. Cela lui donnait des airs de révérende mère. Anaïssa lui fit signe de la suivre. Elle se laissa guider, à peine distraite par le pistolet que la garde du corps avait glissé dans un holster.
Dehors, le jour peinait à se lever. À voir les nuages qui s’accumulaient à l’Ouest, le jour allait perdre. Personne n’était dupe : une tempête arrivait et chacun s’y préparait de son mieux. La voiture de Dmitry attendait Anaïssa et Lonie. La jeune femme en avait fini des questions. De toute façon, personne ne lui répondrait. Elle était fatigué. Et aussi un peu exaltée. Elle se cala dans le fauteuil, et essaya de libérer son esprit. Elle ne voulait pas changer de destin. Le sien lui allait très bien. Elle pensa au petit Jonas. Bien sûr, elle aurait aimé que son père soit là aussi. Avoir ces deux-là réunis, ah bien sûr, cela aurait été extraordinaire…
La voiture entra sur le parking d’un centre de conférence. C’était loin d’être plein, mais il y avait quand même des dizaines de voitures stationnées là. Et vers l’arrière du bâtiment, plusieurs gros camions. La pluie tombait drue maintenant, et Lonie avançait courbée. Quand les portes s’ouvrirent, elle eut un instant de frayeur. C’est un Korvide qui assurait la sécurité des lieux. Impossible d’imaginer un vigile plus dissuasif. Une variante de la fresque que Lonie connaissait bien occupait toute l’entrée. Et derrière, on devinait les basses d’une musique forte… un peu comme devant les portes d’une discothèque. La garde du corps semblait dans son élément. Est-ce qu’elle avait été droguée ? Elle avait l’impression que son esprit était engourdi.
La garde du corps la mena jusqu’à un bureau. Anaïssa n’était pas bavarde, assurément, mais ça allait au-delà de ça : elle semblait perdue dans ses pensées. Même ainsi elle était trop dangereuse pour tenter quoi que ce soit. Et dans quel but ? Lonie n’avait pas le moindre plan… Quelque part, la tempête qui faisait rage à l’extérieur essayait peut-être juste de la faire bouger. Prendre parti. Entre ces illuminés et l’unité. Entre Chuck et Dmitry. Le Russe entra dans le bureau, en coup de vent.
“- C’est l’heure du choix, clama-t-il. Je te connais, tu doutes encore. Je comprends. Je te donne l’opportunité de changer de camp.
- Ou de mourir…
- Non !… Mes sentiments sont sincères, Hélonia : je ne te ferais jamais de mal. Si tu ne veux pas nous rejoindre, je t’offrirais un autre destin, celui dont tu rêves. Et nos chemins se sépareront à jamais.
- C’est… Tu vas me laver le cerveau ?
- C’est autre chose. De plus grand. Tu vas le voir. Très bientôt… Anaïssa ! Équipe-la puis envoie-la moi dans cinq minutes. Ensuite, ça sera à toi de te préparer. D’une autre façon, toi aussi tu vas changer de destin.
- C’est un honneur !” répondit la garde du corps, mais elle manquait d’assurance.
Dmitry était reparti sans se retourner. De quoi parlait-il ? Quelque chose de plus grand… Elle sentait bien qu’elle aurait dû être terrifiée, mais rien. En fait, Anaïssa semblait plus effrayée qu’elle. Quel plan avait-il pour elle ? Lonie profita de son trouble pour la questionner. Mais sans plus de succès.
“- Tu vas subir leur Kommunion, c’est ça ??…
- Tu utilises des mots dont tu ignores le sens.
- Je suis désolée. Pour toi, je veux dire. Ils peuvent appeler ça comme ils veulent, c’est juste un lavage de cerveau.
- C’est tellement plus. C’est une fusion des esprits. Tu as vu Dmitry. Tu ne peux pas nier qu’il est aussi Sifakis !
- D’accord. D’accord, tu as raison. Mais je connais l’histoire de Dmitry. Après la Kommunion, il est devenu Sifakis. Mais celui qu’il était avant a disparu. Si tu les laisses te faire ça, ton esprit va disparaître, remplacé par un autre. Tu vas mourir !”
D’un mouvement de tête, la garde du corps rejeta les idées subversives de Lonie. Elle lui tendit un casque de réalité partagée. La jeune femme obtempéra et s’en coiffa. Lonie aurait aimé être plus persuasive. Elle aurait voulu sauver la garde du corps. Même contre elle-même. Il y avait eu trop de morts. Y compris des enfants. Elle ne voulait pas qu’on fasse de son filleul Jonas un autre Isaac ! C’était décidé. À son grand étonnement, elle se rendit compte qu’elle avait fait son choix : elle n’allait pas changer de camp, après tout. Ni de destin. Elle allait les faire tomber. Comme si une digue avait rompu, son cerveau l’inonda d’idées. Son plan, enfin son ébauche de plan, se mettait en place. Trop peu et trop tard, mais c’était mieux que rien. Enfin, elle l’espérait.
“- Tu es pas causante, hein. J’avais un ami comme toi. Comment on l’appelait déjà ?… Angie Silence.”
Elle avait appuyé ces derniers mots, dans l’espoir que l’assistant numérique les prennent pour une commande à son intention.
“- De ses vrais noms : Angie Averty Lennart.”
Elle priait pour que l’assistant numérique comprenne autre chose. Quelque chose comme : “Angie ! Avertis Lennart.” En tout cas, le téléphone ne broncha pas. Peut-être parce qu’il n’avait rien compris. Et si ça marchait ? Elle lançait juste une bouteille à la mer. À Chuck d’en faire bonne usage. Mais dans le meilleur des cas, il leur faudrait des heures pour arriver. Anaïssa en tout cas ne semblait pas avoir remarqué son manège. Elle lui tendit des écouteurs sans fil à réduction de bruit. Quand l’appareillage s’activa, Lonie fut plongé dans le silence et la nuit. Mais le néant ne dura qu’un instant.
“- Tu me vois ? Tu m’entends ? demanda la garde du corps.
- Oui… Ça ne marche pas ?
- Si, au contraire ça marche parfaitement.”
Lonie était perplexe. Cet équipement était prévu pour la plonger dans un monde virtuel. Anaïssa l’entraîna vers l’intérieur du centre de conférence. En approchant de l’amphi principal, La jeune femme sentait les décibels qui lui traversaient le corps. Mais ?! Elle n’entendait plus le bruit de basse… Les écouteurs servaient donc à filtrer la musique. Et le casque ? Un nouveau Korvide les fit entrer dans l’ampli. Voilà, elle y était. Kourtchatov, la Nouvelle Orléans… Elle s’était demandée un million de fois ce qu’il s’y était passé. Cette fois, elle était aux premières loges. Et là, franchement… elle ne savait pas si elle devait avoir peur ou trouver ça ridicule. L’amphi était plein et, à l’exception de ceux sur l’estrade, tout le monde était en transe. La lumière était… bizarre. Plusieurs rampes de spots avaient été installées pour éclairer la scène. Lonie comprit alors à quoi servait le casque : comme pour la musique, le casque servait à faire disparaître en temps réel les jeux de lumière. Elle sentait pourtant ses tripes vibrer, et sa peau cuire. Mais ses yeux et ses oreilles étaient protégés.
“- Hélonia ! Nous arrivons à l’heure de vérité, lança Dmitry en la prenant par le bras. Je suis si excité, si tu savais !
- Je dois reconnaître que je suis curieuse. Avec quel équipement générez-vous les particules ?
- Tu as raison : il est temps. Opekun, augmente la phase ! Tu vas voir Hélonia, tu vas voir. Nous l’avons découvert à Kourtchatov. Si ils dirigent tous leur Ka en un seul point… Mais regarde.”
Et elle ne voyait rien. Rien de particulier. Juste deux cents déséquilibrés en train de vaciller sur eux, emprisonnés dans un son et lumière qu’elle devinait à peine. Sur l’estrade, en plus d’elle et de Dmitry, il y avait Anaïssa et un autre type. Elle avait déjà vu son visage sur le grand écran de la Théière. Au niveau de la boutonnière de son costume, elle avait cru voir… un bref instant, elle avait eu l’impression…
“- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
- L’orbe est en train d’émerger. Ne t’approche pas, il n’est pas stable.”
Lonie essaya tout de même de se décaler pour mieux voir de quoi il s’agissait. Elle n’avait pas de mot pour pouvoir le décrire. Elle avançait par analogie. Pour elle, il s’agissait avant tout d’une illusion d’optique. Une perturbation localisée de la lumière. Un peu comme ces ondulations au-dessus d’un métal surchauffé. Sauf que là, c’était sphérique. Si on ne la regardait pas en face, l’anomalie semblait disparaître. En se basant sur la hauteur du pupitre tout proche, Lonie estima que l’orbe se situait environ à un mètre de haut. Elle allait faire un pas en avant quand elle vit une partie du pupitre se craqueler. Le plastique cloquait, comme sous l’effet de la chaleur. Et le bois en-dessous se fendillait. Le phénomène s’accéléra et au bout de quelques instants, un morceau du pupitre tomba en poussière — littéralement. Ce qu’il en restait ne semblait pas avoir touché par les mêmes effets. Une sphère ! Il y avait une sphère d’influence autour de l’orbe et ce qui se trouvait à l’intérieur en subissait les effets. C’est de là que venaient les particules, elle n’avait pas le moindre doute. L’anomalie se mit à pulser rapidement, puis commença à… imploser. Le casque de Lonie n’arrivait plus à suivre les changements de luminosité. Elle le jeta. Quand l’orbe arriva à sa taille critique, une onde d’énergie en sortit, traversant tout. À sa grande surprise, Lonie était toujours en vie. Et — en apparence du moins — normale. À la place de l’orbe, il ne restait qu’une petite sphère noire, de la taille d’une pièce. Des… lignes de fracture en sortaient, en tournoyant, pour disparaître et réapparaître à nouveau.
“- Sanford, vérifiez !
- Oui, Monsieur Sifakis.”
Le type s’approcha, malgré une indicible crainte. Lonie se souvint de lui. Zoé l’avait approché. Oui, le type avec une prothèse. Elle regarda de nouveau le pupitre… Elle pourrait expliquer à l’Unité comment il avait perdu son bras. Il avançait millimètre par millimètre, et elle se rendit compte qu’elle retenait son souffle. Il était entré dans la zone délimitée par le pupitre, mais il ne semblait pas ressentir les effets. C’était indéniable : le type avait un sacré courage. Sa main était à moins de dix centimètres de la sphère noire quand Dmitry l’arrêta.
“- C’est bon, c’est stable. Beau boulot, Sanford.
- On dirait oui, souffla le type en reprenant sa place, soulagé.
- Bien. À mon tour, maintenant ! Sanford, préparez Anaïssa. Je superviserai la Kommunion à mon retour. Quant à toi, Hélonia, si tu veux des réponses, il va falloir me suivre.
- Te suivre où ?”
Mais le russe ne répondit pas. Il s’avança droit vers le phénomène, et avant que Lonie n’ait eu le temps de crier, il se saisit de la sphère. À l’endroit où les lignes de fracture le touchait, on aurait dit que son corps se… repliait. Et, à la façon d’un origami, en moins de deux secondes il avait disparu, happé par la sphère. La jeune femme ne comprenait pas ce qu’elle venait de voir, et les deux autres semblaient aussi impressionnée qu’elle. Un pont Einstein-Rosen ? Elle venait de voir un être humain traverser un trou de ver, si tant est que cela soit possible. Elle essayait d’assembler les différentes parties du puzzle. C’était une explication valable pour expliquer les particules mystérieuses : ce passage menait à une partie de l’Univers où les conditions locales les rendaient plus courantes. Et Dmitry s’y était jeté sans la moindre crainte. Avait-il survécu ? C’était hautement improbable. Toutes les théories un peu sérieuses s’accordaient à dire qu’une censure topologique empêcherait le franchissement d’un tel pont… D’un autre côté, aucune théorie n’envisageait que le passage puisse se maintenir plus de 10-43 seconde. Et là, on devait arriver à la minute. Étrangement, elle pensa au monde virtuel où Chuck l’avait amené, à la peur qu’elle avait connue avant de se jeter dans le vide. Dmitry semblait si certain de revenir, ce n’était pas juste de la bravade. Il en avait l’intime conviction. Il disposait forcément d’informations qu’elle ignorait. Elle se rendit compte qu’elle était maintenant à moins d’un mètre de la sphère. Ainsi, en dépit de tout sens commun, elle avait pris sa décision.
Les abords étaient froids, la différence était notable. Était-ce un effet de la sphère ? Ou bien un échange de chaleur avec “l’autre côté” ? Elle avança encore. À cette distance, elle voyait mieux les lignes de fractures. Beaucoup plus colorées qu’elle ne l’avait cru. Il restait encore un pas à franchir. Dieu ce qu’elle aurait aimé être plus courageuse. Parce qu’en vérité, elle était terrifiée. C’était de la pure folie. Elle se basait sur la conviction d’un homme qu’en fin de compte elle connaissait bien mal. Il y a encore trois jours, elle lui accordait sa confiance, incapable de croire qu’il était le cerveau d’une organisation criminelle. Elle était consciente que c’était sa peur qui parlait à sa place, mais elle n’eut aucune honte à l’écouter. Elle chercha à retirer sa main.
L’instant d’après, elle n’était plus que douleur. Il n’y avait plus rien d’autre que la douleur. Rien que cela. Pas de conscience, pas de pensées. Juste cela. Et cela ne semblait pas prêt de s’arrêter. Lonie en tant que telle n’était plus. Elle se rattrapa tout de même au fait que cela durait et donc qu’elle avait une vague notion du temps. Lonie n’était plus. D’ailleurs elle ne sentait plus son corps. Mais dans ce cas, d’où venait la douleur ? Elle était bien en peine de le dire. Et sans corps, elle ne pouvait pas voir non plus les lumières qui brillaient, là bas, au loin. Aussitôt elle fut projetée en direction de ces étincelles distantes. Les points se transformèrent en images, et elle fut bientôt submergée de couleurs. Lonie n’était jamais tombée dans un escalier, mais elle était persuadée que cela devait ressembler à cela : l’impression de chute, la douleur, et des images en tout sens et au défilement trop rapide pour les analyser. Il fallait une certaine volonté pour faire abstraction de cette avalanche de visions. Cela ne fut pas simple, mais elle commença a récupérer des bribes d’information. Pour commencer qui elle était. Il fallait faire la part du vrai et du faux, entre ce qu’elle savait et ce que les images instillaient en elle, de façon subliminale. À chaque souvenir, à chaque bribe d’informations, elle redécouvrait qui elle était. Le bon et le moins bon, le joyeux et le triste.
“- Et maintenant ? s'interrogea-t-elle.
- Maintenant, tu es libre de reforger ton destin, sembla lui répondre une de ses pensées.
- Tu parles… On dirait un slogan de Dmitry !
- Mais parce que c’est moi, s’entendit-elle penser.
- Ben voyons. À moins que…”
À moins, bien sûr, qu’elle entende les pensées de Dmitry et qu’elle ne sache pas les différencier des siennes. Ça serait désastreux… Il ne fallait pas qu’il se rende compte qu’elle avait… Oh, elle devait aussi éviter de penser à ça. Elle envisagea de faire le vide dans son esprit, mais il lui parut beaucoup plus simple de se laisser parasiter par des pensées futiles.
“- On est où, là ? demanda-t-elle.
- Je l’ignore. Quelque part hors de l’espace et du temps, je dirais.
- D’une façon ou d’une autre, le temps a court ici aussi. Notre discussion suit une progression logique, une chronologie. Le temps existe donc.
- C’est juste : pas tout à fait hors du temps, donc. Mais cela ne change pas grand chose.
- Pourquoi m’avoir fait venir ici ?
- Pour que tu choisisses ton destin, Hélonia. Mais plus prosaïquement, je ne n’étais pas près à explorer ce ‘lieu’ sans toi.
- La belle affaire… On fait quoi du coup ?
- Si c’est comme pour moi, tu as dû voir ou revoir ta vie défiler devant toi, non ? Si tu le pouvais tu changerais quoi ?”
Lonie pensait l’ignorer — après tout, sa vie lui convenait comme ça, en particulier depuis l’arrivée de petit-Jonas — mais le flot d’images commença à se tarir. Ce qu’elle voyait n’avait pas plus de sens… Encore que… La gravité, toutefois, la rattrapa, et elle n’eut plus le temps d’analyser quoi que ce soit ! Cette fois-ci, elle tombait pour de vrai. Cela voulait-il dire qu’elle avait de nouveau un corps ? Oui, probablement. L’air dans ses poumons était gelé. Les images avaient totalement disparu, remplacées par l’obscurité totale. Enfin, pas totale non. Ses sens lui revenaient, son odorat entre autre. Et elle n’aimait pas ce qu’elle sentait. Pas une mauvaise odeur, non… Plutôt une odeur qu’elle avait appris à détester.
“- Et maintenant, on est où ? Sa voix ressemblait à un grincement de porte.
- De retour dans notre monde. C’est tout ce que je sais pour l’instant. Je sens le froid derrière nous… C’est le portail.”
Ses yeux s’habituaient à l’obscurité. Ils se trouvaient dans une demeure. La diode rougeâtre d’une télé en veille se reflétait deci delà sur des surfaces réfléchissantes. Un coin de la pièce en particulier semblait diffracter l’essentiel de la lumière. Tout semblait dessiner un endroit agréable, confortable. Lonie était plus mal à l’aise que jamais. Confusément, elle reconnaissait ce lieu. À commencer par la chaleur du parquet sous ses mains. À sa gauche, si elle ne se trompait pas, il y aurait des reflets. Ceux de l’insert. Dmitry s’était trompé : elle ne voulait pas venir ici, bien au contraire, elle passait son temps — et en particulier ses cauchemars — à fuir cette maison. Comment pouvait-elle se retrouver justement ici ?
“- Chez mes parents… Nous sommes chez mes parents.
- Quand ? voulut savoir Dmitry.
- Je… je ne comprends pas.
- Là-bas, c’est un sapin, non ?”
À regret, Lonie se focalisa sur le coin où la lumière se concentrait. Les boules, pensa-t-elle. Et l’odeur détestable de la résine. Oui, il s’agissait bien de cela. S’il y avait quelque chose de pire que cette maison, c’était cette maison à Noël. Si ses ongles n’avaient pas été rongés, elle se serait déchirée la peau. Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ?
“- Mon père, Jonas… Il est mort, il y a sept ans, le 24 décembre.
- Et c’est à cet endroit dans l’espace et le temps que tu nous as ramené ?
- Il n’y a pas moyen que cela puisse être vrai.
- Si c’est impossible, alors qui a réalisé ma fresque à la Nouvelle-Orléans ?
- Pas toi, en tout cas : tu as passé ton temps avec moi.
- Et pourtant c’est moi ! Je viens tout juste de le faire. Le portail m’a amené là-bas. Regarde la peinture sur mes mains.”
Dans la pénombre, Lonie ne discernait pas la couleur bleue. Mais il n’avait pas l’air de lui mentir. Sa raison à elle était sur le point de s’effondrer.
“- Et aussi, continua-t-il, pourquoi j’ai posé le petit alien sur ton sac ?
- Pour m’espionner, pour avoir accès aux informations de l’Unité.
- Je voulais savoir qui tu étais, oui. Pas t’espionner. Je ne connaissais même pas l’Unité.
- Pourquoi, dans ce cas ?
- À Kourtchatov, quand on a ouvert le premier portail, personne n’a osé l’explorer. Mais nous avons eu une vision. De toi et moi. Sous la statue de ton campus. C’est pour ça que je suis parti à ta recherche.”
Il parlait d’une sorte de prophétie auto-réalisatrice ? Parce qu’il l’avait vue dans une vision, il l’avait cherchée. Et une fois qu’il l’avait trouvée, le baiser en question avait pu avoir lieu. Le serpent qui se mordait la queue. Dans un vocabulaire plus rationnel : une boucle causale. Ce concept à lui seul était suffisant pour invalider tout le discours de Dmitry. Et pourtant, il était intelligent et il croyait fermement à ce qu’il disait. Pouvait-il y avoir un fond de vérité ?
“- Les particules mystérieuses seraient… des tachyons ? Zoé avait raison ?
- Ce n’est pas mon domaine de compétence, mais oui, je le pense. La bonne question, c’est : pourquoi tu nous as ramené ici ?
- On ne peut pas changer le passé !
- Si ! Et je l’ai fait. Je viens juste de le faire à la Nouvelle-Orléans. Fais-moi confiance. Je ne te mentirais pas.
- Même si c’est possible… Je ne crois pas qu’on en ait le droit.
- Et pourquoi non ? Qui va nous en empêcher ?
- Si je change le passé, le futur — enfin notre présent — en sera altéré. Il est probable qu’on ne se rencontre pas.
- Je sais cela, Hélonia. Soit tu me rejoins, soit tu changes ton destin. C’est la promesse que je t’ai fait. Maintenant : pourquoi ici ?”
Parmi ses nombreux cauchemars, il y avait aussi quelques rêves où elle prenait en main les rênes de la situation, et où elle… où elle sauvait son père. Était-ce pour ça qu’elle était ici ? Et si elle le faisait, quelles en seraient les conséquences ? Pour elle, pour le petit-Jonas, pour tout le monde…
“- D’accord, on va essayer ! Il y a sept ans, la veille de Noël, ma mère est partie prendre sa garde un peu avant quatre heures du matin. Moins d’une demi-heure plus part, un ou plusieurs hommes sont entrés — vont entrer — ici. Probablement des cambrioleurs, peut-être des junkies, on n’a jamais su. Ils ont forcé la porte. Mon… mon père les a surpris. Ils lui ont tiré dessus. Ici, en bas de l’escalier.
- Je comprends. Et toi, où étais-tu ?
- Avant de descendre, il m’a réveillée et il m’a cachée dans une armoire, dans le dressing. J’ai entendu le coup de feu. Parfois, j’ai l’impression d’être toujours enfermée dans l’armoire.
- Nous allons les arrêter, Hélonia.
- Et comment ?
- Ce sont des meurtriers, ou en tout cas ils vont le devenir. Nous ne devons avoir aucune pitié. Il lui montra les chromes d’une arme de poing. Tu veux le faire ? Sinon je m’en chargerais.”
Bon sang, elle était en train de planifier la mort d’hommes dont elle ignorait tout — si ce n’est qu’ils avaient tué son père. Ces derniers temps, elle avait pris conscience qu’elle était bien plus forte qu’elle ne l’imaginait. Mais ça !? Bien sûr, elle s’était attaquée à des Korvides. Mais seulement parce qu’ils représentaient un danger immédiat pour ses amis. Là, ça serait différent. Kourtchatov, l’Arbre, la Nouvelle-Orléans. La Nouvelle-Orléans ? Un doute s’insinua en elle… Il avait parlé de la fresque. Il venait de la peindre. Mais si c’était vraiment le cas…
“- Dmitry… Je ne crois pas que…”
Même si sa mère avait préféré déménager après le drame, sept ans plus tard, Lonie connaissait encore cette maison par coeur. Le moindre de ses grincements. Et ce craquement en particulier, il venait de la troisième marche de l’escalier. Quelqu’un était en train de descendre. Lonie se jeta sur Dmitry pour lui arracher l’arme. Elle se battait avec toute l’énergie dont elle était capable : elle avait compris comment les choses allaient se passer… Oh, elle croyait Dmitry, mais elle se souvenait des événements dont il parlait. Ce qui semblait dire… bon sang, il résistait… ce qui semblait dire que la ligne temporelle était unique. Elle tenta de lui envoyer son genou dans le bas ventre, avec un succès mitigé. Son observation impliquait que le passé n’était pas modifiable. Ou pire : qu’ils étaient entrain de créer le passé. Le coup partit. Quelqu’un s’écroula.
Elle lâcha l’informaticien. Moyen courant, moitié dérapant, elle s’approcha du corps allongé. Tout était terriblement clair dans sa tête. Ni des cambrioleurs, ni des junkies. Depuis toujours, elle et Dmitry étaient les meurtriers de son père.
“- Papa ?!
- Ma… petite… étoile, articula-t-il le souffle court. C’est toi, Lonie ?… Va te cacher, vite…
- Tout va bien, papa. Tu es blessé, mais je reste avec toi.
- Je te vois mal… Tu as grandi… Comment…
- Je suis si désolée si tu savais. Maman va arriver, elle va te soigner.
- Tu es un… fantôme… de Noël ?
- Non, c’est bien moi.
- Tu es… le fantôme… des Noëls… à venir… Je suis… si fier… de toi. ”
Il s’éteignit doucement dans ses bras. Sans heurt et sans cri. Peut-être même sans se rendre compte de ce qu’il lui arrivait vraiment. Lonie, elle, ne le savait que trop bien. Des années durant elle s’était demandée ce qui s’était passé, et ce qu’il serait advenu si elle avait eu le courage de sortir de sa cachette, dans le dressing. Maintenant, elle le savait. Et cela ne l’apaisait pas du tout. Bien au contraire. Elle le veilla encore un moment, consciente qu’elle devait partir. Les secours ne tarderaient pas à arriver. La petite Lonie, elle, resterait cachée jusqu’à l’arrivée de sa maman.
La rage bouillonnait en elle. Elle avait le sang de son père, sur les mains. Littéralement. Son regard embrassa la pièce. Elle récupéra l’arme, échouée près de la table basse. Dmitry se tenait au fond de la pièce. En s’approchant, elle sentit le froid. Le portail était toujours là. Elle pointa le canon vers le sternum de l’informaticien.
“- Donne moi juste une raison de pas te tuer !
- D’accord, je me suis trompé : le passé ne peut pas être changé. Mais ça veut aussi dire que tu ne vas pas me tuer, en tout cas pas ici !”
Cet idiot avait raison. Ce qui lui donnait d’autant plus envie de presser la détente. Elle allait lui prouver dans une seconde qu’elle avait tout son libre arbitre. D’ailleurs, elle s’était préparée à tirer sur quelqu’un ce soir. Pourquoi pas lui ? Il le méritait amplement. Et elle avait le pouvoir de l’arrêter. Ici et maintenant…
À bien y réfléchir, elle l’avait déjà stoppé. L’Unité le mettrait derrière les barreaux, et il ne nuirait plus jamais. Elle l’empoigna par le col et ensemble ils traversèrent le portail.
L’autre côté du miroir ressemblait à une version alternative de l’amphi d’où elle était partie. Des hommes en armes avaient investi le périmètre. Une Amanda, totalement débraillée pointait un revolver massif dans leur direction, et derrière elle une Zoé couverte de sang semblait porter un enfant dans ses bras. De la fumée s’insinuait sous les portes. Lonie poussa encore un peu Dmitry et ils passèrent totalement le seuil. Ainsi donc, c’était bien la réalité. Le corps de Sanford était étalé au milieu des marches. Anaïssa, la garde du corps, était allongée sur un bureau, comme offerte en sacrifice. Lonie croisa le regard d’Amanda. Totalement terrifiée. Si elle venait de les voir sortir du portail, cela pouvait se comprendre. Mais comment pouvaient-ils être arrivés aussi vite ?
“- C’est Lennart… Il est…”
Zoé s’avança, le visage déformé par une expression bestiale. Non, ce n’était pas un enfant qu’elle tenait dans ses bras…
“- Il est en train de mourir, il a voulu te ressembler, Lonie, être un héros, tout ça c’est à cause de toi !
- D’accord ! Vite : pose-le à côté de la garde du corps. Et toi, Dmitry, si tu veux vivre, tu as intérêt à ce que cette histoire de Kommunion, ça ne soit pas que des conneries.”