Lonie n’avait jamais aimé ce genre d’alcool fort. Et apparemment, cela n’allait pas changer aujourd’hui. Elle faisait tourner le liquide ambré dans son verre, comme pour le dompter, lui montrer qui était le maître, et pourtant l’amertume de chaque gorgée lui tirait les larmes aux yeux. Elle n’aimait toujours pas ça, mais aujourd’hui au moins, cela prenait un certain sens. Une façon d’honorer les amis tombés au combat. L’amertume, et les larmes… Amanda ressentait-elle la même chose ? Lonie ne lui avait jamais envié son poste, elle imaginait à peine le poids des responsabilités en temps normal. Alors, en ce moment…

“- Vous pouvez vous installer dans son bureau, lui fit remarquer la coordinatrice.
- Amanda… J’ai même pas accepté l’offre…
- Bien sûr, bien sûr. Mais vous allez l’accepter.
- Et pourquoi ça ?
- Parce que c’est ce qu’il voulait. Et que, d’une façon ou d’une autre, il arrivait toujours à ses fins.
- Sauf que maintenant il est… mort. Elle avait encore du mal à utiliser ce mot.
- Justement : il n’y a même plus moyen de négocier avec lui. Vous allez accepter.”

Quand Chuck l’avait emmenée dans son monde virtuel, il lui avait tenu un discours similaire. Ton sens du devoir t’obligera à signer, avait-il dit. Mais elle en avait marre que tout le monde décide pour elle. Peut-être qu’elle accepterait ce poste, oui, mais si c’était le cas, ça serait par choix. Amanda tenta de faire diversion.

“- Bon sang ! La technologie du voyage dans le temps… C’est à peine croyable.
- C’est même carrément incroyable. Même maintenant. Et je pense qu’il faudrait que ça le reste
- Je sais, Hélonia. Personne n’en a parlé. Mais d’un autre côté : nous pourrions y retourner. Et les sauver…
- Ça ne marche pas comme ça. Au pire, on l’a déjà fait — enfin, on va le faire — et découvrir que c’est nous avons-allons déclencher les charges explosives qui ont enseveli les Pratney.
- Mais peut-être que ça sera différent de ce que vous avez vécu.
- C’est intrinsèque, Amanda. Mon expérience montre comment ça fonctionne réellement. Je ne dis pas que ça ne sert à rien : je dis que ça ne peut pas changer le passé. En fait, je n’y vois qu’une utilité pratique.
- Laquelle alors ?
- Aller dans le passé pour y acquérir une information qui nous manque dans le présent. Je ne sais pas : comme aller à Dallas et assister à l’assassinat de Kennedy. On pourrait résoudre le mystère.
- Je vois.”

Bien sûr, Lonie occultait un grand nombre de détails. Il faudrait au moins une centaine d’adeptes, et ceux qu’ils avaient récupérés étaient toujours dans un coma profond. Il faudrait l’aide de Sifakis-Stepanov, mais depuis sa cellule, ce dernier n’était guère enclin à les aider. Enfin, il faudrait Opekun pour guider la transe, or les ordinateurs qui l’hébergeait avaient tous grillés. Fallait-il y voir une censure cosmique ? L’Univers conspirait à rendre cette expérience irréalisable…

“- Et vous, Amanda ? Vous allez faire quoi maintenant…
- Continuer… Quoi d’autre ? Au moins le temps de remettre à flot cette Unité. J’ai du pain sur la planche : vous former, trouver un remplaçant pour James, re-motiver Zoé…
- On m’a dit qu’elle était partie…
- Juste quelques vacances, elle reviendra.
- Elle pense que je suis responsable de la… de la mort de Chuck.
- Personne ne sait ce que Zoé pense. Mais vous ? Vous pensez en être responsable ?
- C’est…
- Moi, ce que je crois, c’est qu’il a suivi votre exemple en allant sur le terrain. Pas par bravade. Mais conscient des risques. Et conscient qu’il préférait partir comme ça, plutôt que de sa maladie.
- Vous dites ça pour me dédouaner.
- Bien sûr, mais pas seulement. Je crois que vous devriez penser à autre chose. Vous pourriez passer voir Dalton… Il vit vraiment très mal la mort de son frère. Et il nous renvoie tous nos psychiatres. Je suis inquiète.
- Oui… Je sais. Farad m’a dit que ses brûlures sont en bonne voie.
- Mais est-ce qu’il vous a dit qu’il pense être son frère ? Il paraît qu’entre jumeaux, ça peut arriver.
- Je vais aller le voir.”

Elle posa son verre sur le bureau. Avant de partir, elle avait une dernière question à poser à Amanda.

“- Chuck avait un programme. Une sorte d’univers virtuel.
- Oui… Son jardin secret. J’envisage de le détruire. Mes ingénieurs me disent que c’est verrouillé. Il a mis en place une sécurité par… engramme… une sorte d’empreinte mémorielle. Bref, il était le seul à pouvoir y entrer. Ce qui est tant mieux… Il travaillait de là-bas.
- Ne le détruisez pas : je voudrais faire une analyse d’abord.
- Il y a un pod de RV dans son bureau… si vous acceptez le poste.”

Elle aurait dû s’y attendre, après tout. Pour toute réponse, elle lui fit un signe de main. Amanda ne lâcherait pas l’affaire… Fort bien ! En fait, Lonie savait déjà qu’elle finirait par accepter. Ne serait-ce qu’en mémoire de Chuck. Et pour s’assurer que les secrets de cette enquête, eh bien, qu’ils restent secrets justement. Pour ce qu’elle en savait, Sifakis et elle étaient les deux seuls voyageurs temporels. C’était bien suffisant.

Après s’être perdue dans les couloirs, Lonie finit par trouver l’infirmerie où se trouvait Dalton. Elle appréhendait cette rencontre. Pas autant que la rencontre avec Zoé, toutefois. Mais elle se sentait responsable. Elle avait appelé à l’aide et ils étaient venus à son aide. Deux y étaient restés. Elle pouvait retourner ça dans tous les sens, le résultat ne changeait pas. Deux des leurs y étaient restés. Avec un peu de chance, Dalton serait sous sédatif et il ne se rendrait même pas compte de sa présence. Tu parles…

Dès qu’il l’aperçut, il s’agrippa à elle. Il n’était vraiment pas beau à voir : ses brûlure étaient recouvertes d’une peau de synthèse. Ça lui donnait des airs de serpent en pleine mue.

“- Lonie ! Je ne suis pas Dalton, je suis James. Vous, vous devez me croire !
- Et pourtant : vos empreintes disent le contraire. Votre rétine aussi. Comprenez-moi : qu’est-ce qui le plus probable ? Une incroyable erreur cosmique ? Ou du stress post-traumatique ?
- Je n’ai pas d’explication. Mais regardez mes yeux, vous m’avez dit que vous saviez faire la différence.”

C’est vrai, elle l’avait dit. Elle plongea son regard dans le sien. Avec les compresses, la fausse peau, c’était plus compliqué. En fait, elle n’était sûre de rien.

“- Pratney… mettons que je vous crois. J’ai peut-être même une théorie qui pourrait tout expliquer.
- Vous me croyez alors ?
- J’ai dis : peut-être. Je crois savoir ce qui vous arrive.
- Je… Je vous écoute.
- Je ne vois qu’une personne capable d’intervertir vos identifiant : Chuck.
- Mais il est… N’est ce pas, qu’il est…
- Oui. Bien sûr qu’il l’est ! Mais je crois qu’il l’avait programmé. Parce qu’il ignorait quand, mais il savait que ses jours étaient comptés. C’était son cadeau, sa blague, je ne sais pas comment appeler ça. Bien sûr, il n’avait sans doute pas prévu que l’un d’entre vous…
- Chuck !? Oui, c’est possible. Ça lui ressemble bien. Mais pourquoi ?
- Pourquoi ? Je spécule, mais en tant que jumeaux, vous n’avez jamais envisagé d’échanger vos places parfois ? Comment se prénomme votre filleule ? June… Vous ne vous êtes jamais dit que vous pourriez être son père ?
- Non ! Ça serait…
- Mal ? Oui, je m’attendais à cette réponse. Écoutez Pratney, je crois savoir où Chuck cachait ses programmes les plus secrets. Je peux y aller, et ramener la preuve ce qu’il a fait. Mais ça va me prendre un peu de temps. Mettez ce temps à profit, et posez-vous la question ce que vous voulez vraiment ! D’accord ?”

Bon, elle se trompait peut-être. Aussi bien sur Pratney que sur Chuck, d’ailleurs. Mais tout ça semblait tellement logique. La dernière blague vaseuse d’un geek. Lonie quitta Pratney et l’atmosphère aseptisée de l’infirmerie. Quand le serpent aurait finit sa mue, qui donc trouverait-on ? James ou Dalton ? Elle était bien incapable de le dire. Elle attrapa un ascenseur in extremis. Elle laissa les chiffres des étages danser leur farandole : elle plongeait dans les profondeurs.

Elle avait espéré que le bureau de Chuck soit vide. Tant pis ! Prenant un air courroucé, il ne lui fallut qu’une minute pour faire déguerpir le groupe de technicien. Est-ce qu’Amanda avait laissé des ordres ? Ou bien, est-ce qu’elle commençait vraiment à faire preuve d’autorité ? Elle n’avait pas le temps de s’appesantir là-dessus. Elle s’activa pour initialiser le pod de réalité virtuelle. Chuck l’avait adapté à son handicap. La jeune femme dût batailler pour le re-calibrer. Enfin, elle se glissa aux commandes. Dans quel partie du monde virtuel allait-elle apparaître ?

L’espace d’un instant elle crut que la connexion mentale avait échouée. Peut-être à cause de cette histoire de protection par engramme. En fait, c’était beaucoup plus triviale : elle se trouvait dans l’obscurité. Mais elle reconnaissait cette odeur. Elle était à Credance, elle en était certaine. Un peu loin de la forteresse, mais au moins elle connaissait le chemin. Elle cherchait une source de lumière quand une aiguille de dix centimètres de long se planta tout prêt de sa main, en vibrant.

“- Qui que vous soyez, vous n’êtes pas le bienvenu ici ! Partez ou c’est votre gorge que je viserais…
- Ayna ? C’est vous !? Vous avez failli me transpercer la main ! C’est moi : Lonie. L’amie de… l’amie du Paladin.
- La voyageuse immobile ? Oui, je me souviens. Où est le Paladin ? Nous avons besoin de lui.
- Je suis désolée, Ayna. Il ne viendra plus.
- Il lui est arrivé malheur. Je m’en doutais. Il ne nous aurait pas laissé à nous-même.
- Pourquoi, que se passe-t-il ?
- La Guerre est à nos portes, noble née. Les résidents ont été évacués, une attaque est imminente.
- Les Dragons ?
- Qui d’autres ? Nous avons perdu contact avec les avant-postes et les éclaireurs parlent tous d’un vol de plusieurs centaines de vers.
- À l’Est ?
- Oui.”

Bien sûr. Les choses auraient été trop simples, sinon. D’ailleurs, peut-être fallait-il y voir un système de sécurité supplémentaire ?

“- Ayna… Je dois aller dans le territoire du Ver. Si je peux, je reviendrais vous aider. Mais en attendant, j’ai besoin d’une dérive.”

Une fois équipée, la jeune femme lui fit ses adieux. Elle ferait de son mieux pour revenir, mais elle n’était pas certaine de pouvoir préserver cet endroit. Pour tout autre qu’elle, ce n’était qu’un programme informatique inutile. Le soleil s’était levé sur Credance, et ses rayons transperçaient tant bien que mal le dôme. Ce qu’ils dévoilaient, par contre… La cité semblait plus sombre que jamais. Et, Lonie s’en rendit compte très vite, plus déserte aussi. Elle enfila les escaliers à toute allure, et les rares créatures qu’elle croisait ressemblaient plus à des fantômes hagards qu’à des êtres humains. Finis les jabots et les crinolines. Seul, de temps à autre, un garde-plasma semblait apporter sa vie et sa rigueur à ce vestige de ville.

Plus vite que la première fois, elle atteint la plateforme qui allait l’emmener au sommet de l’aiguille de la citadelle. Elle la partageait avec un petit groupe de soldats. Leur silence rayonnait une peur latente. La présence de Lonie attisait tout juste leur curiosité, pas assez toutefois pour qu’ils lui adressent la parole. La plateforme franchit le dôme. Le panorama était toujours aussi époustouflant, immense, majestueux et surtout indifférent aux passions et aux craintes des hommes.

“- Quel pont est ouvert ? demanda-t-elle à un garde.
- Mais… Tous ! C’est l’évacuation et en plus ça aidera à repousser le Ver quand il attaquera.
- Parfait. Indiquez-moi la porte pour le pont de l’Est alors.
- Vous n’y pensez pas, Citoyenne. Les éclaireurs sont formels, le Ver se regroupe là-bas !”

Lonie ne chercha pas à argumenter. Dans un réflexe, elle releva sa manche pour montrer son poignet au garde. Comme elle s’y attendait, la marque du Paladin s’y trouvait. Le militaire courba l’échine et lui indiqua une porte. Lonie se souvenait du vertige qui l’avait paralysée, la première fois. La peur était toujours présente, tapie au fond de son esprit. Mais cette fois, elle la maîtrisait. Elle déploya sa dérive et se jeta dans le vide. Le flux électromagnétique la porta vers le haut. Elle planta son regard vers le lointain, vers les grandes forêts de l’Est.

Elle avait parcouru la moitié de la distance quand elle aperçut son premier Dragon. Il avait surgi du sol, et il montait droit à sa rencontre. Il était brun et superbe. Il avait quelque chose d’aérodynamique et de terrifiant. Un peu comme un bombardier furtif. Lonie pouvait obliquer pour l’éviter, ou changer son altitude. Mais dans tous les cas, en perdant, de l’énergie cinétique, elle risquait de rater sa cible : elle serait trop courte pour arriver à la forteresse. Elle décida de garder son cap, coûte que coûte. Ce n’est pas un Dragon qui allait lui faire peur — même si, comme celui-ci, ses ailes devait faire dans les 4 mètres d’envergure.

Arrivé à un jet de pierre de distance, l’animal obliqua. Il avait aligné sa trajectoire sur celle de Lonie. Il ne se rapprochait plus. En fait, il semblait l’accompagner. Régulièrement, son regard pénétrant cherchait à l’épingler, cherchant un sens à sa présence. Lonie se gardait bien de répondre, ou de faire le moindre signe. Au bout d’un moment, le Dragon rompit le contact et plongea vers le sol et les arbres. Allait-il revenir avec des renforts ? Lonie espérait arriver à destination avant le retour de la créature et de ses semblables.

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Elle commença à concentrer son attention sur le sol. Elle se souvenait à quel point la forteresse était camouflée, finement mêlée à son environnement. Elle n’était pas certaine de pouvoir la retrouver sans Chuck. Il y avait tant de choses qu’elle se sentait incapable de faire sans lui. Il était assurément l’esprit le plus brillant qu’elle n’ait jamais connu. Dommage qu’ils n’aient fait que se croiser. Était-ce cela qu’elle était venue faire ici : son deuil ? Elle qui pensait venir chercher des preuves de l’inversion d’identité des Pratney…

En bas, la forêt moutonnait. Malgré ses craintes, elle reconnut aussitôt la forteresse. Des Dragons, par dizaines, avaient pris possession du lieu. Chaque tour, chaque pan de la muraille, était occupé par un de ces Vers. Des Dragons, de toutes les tailles, de toutes les couleurs. Celui qu’elle avait aperçut dans les airs, le brun, devait être un juvénile : tous ici étaient plus imposants. Mais le plus large de tous, un grand rouge, trônait sur le donjon. Il était le centre de l’attention. Un peu comme un général inspectant ses troupes. Lonie en était à se demander comment elle allait pouvoir pénétrer à l’intérieur quand elle sentit le flux magnétique l’attirer vers le sol, vers le donjon justement…

Les têtes majestueuses mais sauvages se tournaient dans sa direction. Son arrivée n’était pas discrète. Ce comité d’accueil était proprement effrayant, virtuel ou pas. Finalement le grand rouge tourna son regard noble vers elle. D’un mouvement puissant, il déplia ses ailes et s’envola. À sa place, en haut du donjon, une étonnante créature semblait attendre Lonie. Le temps de se poser, elle eut le temps d’observer l’hybride. Un mélange entre l’humain et le Ver, à la puissante musculature, chatoyant de l’émeraude de ses écailles, il devait mesurer au moins deux mètres. Ses mains étaient griffues et palmées. À son poignet gauche, il y avait une cicatrice, comme si la créature avait été brûlée au fer rouge. Elle connaissait cette marque : celle du Paladin.

“- Lonie ! J’attendais ta venue, prononça la voix gutturale. Nous avons tant à faire…”

La voix était puissante et terrible. Elle était néanmoins reconnaissable : c’était indéniablement la voix de Chuck.