Il y a parfois des moments où l'on n’a plus le moindre repère. Tout est confus, et on ne sait plus se situer, ni dans le temps, ni dans l'espace. C'est ce qui arrivait à Lonie. Plus tout à fait endormie, mais pas encore réveillée, son esprit dérivait dans un no-man's-land qui n'appartenait à personne, pas même à elle. Est-ce qu'elle se trouvait à la maison ? Son lit avait des airs de week-end. Est-ce que son père allait venir la réveiller ? Non. Ca, c'était le passé. Le collège et le lycée aussi. La résidence alors ? Le campus, maintenant elle s'en souvenait — encore que vaguement — ça, c'était le présent. Mais c'était bien trop calme pour être le campus. Peut-être qu'elle était dans une couchette, dans cette foutue Théière. Ou pire, elle était peut-être dans une de ces expériences sadiques et psychédéliques de Chuck. Mais non, non ! Cela aussi, c'était le passé : elle avait plaqué l'équipe. Elle avait envoyé boulé sans scrupules la Reine de Coeur, sa tueuse attitrée (la Simili-Tortue), et Chuck (le Lièvre de Mars). Bizarrement, elle avait eu plus de mal à faire ses adieux à James Tweedledee Pratney. Il était le seul à ne pas la voir ni comme un instrument, ni comme une remplaçante. Mais juste comme un être humain. Il lui avait même promis de retrouver l'assassin de Sifakis. Bon, officiellement, elle s'en foutait. Mais James n'avait pas tort : ça lui tenait à coeur. Sifakis était, tout comme elle, un scientifique. Et qui plus est, un idéaliste. Alors oui, elle s'était sentie révoltée quand elle avait appris sa mort. Tout au fond d'elle, Lonie tenait Amanda pour responsable — active ou passive, cela restait à prouver. Et Chuck, lui, s’était comporté comme son complice. Enfin bref, elle était bien contente d’être partie.
Mais tout cela ne l’aidait guère à se situer. Elle laissa glisser ses doigts sur les draps. Du satin ? Ou de la viscose ? Lonie n’était pas très douée dans ce domaine. Elle repéra des lettres brodées, le long d’un liseré : TSE. Peu à peu, le trigramme s’insinua en elle, comme la pièce centrale d’un puzzle, autour de laquelle tout se mettait en place. Après la Théière, elle était retournée sur le campus. Retourner à sa thèse (enfin à ses thèses) n’avait pas été le plus simple. Elle sentait comme un sentiment d’inachevé. Et surtout elle n’arrêtait pas de penser à Dmitry. Elle avait envie de lui parler, de le voir. Mais après le fiasco dans lequel elle l’avait entraîné, elle n’osait pas le contacter. Il restait les membres de sa famille, mais elle les fuyait presque. Elle était toujours aussi contente de devenir marraine, mais les conversations ne tournaient qu’autour de la grossesse de Sabine. Elle aurait voulu leur parler des particules mystérieuses, de l’ONU et de la Théière. Encore une fois, elle devait en blâmer Amanda et son satané contrat de non divulgation. Comme une âme en peine, son corps errait sur le campus pendant que son esprit battait la campagne. Mais à l’approche des fêtes, le campus lui-même avait été déserté. Bientôt elle n’aurait d’autres choix que de rentrer auprès des siens, signant à jamais son aveu d’échec.
Mais, enfin, il avait appelé. Apparemment, il ne rechignait pas à lui parler, au contraire. Il s’excusait même de ne pas l’avoir contactée plus tôt. Il était lui-même dans son propre réseau d’obligations. Après l’Arbre, et surtout après leur discussion dans l’hélicoptère — il fallut un instant à Lonie pour s’en souvenir — il avait finalement accepté de débrancher les machines qui maintenaient son père dans un coma sans fin ni espoir. Son père était mort, et il avait besoin de parler. En fait, ce que Lonie entendait entre les mots, c’est qu’il avait besoin d’elle. Elle prit le premier avion pour Novossibirsk. Parce que cela lui donnait une excuse pour fuir sa famille, mais surtout parce qu’il avait besoin d’elle. Chez les Broch, le réveillon de Noël était sinistre. (Même si, en vérité, Lonie occultait le fait que cela n’avait pas toujours été le cas.) L’idée d’assister à l’enterrement de Youri Stepanov lui semblait plus joyeuse. La réalité fut plus nuancée. Dmitry était là, c’était l’essentiel. Mais elle avait secrètement espérée rencontrer sa famille aux obsèques de Youri. Malheureusement, il n’y avait là-bas ni amis ni famille.
“- Il n’avait que moi, expliqua Dmitry devant le cercueil. Il avait des connaissances tout autour du monde, mais pas un seul ami. C’est triste…
- Je comprends, glissa Lonie. Mais toi, tu n’es pas ton père. Tu as des amis. Tu m’as moi !
- Oui, je t’ai toi. Mais pour le reste, j’ai parfois peur que tu te trompes.”
Une fois les formalités accomplies, Dmitry avait été reçu par le conseil d’administration de la société de feu son père. En sortant, il semblait plus fatigué encore. Malgré toute sa bonne volonté, Lonie se demandait si elle était la personne dont il avait besoin : elle avait déjà bien du mal à se défendre contre ses propres fantômes de Noël. Cette période lui filait toujours le bourdon. Mais après qu’il eut fermé la Datcha de Novossibirsk, il avait reprit les choses en main. Il voulait lui faire découvrir une des perles la nouvelle Russie. Et c’est comme ça qu’elle s’était retrouvée ici. TSE ! Elle se souvenait maintenant. Et pour les draps, plus de doute, c’était du satin. Mais le grand lit était vide et la pièce silencieuse. Elle se sentait trop flemmarde pour se lever.
“- Angie, appela-t-elle, et cela lui fit bizarre : elle avait perdu l’habitude de s’en remettre à son assistant numérique. Tu as avancé sur ma demande ?
- Oui. Mais il semble que mes capacités soient limitées. Je n’ai plus accès à…
- Tu radotes, Angie. Oui, j’ai coupé quelques unes de tes fonctionnalités. Montre-moi plutôt ce que tu as trouvé.”
Elle consulta l’écran. C’était assez maigre. Un travail de recherche inachevé, presque un brouillon, mais bien signé Antinoos Sifakis. Elle avait presque fini de parcourir les quelques pages quand Dmitry pénétra dans la pièce. Avant même d’en avoir conscience, elle avait un peu remonté les draps sur son corps. Elle mit cela sur le compte de la surprise, et bon, d’accord, d’un zeste de pudeur. Jusque-là, elle n’était jamais restée très longtemps avec le même homme. Il se glissa à ses côté en lui tendant un petit panier tressé.
“- Viennoiseries, expliqua-t-il, même si techniquement elles ne viennent pas de Vienne.
- Oh merci !”
Elle se jeta sur un croissant. Elle pensa à l’adage : l’Amour rend aveugle. Mais la vérité c’était plutôt que l’Amour rend gros. Ils se partagèrent les pâtisseries, ainsi que quelques baisers. Comme souvent, elle était un peu dérouté par le comportement de Dmitry. Il était présent, sans être pressant. Au début d’une relation (bon, elle ne connaissait que les débuts de relation) beaucoup d’hommes se montraient soit démesurément romantiques, soit obnubilés par le sexe. Mais lui, lui, il était différent. Il se pencha sur le téléphone.
“- Le ‘vrai trésor des Templiers’ ? demanda-t-il.
- Mouii. C’est un travail de recherche inachevé. Je ne sais pas exactement où voulait en venir l’auteur.
- Si je me souviens bien mon Histoire, c’est ton roi qui a récupéré le trésor des Templiers, le beau Philippe.
- Hé, c’est pas mon roi. Mais oui, Philippe le Bel a récupéré une partie de leurs possession. Mais il n’est pas le seul, les Hospitaliers par exemple. Il y avait dit-on une petite fortune. Mais le maître-mot ici est petite. Nettement plus petite que le trésor royal français de l’époque. Non, la dissolution de l’ordre n’était pas une histoire de gros sous mais de pouvoir. Mais je m’égare.
- Le ‘vrai trésor’, alors ?
- L’auteur évoque le Baphomet, mais l’écarte aussitôt. Tu sais, c’est cette supposée idole satanique que les Templiers ont été accusés de vénérer. Pour certains c’était une tête momifiée, pour d’autre une statue démoniaque, ou bien même la triple tête sur la clé de voûte de la forteresse templière de Tomar. Il y a autant d’explications que de chercheurs, semble-t-il. L’auteur n’en retient aucune. Pour lui, c’est plutôt l’évocation d’un savoir mystique.
- Le vrai trésor serait ce savoir ?
- Mmm, non. Le Baphomet serait… disons un piège, une fausse piste pour ceux qui aurait pensé qu’en plus d’un trésor pécuniaire, les Templiers disposait d’un trésor spirituel.
- Donc, pas de trésor, si je comprends.
- C’est un travail inachevé comme je te disais, mais il pose la question : pourquoi les Templiers auraient-ils eu besoin de créer une fausse piste ?
- Donc, un trésor !?
- Possible… L’auteur en tout cas suggère qu’il y avait effectivement un trésor immatériel que l’Ordre conservait très secrètement. Et que ses dignitaires ont préférés être jugés et immolés par le feu plutôt que de le livrer. Tu imagines ?
- J’aime surtout voir comment tu peux te passionner pour un sujet comme ça. Il lui déposa un baiser sur la main. Tu aimerais éclaircir tous les mystères, oui ?”
Elle mordit dans un croissant pour éviter de répondre. Il se moquait gentiment d’elle. Mais il avait raison : Lonie s’enflammait pour les mystères. Et plus encore pour leur résolution. C’était là sa drogue. Elle décida de botter en touche.
“- Crois-tu que nous ayons perdu toute conscience politique ?
- Difficile de croire l’inverse. Mais je pense qu’il y a de l’espoir.
- Ah bon ? J’en suis pas certaine.
- Et pourtant… Sur les réseaux sociaux, tu vois comment parfois une tempête se déchaîne, et comment toute la communauté se lève pour dénoncer quelque chose de choquant. J’ai en mémoire cette britannique qui avait jeté un chaton dans une poubelle. Tu te souviens ? Elle avait été prise en vidéo. Les internautes s’était impliqués, ils avaient même fini par la retrouver. En fait, je ne sais pas si notre génération manque de conscience politique. Je crois juste qu’elle manque d’un vrai combat pour la fédérer ! Un symbole, un but…”
Beau et intelligent ! C’était vraiment une première pour Lonie. Et même si c’était parfois déroutant, elle adorait ça. Quand il voulait, Dmitry pouvait être littéralement magnétique. La veille, il l’avait entraîné dans ce qu’il appelait une murder-party. D’après lui, il s’en organisait régulièrement dans le TSE. Certes, un divertissement de riche, mais où la ressource principale était l’esprit. Lonie s’était laissée tenter. Hier, il s’agissait d’une uchronie, une ré-écriture de la réalité historique. Dans cette version de l’Histoire, le 13 mars 1943, Hitler avait été tué lors d’un attentat. Mais le pouvoir n’était resté vacant que quelques heures, et dans ce chaos c’est Himmler qui avait repris les rennes. Dans cette version alternative, l’engagement américain restait limité à l’Afrique du Nord, et l’axe avait conquis toute l’Europe, à l’exception de l’Angleterre, contre laquelle une guerre d’usure s’était engagée. Seule la mère Russie continuait un combat actif contre le nazisme. Lonie incarnait une certaine Lady Hélonia Comtesse des Broch, et Dmitry était son valet de pied. Ensemble, et avec les 60 autres convives, chacun incarnant un dignitaire, ils devaient trouver une solution pour stopper cette guerre. Malheureusement, la réunion se trouvait être noyautée par des agents du Sicherheitsdienst, le service secret d’Himmler.
Lonie s’était amusée comme une folle. Elle s’était même découverte bien plus douée qu’elle ne l’aurait cru. La présence de Dmitry y était pour beaucoup. Il aurait pu aisément se mettre sur le devant de la scène, mais il restait dans son ombre se contentant de l’aiguiller dans les bonnes directions. Libérée de… De quoi au juste ? Elle avait du mal à le dire, mais le fait d’être une version alternative d’elle-même lui avait ouvert bien des portes. Épaulée par Dmitry, elle avait osé se lancer au devant des autres convives. Elle avait joué, au figuré, une partie de poker contre les agents infiltrés, et ensemble, ils l’avaient gagnée. D’après l’Arbitre Numérique, Lady Hélonia et son valet de pied avaient été déclarés les grands vainqueurs. Ah quelle soirée ! Et grisée de luxe, de victoire et d’audace, elle s’était assurée que cela ne s’arrête pas là. Disons qu’ils avaient peu dormi et que cette nuit avait largement dépassé les attentes de Lonie !
“- Veux-tu aller faire quelques brasses ? lui demanda-t-il.
- Il y a une piscine ?? Non ! Je te crois pas…
- Pas une piscine olympique, non, mais une grande piscine quand même. Tu veux ?
- Après un tel petit déjeuner, une activité physique sera la bienvenue. Mais j’avais une autre idée derrière la tête…”
Et telle une succube, elle l’attira à lui. Toute pudeur avait disparu. Sans qu’aucun mot ne soit prononcé, ils se lancèrent dans un jeu subtil de baisers, de caresses et de dérobades. Comme les vagues qui refluent pour mieux revenir, les mains et la bouche de Dmitry la mettaient dans un état intenable. Mais à chaque fois, il repartait en arrière pour attaquer de nouveau, faisant grimper toujours plus son excitation. Elle avait perdu cette bataille… c’est tout juste si essayait encore de répondre à ses caresses… son corps la trahissait… elle se laissait aller, toute entière à lui. Encore un instant, et…
Des grands coups sourds explosèrent à la porte. Elle n’en avait cure mais… mais les vagues s’étaient arrêtées. Et les coups ne s’arrêtaient pas. Son esprit reprit le contrôle de ses sens, à regret. Qui que ce soit, pensa-t-elle, qu’il soit maudit. Dmitry se glissa dans un peignoir pendant qu’elle s’enroulait dans les draps. Arrivé à la porte, il alluma l’écran. “C’est pour toi” déclara-t-il. Et quand il s’écarta, elle aperçut — surprise — la carrure massive et le visage franc d’un Pratney. (Mais lequel ?)
Elle lui fit signe qu’elle s’en occupait. Pendant qu’il s’esquivait dans la salle de bain, Lonie ayant fini de se parer des draps à la manière d’une toge improvisée, ouvrit la porte. Elle regarda les yeux, elle les inspecta même. James, il s’agissait de James. Elle n’avait — presque — aucun doute.
“- Mais comment tu m’as trouvé ?
- Hélonia, on a besoin de vous. Il y a eu de nouvelles détections.
- Je suis partie, James. Ça implique que je ne m’occupe plus des particules. Et puis je suis sûre que Chuck est assez malin pour reprendre mes calculs. Et connaissant Amanda, si elle m’a laissée partir, c’est qu’elle avait un plan de secours, n’est-ce pas ?
- Mais aussi malins et prévoyants soient-ils, ça n’a pas marché. On est dans l’impasse : on a besoin de vous.
- Ça ne me concerne plus… Chuck n’a pas réussi à remonter la source ?
- Si. Et on a une zone de recherche. Mais elle fait 45 km de rayon. Dans ce cas de figure c’est trop !
- Pourquoi ? La dernière… Oh, c’est tombé sur une zone densément peuplée. 45 km, ce n’est pas assez précis. Bien sûr ! Et le plan d’Amanda, alors ?
- On suivait un type, Sanford. Un lieutenant de Sifakis. Mais il a réussi à nous semer lors d’un trajet hyperloop.
- Je vois même pas comment c’est possible ? Les liaisons hyperloop sont en un-vers-un.
- Franchement, on ne sait pas non plus. Amanda est furax. Elle a demandé à ce qu’on vous ramène à la base, par la peau de votre postérieur s’il le fallait. Je crois que Zoé et mon frère l’ont pris au sens propre. J’ai tout fait pour être le premier !
- Je vois. Mais comment, d’ailleurs ? Dmitry a bidouillé mon téléphone pour qu’il soit intraçable.
- Et il l’est ! Et là, c’est Chuck qui est énervé. Il n’est pas parvenu à briser le pare-feu de votre ami. Moi, j’ai bossé à l’ancienne. Votre famille est sur écoute, alors je me suis repassé les enregistrements. Et dans chacun de vos appels il y a un bruit dans le fond, bas et récurrent. Je l’ai fait étudié. Puis quand j’ai compris que c’était un train, je l’ai fait comparer à notre base de donnée. Le Trans-Sybérien Express. Votre ami a beaucoup de goût, et pas mal d’argent. Écoutez, Hélonia, je n’arriverais pas à tirer tout ça au clair sans vous. Vous venez ? Et puis hier c’était Noël, alors s’il-vous-plaît, faites-moi ce cadeau !”
