“Alors ?! Qu’est-ce que t’attends ? Dis oui !
- Oui… Bien sûr que oui !! explosa Lonie. Étrangement, elle eu une pensée pour Chuck. Elle la repoussa pour rester dans l’instant présent. C’est juste que… wahou… je suis toute émotionnée, en fait.”

Ils étaient tout sourire. Mais eux aussi, ils avaient les yeux brillants. Tout particulièrement Stan.

“Maman est au courant ? demanda Lonie.
- Non, tu es la première. Et franchement, si tu n’étais pas venue ce soir, tu serais passée direct en seconde place. Tu as eu du bol sur ce coup-là !
- Ne l’écoute pas, tempéra Sabine. Il dit ça mais il tenait absolument à ce que tu sois la première informée. Même si, au juste, il faudrait évoquer : notre gynéco, l’échographe, l’analyste médicale et peut-être encore un ou deux autres. Mais tu es la première qui compte, ça c’est sûr !
- Alors, reprit Stan, ça fait quoi de devenir tata et marraine ?”

Lonie observa l’hologramme qui tournait au-dessus de la table basse. Lové sur lui-même, le petit être qui allait devenir son neveu ou sa nièce semblait dormir d’un sommeil inaccessible aux adultes. Il avait une conscience à construire. Vaste chantier ! Elle comprit soudain comment Chuck avait réussi à s’immiscer dans ses pensées. Quand elle s’était engagée à trouver le point d’origine (si il existait), Chuck avait développé son idée des PNR, les Points de Non Retour. Selon lui, il y avait des moments remarquables dans la vie, des moments où il y avait manifestement un ‘avant’ et un ‘après’. L’arrivée de ce petit être (et le fait d’en devenir la marraine) collait parfaitement à cette définition. Mais bien sûr, elle ne pouvait pas leur parler de Chuck.

“- Tu vas dire que je surjoue, mais franchement, je suis très fière, et très heureuse ! Pour vous, comme pour moi…
- Ma pauvre : tu surjoues. Tu m’aurais dit que ça ne te faisait ni chaud ni froid, tout en pleurant toutes les larmes de ton corps, là je t’aurais trouvé à peu près crédible !
- Bah, aujourd’hui, je fais l’inverse : je pleure de joie intérieurement, et j’arrive à exprimer une petite partie de mes sentiments !
- Alors ça !! Vite, Amore Mio, il faut le marquer d’une pierre blanche !”

C’est drôle, même Stan pré-sentait le concept de PNR, après tout. Sabine, moins expansive, se contenta de sourire et posa une main complice sur celle de Lonie. Sa façon à elle de dire : tu connais ton frère. Elle le connaissait bien, en effet. Il disait toujours ce qui lui venait par la tête ou ce qui lui restait sur le coeur. Mais à sa façon, il surjouait : toujours tout dire, c’est souvent l’occasion de noyer l’essentiel dans le superflu. Mais en 21 ans (bon, peut-être un peu moins, vu qu’elle n’avait commencé à étudier ça qu’à un certain âge) Lonie avait mis en place un filtre statistique qui permettait de faire la part des choses. Alors oui, pas à dire, elle connaissait bien son frère. Inutile de rentrer dans son jeu. Elle joua à faire tourner l’hologramme.

Baby

“- C’est génial de pouvoir la voir.
- Oui une lubie de ton frère. Le projecteur nous a coûté une vraie fortune ! Dire que dans même pas cinq ans tout le monde en aura un chez lui…
- Bien sûr mon amour, mais à ce moment-là, notre poussin passera le bac. Il faudra lui acheter un scooter, un hoverboard ou quelque chose dans le genre. Et puis, on ne vit qu’une fois. D’ailleurs, Lonie, tu es d’accord, c’est autre chose que ta statue !
- Ce n’est pas MA statue… Et devant l’air interrogateur de Sabine, elle sentit obligée d’ajouter : sur le campus de mon université, il y a une statue. C’est un peu… abstrait. Alors forcément, pour Stan, c’est ‘du grand n’importe quoi’.
- Non, mais là vraiment c’est du grand n’importe quoi ! Ca veut rien dire du tout.
- Mais si ! C’est une petite sphère pleine qui orbite autour de…
- Ah oui, de quoi, au juste ?
- Eh bien, c’est la représentation d’une portion de sphère, plus grosse mais partielle.
- Et tout ça représente quoi, alors ?
- C’est de l’art, c’est à toi de choisir. Ça peut être l’Hydrogène et son électron, ou la Terre et la Lune, ou le Soleil et la Terre, ou le noyau galactique et le système solaire, ou que sais je encore… Ça représente la Physique !
- Bah voyons ! Tu vois, Amore, comment elle est ma soeur : elle croit avoir réponse à tout !”

Sabine avait l’habitude de ces chamailleries incessantes. Cela faisait partie de la dynamique fraternelle propre à ces deux-là, et cela ne changerait sans doute jamais. Au demeurant, elle s’en accommodait très bien. Au début (pas loin de dix ans, maintenant) elle en avait ressenti une gêne, une sorte de jalousie diffuse. Et puis le temps était passé par là, elle avait appris à les connaître, l’un comme l’autre. Par bien des égards, Lonie était devenue sa petite soeur à elle aussi. Et puis, bien sûr, certains événements vous rapprochent. Ce qui lui fit penser…

“- Au fait, Lonie. On avait pensé à quelques prénoms, et on aimerait avoir ton avis. Si ça te gêne pas.
- Au contraire : si je peux vous aider.
- Pour une fille, on pensait à Camille.
- On avait pas dit Sidonie ? demanda Stan.
- Camille, confirma Sabine.
- Moi, j’aime beaucoup : c’est simple, et ça convient à tous les âges de la vie. Et si c’est un garçon ?
- Jonas.”

Lonie en eu la gorge nouée. Bien sûr. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, comme ça, sans prévenir. Elle était belle, la scientifique, froide et sûre d’elle. Quelque part, elle était encore une adolescente perdue, enfermée dans un placard, incapable de bouger. La vache, si elle s’attendait à celle-là ! Ce n’est pas que le sujet était tabou, mais pour autant, ils n’en parlaient jamais avec Stan. Pas une fois. Mais Sabine… eh bien… Sabine n’était pas Stan. C’était plus facile pour elle. Pire, elle connaissait leurs réticences. Pas à dire, ces deux-là formaient une bonne équipe. Elle était rigoureuse là où il se montrait exubérant. Quand il se laissait aller à la morosité, son caractère tempéré l’aidait à relativiser. L’arrivée d’un enfant dans ce cocon renforcerait encore tout cela. En fait, c’était même à se demander pourquoi ils avaient attendu aussi longtemps.

“- C’est un très beau prénom, acquiesça Lonie, en essuyant les larmes qui perlaient. Je ne sais pas quoi dire d’autre.”

Stan vint la prendre dans ses bras et Sabine s'éclipsa, sous couvert d’aller chercher les sushis. Elle prit tout son temps, ces choses-là demandant une infinie délicatesse. Elle prépara le thé, et disposa les mets et les couverts sur un plateau. Elle fit une petite entorse au menu japonais pour elle. Fini le poisson cru pour les mois à venir, ça lui manquerait un peu. Quand elle retourna au salon, le frère et la soeur parlait boutique.

“- J’expliquais à Lonie que tu viens d’avoir une promotion : Sabine est quasiment chef de service maintenant.
- Pas mal, souffla Lonie.
- Ton frère exagère, mais oui j’ai gagné quelques responsabilité. Et en plus, on vient d’avoir la confirmation : on va refaire tout le système informatique de l'hôpital. C’est un super gros projet. C’est dommage, je vais manquer la dernière partie…
- Mais tu pourras superviser en télé-travail ! Et parles-lui des robots.
- Ça, c’est le plus visuel de l’histoire : on va s’équiper de 44 robots de manutention et de transport. Ils seront chargés d’apporter le petit matériel, les plateaux repas, mais aussi les médicaments aux personnels et patients concernés. Et ils apprennent leurs itinéraires par eux-même. Et ils peuvent les modifier en cas de congestion, si un ascenseur est en maintenance, par exemple.
- Si c’est pas beau le progrès !? En gros, ils me piquent mon boulot d'infirmiers, expliqua Stan.
- Mais non, Amore : ils te donnent l’occasion de faire ton vrai job. A savoir, le soin aux patients.
- Et le moins visuel, c’est quoi ? demanda Lonie.
- On va déployer un Assistant Numérique Médical. Il sera là en appui pour les médecins, lors du diagnostic, pour les infirmiers dans le suivi du traitement, et enfin pour les patients, comme premier interlocuteur. C’est un truc de fou, ça va être assez génial.
- Mais ça doit vous coûter un bras pour installer tout ça !
- Il y a un certain budget, oui, mais surtout en interne et pour la formation. On est hôpital-pilote. Le prestataire veut utiliser notre expérience comme vitrine technologique pour leurs produits. Gagnant-gagnant, en somme.”

Pour la forme, Stan bougonna tout en dégustant ses makis. A l’écouter, les robots ne pouvaient que déshumaniser la relation médecin-patient. Lonie se rangeait à l’avis, totalement opposé, de Sabine. En dégageant les personnels des tâches subalternes, ce programme allait créer du lien dans l'hôpital de demain. Les échanges étaient vifs et tranchés, et comme à son habitude, Stan dépassait parfois les limites de la mauvaise foi. Lonie était heureuse d’être avec eux. Elle se demanda pourquoi elle ne venait pas plus souvent. A la réflexion, elle le savait : les couples en général, et celui-ci en particulier, la renvoyaient à sa propre solitude. Si elle était réellement contente d’être là, d’ici quelques jours, elle sentirait sur ses épaules comme un malaise, un blues qui allait s’installer…

“- Et toi, Lonie, tu en penses quoi ?
- Euh, pardon ? De quoi ?
- Ma parole, tu es dans la lune. Tu devrais rejoindre la Colony. Tu sais de quoi je parles, au moins ?
- Oui, quand même : la première colonie lunaire. Même dans les milieux scientifiques, on en parle. Mais très peu pour moi !
- Pourquoi donc ?
- Se retrouver avec 11 autres fondus à 400 000 km de la Terre ? Non merci.
- Soyons pragmatique : ça ne changerait pas grand chose à ton quotidien !”

Sabine ne put se retenir et éclata de rire. Lonie elle-même finit par se laisser prendre par l’hilarité. D’accord, son frère n’avait pas totalement tort. Par principe elle lui boxa l’épaule, sans grande moindre réaction de sa part. Ils étaient sa famille, son point d’ancrage. Et avec l’arrivée du bébé, cela s’accentuerait encore. Elle pouvait perdre son chemin, cela n’avait pas d’importance : elle aurait toujours quelque part où aller. Et au fur et à mesure où elle grandirait, elle pourrait montrer à sa filleule les beautés cachées du monde. (Elle avait décidé que cet enfant serait une fille, une évidence.)

Après la leur, Lonie et Stan s’était partagé la Kirin de Sabine. L’atmosphère devenait vraiment très relax. Lonie avait parlé de l’avancée de ses manuscrits. Assez logiquement, la physique des particules attisait la curiosité de Sabine, qui se passionnait pour les sciences dures. Parfois Lonie lui demandait des conseils pour améliorer ses algorithmes. Stan ne voyait dans toutes ses recherches qu’un défi intellectuel sans but réel. “Les sages du moyen-âge cherchaient à connaître le nombre d’anges qui pouvaient tenir sur une tête d’épingle. Vous vous voulez savoir le nombre de neutrinos qui nous traversent chaque seconde. Aussi éloigné des réalités, pas plus utile !”

Stan était autrement plus attiré par la criminologie. Tout était dans les détails, selon lui. Les mobiles, les modus operandi, les méthodes d'investigation. Il écoutait sa soeur presque religieusement quand celle-ci évoquait une affaire qu’elle suivait pour ses recherches. Il s’agissait parfois d’enquêtes des siècles passées, mais le plus souvent, elle travaillait sur du matériel récent, des affaires non-classées que sa méthode statistique pourraient relancer. Tout en gardant les détails nominatifs, elle essayait d’offrir à son frère la vision la plus précise possible des cas qu’elle suivait. Ils partageaient tous les deux le frisson de l’enquête criminelle.

Sabine fut la première à être vaincue par le sommeil. Elle glissa quelques mots à l’oreille de son mari, et les laissa refaire le monde, ou tout du moins la criminalistique moderne. Lonie expliquait à son frère que les assistants numériques allaient révolutionner le domaine, tout d’abord en appuyant les investigateurs, et plus tard, comme témoins potentiels. Le statut juridique de l’assistant numérique devrait être clarifié, et selon la jeune femme, mieux valait que cela soit fait rapidement.

“- Tu sais qu’il est bientôt deux heures du matin… C’est pas que je m’ennuie, mais toi, tu vas avoir du mal à trouver un train !
- Eh bien… Si ça ne pose pas de problème, je serais bien restée dormir.
- Pfiou, alors ça… Dommage que Sabine dorme, sinon je l’aurais réveillé rien que pour qu’elle entende ça ! Comme quoi, tout arrive…
- N’en rajoute pas, s’il-te-plait.
- Mais non : ça nous fait plaisir, et de toute façon la chambre d’amis est toujours prête. C’est juste que je suis étonné.
- Voui, je me doute, s’excusa Lonie. Mais ça me fait du bien de rester un peu avec vous.”

Stan lui prit la main : “- Toi, je sais quand quelque chose te reste sur le coeur. Tu veux en parler ?”