Lonie inspecta une nouvelle fois son reflet. Elle aurait peut-être dû se maquiller, après tout. Et mettre quelque chose de plus… classe. Parce qu’ici, tout était chic. Même le miroir ! Il était rehaussé d’une frise argentée qui courrait avec raffinement tout le long de sa bordure. Ici, on avait bannit la technologie au profit de l’art et d’un certain bon goût à la française, si cela avait encore un sens. Bon sang, elle faisait tâche dans ce décor ! Sabine la rejoignit, ce qui la rassura un peu.

“- J’en suis qu’à mon quatrième mois, et je suis obligée de passer au toilettes toutes les quarante-cinq minutes… J’ose même pas imaginer ce que va être quand on arrivera au terme. N’empêche, j’avais jamais vu des gogues aussi luxueuses !
- Des gogues ? répéta Lonie, jouant les choquées.
- Oui : je me suis dit qu’un peu d’argot dans un tel décor… Elle baissa d’un ton avant de continuer : c’est comme blasphémer à l’intérieur d’une église. Il y a quelque chose de jouissif !”

Étonnant comment Stan finissait par dépeindre sur Sabine. Jamais elle n’aurait tenu de tels propos subversif avant ! En tout cas, elle était resplendissante. Sa grossesse, supposa Lonie. Et sa robe à fleur semblait dire : toutes vos dorures ne feront jamais pâlir le moindre coquelicot. Lonie aurait aimé être aussi sereine. Elle se sentait mal à l’aise, pas à sa place : même son reflet semblait intimidé dans cet immense miroir. Elle prit une profonde inspiration, espérant se donner une meilleure contenance.

“- Alors ? Il y a un truc entre toi et ce russe ?
- Youri ? Pas du tout !
- Tu peux me le dire, tu sais ! Je le répéterais pas à ton frère. Enfin, je crois qu’il s’en doute : c’est la première fois qu’on rencontre un de tes amis.
- Mais non, vraiment ! C’est quand même un peu fort, c’est pour toi que j’ai organisé ce rendez-vous. C’est lui qui développe la solution informatique de ton boulot.”

Bon, ce n’était pas tout à fait la seule raison. D’ailleurs, c’était lui qui l’avait rappelée. Comme il prévoyait de passer quelques jours en France, ce déjeuner s’imposait naturellement. Le fait qu’il soit charmant n’avait absolument rien à voir dans l’histoire. Pour tout dire, il y avait une raison bien plus cruciale : quelque chose de bien plus important, et dont Lonie se serait volontiers passée.

“- Je te ferais remarquer que pour l’instant, on a même pas évoqué le travail. Mais d’accord. Mettons que je te crois… Du coup, s’il est libre, tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je tente ma chance ?
- Sabine !! s’exclama Lonie, réellement choquée.
- Quoi ?! Il est sexy, intelligent, il a de la discussion et, mon Dieu, son accent est à tomber par terre.
- Peut-être mais tu vas être maman.
- Je pense que c’est le genre d’homme qui peut gérer ça.
- Et pour mémoire tu es mariée. À mon frère !
- Stan ? Oui, je sais. Si tu le veux je te le laisse… En plus, il est pénible depuis qu’il sait qu’il va être papa !”

La jeune femme semblait si sérieuse que Lonie ne savait pas à quoi s’en tenir. Elle décida qu’elle se moquait d’elle. Peut-être pour… Oh, d’un coup, elle vit clair dans le jeu de Sabine. Elle cherchait à titiller sa jalousie. Elle pensait vraiment qu’il y avait quelque chose entre elle et Youri, ou en tout cas, qu’il devrait y avoir quelque chose. Lonie envisageait de lui répondre quand son téléphone vibra. Elle fit signe à Sabine de rejoindre les garçons. Ce soir, Angie avait pour ordre de ne laisser passer que les messages émanant de l’Unité. Sans doute Amanda qui voulait encore la briefer.

Quand Lonie avait reçu l’invitation de Youri, elle était consciente qu’elle devait remonter l’information à Amanda : Youri, indépendamment de l’aide qu’il leur avait apporté, était peut-être impliqué dans l’affaire de Kourtchatov. Mais avant qu’elle ait eu le temps de contacter l’Unité, Amanda l’avait appelée. Elle savait pour le rendez-vous — Comment ? — et souhaitait que Lonie en profite pour récupérer des informations sur Youri. Personne ne comprenait que l’entreprise de son père soit en si bonne santé malgré la disparition de son PDG. Amanda voulait aussi que Lonie se renseigne sur le matériel médical utilisé pour monitorer le père de Youri. Après enquête, une partie du matériel avait été acheté des années avant. Plutôt insolite et Amanda n’était pas du genre à tolérer les zones d’ombre.

Mais le message, cette fois-ci, émanait de Zoé.

ZJS > Chuck croit que c’est des tachyons. Tu es d’accord avec ça ?

Quelle absurdité… Si on parlait bien des particules inconnues, il ne pouvait en aucun cas s’agir de tachyons. Et pour une raison évidente.

HB > Zoé, les tachyons n’existent pas. Si Chuck a dit ça, c’est forcément pour rigoler.
ZJS > Tu crois peut-être que tu le connais mieux que moi ? Et j’ai lu des choses sur le réseau à propos des tachyons. C’est bien que ça existe.
HB > Oui, on en parle sur le net. Comme des Licornes, d’ailleurs. Ca veut pas dire grand chose. Des particules qui voyagent à rebours du temps, ce n’est pas possible !
ZJS > Pourtant, ils disent que c’est une solution des équations d’ Einstein.
HB > C’est plus compliqué que ça. Disons que c’est une solution seulement si tu acceptes que tes tachyons puissent avoir une masse imaginaire ! Tu te souviens du ‘i’ qui te faisait faire des cauchemars au collège ? Bref, Chuck voulait juste se payer ta tête.
ZJS > Essaye pas de t’immiscer entre lui et moi !

Inutile de répondre, jugea Lonie : il n’y a pas pire oreille que celle qui ne veut pas entendre. Elle décida de rejoindre la table. À son habitude, Stan faisait le show. Son auditoire semblait aux anges. Si son frère avait été impressionné par le luxe du restaurant, son naturel avait vite repris le dessus. Lorsque, parfois, elle lui demandait comment il pouvait être si extraverti, il n’avait qu’une seule réponse. Il arguait qu’il s’agissait d’une déformation professionnelle symptomatique des personnels soignants. Tu parles.

“- Lonie, ma p’tite soeur ! On parlait de toi avec Youri…
- Tu penses. Pourquoi cela ne m’étonne pas ?
- Allez, fais pas la rabat-joie. Et je te rassure, j’ai gardé les gros dossiers pour une autre fois… En fait, on parlait du chien des Duguarret !
- Oh, Seigneur ! Stan…
- Quoi ? Tout est vrai ! Bref… Donc, imaginez notre surprise, Youri, quand le lendemain on est retourné sur place. En lieu et place d’un monstre, d’une bête du Gévaudan, d’un ours, ou au moins d’un bouledogue, on a trouvé… un chihuahua !
- Un teckel, corrigea Lonie en soupirant. Et la vérité cynologique m’oblige à ajouter que les teckels sont connus pour chasser les sangliers, excusez du peu !
- Hélonia, pardonnez votre frère. C’est sur mes questions qu’il a parlé de cette histoire. Et elle ne me fait pas douter de votre courage. Cela m’apprend même votre sagesse quand vous étiez enfant.”

Youri semblait sérieux, mais Lonie avait encore du mal à décrypter ses expressions. Le serveur lui offrit quelques instants de répit : “entremets de coquillage et crustacés, avocat et mandarine” déclara-t-il en déposant des assiettes design devant les convives. Lonie jugea urgent de changer de sujet.

“- Et si nous parlions de votre assistant numérique médical ! Sabine brûle d’en savoir plus, et honnêtement moi aussi.
- Bien sûr, oui, acquiesça Youri en reposant sa fourchette. Mais d’abord, j’ai une question : d’après vous, combien d’assistants numériques dans le monde ?
- Des centaines de million, proposa Sabine pendant que Stan osait les épaules.
- Un virgule quarante sept milliard, assura Lonie.
- Je suis impressionné, Hélonia. Vous vous tenez au courant. Mais il y avait un piège dans ma question. Oui, on estime à un milliard et demi les utilisateurs d’assistants numériques. Mais le revers du décor est différent : en fait il y a moins de vingt programmes d’intelligence artificielle. Et cinq d’entre eux (Alexa, Now, Cortana, Tinkerbell et Siri) se partage quatre-vingt-douze pourcent du marché. Votre assistant numérique est probablement le même que votre voisin !
- Mais pourtant tous les assistants numérique sont différents, réagit Stan qui s’était laissé prendre par la conversation.
- Différents en apparence. Car ils sont instanciés avec vos préférences, votre dictionnaire personnel et la voix que vous avez choisi. Mais en vrai, on retrouve les cinq même.”

Le Russe laissa son auditoire digérer la nouvelle. Personne n’appréciait être “comme tout le monde”. Et ça valait aussi pour les possesseurs d’assistant numérique. Il en profita pour déguster un peu de son château Climens. Il aimait les vins français, pourtant si différents de ses goûts habituels.

“- Shaman — mon programme — est un assistant numérique à part entière. Il ne dépend d’aucune solution du commerce. Il se base sur une première version que j’ai entièrement développé. Mon équipe lui a ajouté un accès à une base de donnée médicale pour étayer ses diagnostiques et surtout — cette partie est compliquée — il est capable d’expliquer son raisonnement, par exemple à un médecin qui lui demande conseil. Aussi, il sait s’adapter et apprendre de ses erreurs. Ce qui n’est pas très original.
- Et les robots ? voulut savoir Stan.
- Les robots de manutention ? Oui, ils sont intéressants. Vraiment. Ils sont produits par un groupe britannique. Shaman ne fait que les piloter.
- Ce n’est pas vous qui les avez développés ? demanda Sabine.
- Non, malheureusement. Je travail dans le software, le logiciel. Pas le matériel. Mais je vous assure, les robots sont très biens.”

Sabine avait de nombreuses questions, et Youri semblait ravi de lui apporter les éclaircissements nécessaires. Lonie était contente de se trouver ici, avec ces trois là. Manifestement, ils s’appréciaient bien — ce dont elle n’avait jamais douté. Même son frère savourait la conversation du Russe. À peu de choses prêt, le moment aurait pu être parfait. Simplement, le lieu était juste un peu trop guindé. Et surtout : Amanda attendait des réponses. Lonie avait bien envie d’envoyer bouler l’Unité ! Elle était payée comme consultante scientifique, rien de plus. Elle joua avec son verre de vin, se laissant hypnotiser par la couleur presque ambrée de son breuvage et la voix profonde de Youri.

“- Qu’en pensez-vous ? lui demanda ce dernier.
-Eh bien, je… En fait, elle n’en savait rien. Elle l’écoutait mais sans l’entendre. Mais ce qu’elle vit au loin lui donna une idée : je crois qu’un gentleman devrait profiter de cet instant pour m’inviter à danser.”

Avec élégance, le Russe vint lui proposer son bras, et comme d’autres couple, ils se dirigèrent vers la piste de danse. Lonie n’avait rien d’une bonne danseuse, mais le rythme du slow lui convenait parfaitement. À peine y eut-il un petit moment de confusion quand une petite bulle d’intimité se referma sur eux.

Danse

“- Vous n’écoutiez pas, n’est-ce pas ? Ce n’est pas grave.
- Si, si. C’est juste… votre voix me berçait, je pense.
- Oh, je vous fais dormir alors ?
- Je dirais plutôt que votre voix m’apaise. J’en suis la première étonnée…
- Je comprends, je crois. J’ai beaucoup penser à vous, à ce rendez-vous. Je pensais vous proposer qu’on se voit pour prouver l’hypothèse de Riemann. Mais c’était trop…
- C’était une très bonne idée. Peut-être trop ambitieuse, par contre.
- Mais trop, je dirais, insolite. J’ai pensé que le fait de vous trouver seul avec moi pourrait vous déranger. Avec votre famille, c’est mieux.
- Mieux, je ne sais pas… relativisa-t-elle.”

Un peu plus loin, Stan et Sabine étaient restés à leur table, mais les chaises s’étaient ostensiblement rapprochées. Ils parlaient probablement d’elle et de Youri… Ou peut-être de leur enfant à venir. Avec les couples, impossible à dire. Le Russe avait raison : leur présence la rassurait. Elle avait lu quelque chose là-dessus, en sociologie.

“- La famille, c’est important pour vous. N’est-ce pas ?
- Oui, c’est vrai.
- Votre premier programme, c’était pour votre père. C’était un assistant numérique. Le prédécesseur de Shaman.
- Oui, vous êtes maline : опекун, ça veut dire Gardien. On prononce Opekun dans votre langue.
- Et ce programme fonctionne toujours, si je devais parier. Il répond aux mails de votre père et il continue à diriger son entreprise !
- Les… les assistants numériques n’ont pas le droit de faire ça.
- Mais votre père a déjà eu des soucis de santé. Il vous a demandé de développer un programme qui pourrait le décharger un peu.
- Pourquoi vous pensez cela ?
- À Novossibirsk, dans la résidence de votre père, une partie du matériel médical était usagé…”

Youri semblait songeur, peut-être un peu sur la défensive. Elle resserra son étreinte. Il pouvait se sentir décontenancé, mais il venait d’échapper à un réel interrogatoire. Et probablement aussi à la surveillance numérique d’Amanda et de toute son Unité. Tout ça grâce à la logique et au bon sens. Lonie se sentit plus légère. Quand le slow finit par s’arrêter, Youri lui proposa une graine de tournesol. Elle l’accepta comme on accepte un pacte.