Le smartphone de Zoé ressemblait à celui de Monsieur Tout-le-Monde. C’était à s’y méprendre. Mais le sien disposait d’un double système d’exploitation. Celui visible par tout le monde, et l’autre, crypté, contenant ses données personnelles. Elle passait de l’un à l’autre avec une facilité déconcertante. Pratique pour suivre le boulot et la vie de famille.

Côté boulot, c’était plutôt calme. Amanda, fidèle à elle-même, lui rappelait l’importance de sa mission. Après tout ce temps, la Reine de Coeur se sentait encore obligée de la chaperonner. La convalescence de James Pratney se passait à merveille, et il serait bientôt réintégré dans le service actif. Il s’en tirait bien. Elle aussi d’ailleurs. Après tout, le type lui était littéralement tombé dessus. Conclusion : une commotion ! Elle était allée directement à la case inconscience. Bon, c’était son boulot de protéger Amanda et le petit génie, que ce soit agréable ou pas. En parlant de Chuck, elle le trouvait étonnamment muet ces dernières semaines. Zoé n’était pas dupe : il s’était entiché de la petite jeune, Lonie. Pas très original : scientifique et asociale, la gamine était quasiment la copie carbone de Chuck. En moins brillante, toutefois. Bon, cela aussi lui passerait.

Et la famille ? Là aussi, c’était plutôt calme mais elle ne s’en plaignait pas. Être la “grande soeur” n’avait rien d’une sinécure. Surtout avec quatre jeunes frères. Et surtout quand le nom de jeune fille de votre mère était Rizzuto. Les américains se plaignaient de voir cinq Familles mafieuses occuper leur territoire. à Montréal, il n’y en avait qu’une de Famille : les Rizzuto, mais elle n’avait rien à envier à ses cousines américaines. Extorsion de fond, trafic de drogue, assassinats… Quand Zoé avait été en âge de comprendre tout ça, les Rizzuto étaient la proie d’une réorganisation violente. Et la violence, ça les connaissait !

Ses parents avaient tout fait pour les tenir à l’écart de cet environnement macabre. Sa mère avait coupée les ponts avec son grand-oncle et de nombreux cousins. Malheureusement, les dispositions de la jeune Zoé n’avaient pas échappées à la Famille. Selon son dossier à la sûreté du territoire, Zoé aurait pu devenir une tueuse au service des Rizzuto si elle n’avait pas été recrutée par les services Canadiens. En réalité, le cap avait déjà été franchi, mais elle s’était bien gardée d’évoquer ce détail avec ces nouveaux employeurs.

Zoé était contente d’avoir échappé à la pieuvre. Autant qu’elle le pouvait, elle avait étendu sa protection à ses jeunes frères. Malheureusement, la tentation était parfois grande… Surtout pour le petit dernier, Sammy, qui avait tendance à se fourrer dans des galères inextricables. Aux dernières nouvelles, depuis que sa copine l’avait quitté, il n’était pas retourné à son travail… Sa mère évoquait la présence du cousin Silvio. Un mauvais présage. Zoé allait devoir parler à Sammy dès la fin de sa mission. Le portable vibra : un message non crypté.

“Votre pizza livrée en 6 minutes ! Un service Drone-Pizza.” proclamait le texto. Pour Zoé, le message était limpide : sa cible était en chemin et serait là dans 6 minutes environ. Bien plus de temps qu’il ne lui en fallait pour se préparer. Surtout que cette fois elle interprétait un simple rôle. Zoé s'était déjà retrouvée, dans des situations presque similaires, l'oeil rivé à sa lunette à attendre un client. En général le type ne s'en sortait pas vivant. Cette fois les choses seraient différentes : Zoé ne voulait que des informations. Chuck aurait sans doute pu les obtenir en piratant le système informatique du conglomérat, mais depuis l'arrestation de Sifakis et ce qui avait suivi, Chuck n'avait plus le temps pour ce genre d'exercice.

Zoé sortit ses armes : du vernis rouge carmin n°7. Elle entreprit d'en appliquer sur ses ongles. Le geste était sûr, fruit d'une longue habitude, mais cette fois-ci elle prenait vraiment tout son temps. Depuis qu'elle était dans le métier, elle connaissait l'importance des premières impressions et elle comptait bien capitaliser là-dessus.

Quand le businessman pénétra dans la pièce, Zoé était plus que prête. Elle en était aux finitions. Du coin de l'oeil, elle l'inspecta, prenant la mesure du type. En tout cas, il était bien mieux que sur ses photos. D'après son dossier, il frisait la cinquantaine mais objectivement il en paraissait dix de moins - et dans ce domaine en particulier Zoé se montrait très pointue. Manifestement il prenait soin de son corps, elle supposa qu'il faisait beaucoup de sport ce qui n'était pas pour lui déplaire.

“Bureau de Monsieur Sanford, déclara-t-elle sur un ton très professionnel.
- Je suis William Sanford ! Mais vous, qui êtes vous ??
- Oh pardon, Monsieur… Je suis Zencha Sullivan, votre assistante pour les jours à venir.
- Où est Viviane ?
- Malade, Monsieur. Elle a envoyé un mail Samedi pour prévenir.
- Mmm. Normalement, j'ai une remplaçante attitrée…
- Miss Brighton ! Elle est injoignable. L'agence m'a envoyé en remplacement de votre… remplaçante. Tout le monde est très embêté par cette situation. Mais comme je suis plus qualifiée que miss Brighton, l'agence espère qu'il n'y aura pas de problème.”

Le type intégra toutes ces données, pendant que ses yeux faisaient le tour des formes de Zoé. Elle ne s'en formalisa pas, en fait, elle comptait même là-dessus. Elle avait pris sa pose de la parfaite ingénue.

“- Zencha ? C'est de quelle origine ça ?
- D’Inde, Monsieur. Mes parents travaillaient à l'ambassade de Bombay quand ma mère est tombée enceinte…
- Et votre accent ? Ce n'est pas indien, n'est-ce pas ?
- Ambassade de Paris jusqu'à mes douze ans. Puis Berlin.
- Je vois.”

Bien sûr, rien dans cette histoire n'était vrai. Mais Zoé pouvait soutenir aussi bien une conversation en anglais, qu’en français ou qu’en allemand. Son identité alternative avait été ciselée sur mesure. Elle ne voulait être prise au dépourvu. Le type passait de son vernis à ses formes, ne sachant s'il devait opter pour la sévérité ou la mansuétude.

“- Miss Sullivan…
- Zencha !
- Zencha, vous êtes nouvelle ici, et vous ne connaissez pas encore l'entreprise. Donc pour cette fois, je passe l'éponge. Mais apprenez que chez 3Delta on valorise les initiatives, pas l'inactivité.
- Pardon. Je suis vraiment désolée, Monsieur.”

Zoé se força à rougir tout en baissant les yeux. Après tout, c'est ce qu'il attendait. Si prévisible…

“- Bon, passons. Maintenant que je suis là, je vais vous expliquer vos prérogatives. Allez voir le service informatique pour obtenir vos identifiants.
- Oh ça, je les ai déjà. J'ai des droits limités mais j'ai pu commencer à travailler.
- Très bien. Oui, on ne rigole pas avec la sécurité informatique ici. Il faut dire qu'on travaille maintenant avec le gouvernement.
- Ah oui ? Je l'ignorais, minauda Zoé.
- C'est une version de nos imprimantes mobiles qui construira la base lunaire du projet Colony. Excusez du peu… Vous dites avoir commencé à travailler, qu'avez-vous fait ?
- J'ai réorganisé votre planning sur la semaine. Essentiellement, j'ai supprimé les chevauchements, et j'ai optimisé les réunions pour réduire les temps perdus en déplacement.
- Mais… Et les autres intervenants, ils n'ont rien dit ?
- Si, bien sûr : mais je ne leur ai pas laissé le choix. C’est vous le patron, après tout.
- Effectivement. Viviane devrait apprendre à en faire autant.
- Par contre, comme je n'ai pas les droits nécessaires, il faut que vous validiez les modifications.
- Ah, oui…”

Zoé se garda bien de lui expliquer qu'elle s'était aidé un algorithme d'optimisation. Elle lui laissa un peu de temps pour consulter son planning.

“- D'ailleurs, pendant que j'y pense, j'ai commencé à consolider les budgets en fonction de vos différents déplacements. Mais il y en a un qui ne correspond à aucun projet. C'est normal ? C'est noté Tacheng.
- Tacheng ? répéta-t-il, non sans avoir tiqué. Oui, je me souviens : c’est en Chine. Mettez ça sous la colonne prospection. Des investisseurs chinois étaient intéressés par nos techniques d'impression 3D à des fins minières. Mais ça n'a rien donné.”

Tu parles, pensa Zoé. Tacheng se situant à 500 kilomètres de Kourchatov, ce n'est surement pas l'impression 3D qui l'avait mené là-bas. L’Unité manquait encore de preuves, bien sûr, mais d’après leur programme d’analyse, Sanford avait 89% de chances d’être un associé de Sifakis. Plutôt que de le faire arrêter, Amanda avait choisi de creuser un peu. Et très logiquement, c’est Zoé qui creusait !

“- D’accord Monsieur. Sinon, j’ai remarqué que c’est l’anniversaire de votre femme dans une dizaine de jours - c’est dans votre agenda - et comme vous serez à Houston à cette période, j’ai pensé que vous pourriez lui offrir un circuit de découverte de la ville. L’occasion de découvrir le Museum of Fine Arts, par exemple. Et ainsi vous pourriez manger ensemble le midi.
- Mmm ? Oui, je ne sais pas trop.
- Sinon, il y a des circuits mixtes Houston-Dallas. Cela vous assurera d’avoir vos soirées tranquilles. Je sais que les gentlemen aiment se retrouver entre hommes et discuter des affaires aux calmes.
- Effectivement, c’est beaucoup mieux. Mais ce n’est pas pour se retrouver entre hommes, vous savez. D’ailleurs si vous voulez m’accompagner à Houston…”

Si prévisible. à la fois, c’est pour ça qu’on l’envoyait elle plutôt qu’un lourdaud de Pratney. Zoé avait une conscience aiguë de l’effet qu’elle faisait aux hommes, ainsi qu’à certaines femmes. Depuis son adolescence, les hommes la voyaient comme un objet de conquête, et les femmes comme une rivale. Pas simple de se faire de vrais amis dans ces circonstances. Et puis il y avait Chuck. Lui, il semblait voir aussi bien l’intérieur que l’extérieur. Quelqu’un de rare. D’unique même. Mais pour l’heure, c’est avec son businessman qu’elle devait traiter.

“- J’en serais vraiment ravie Monsieur Sanford !
- Bill. Appelez-moi Bill.
- J’en serais ravie Bill. Mais je pense que Viviane sera de retour bien avant…”

Et pour apaiser ce refus, elle posa sa main sur celle du type. Ce qu’elle sentit la prit par surprise. à la vitesse de l’éclair, elle se recomposa un air angélique. Bon sang, elle avait été à deux doigts de crier de stupéfaction. Bravo la professionnelle ! Il faut dire qu’elle s’attendait à tout sauf à ça : elle avait entendu quelque chose d’à la fois aigu et ténu. Le bruit typique d’un servo-moteur. Sanford était équipé d’une prothèse. Cela ne paraissait pas dans son dossier. Son bras ou au moins sa main avait été remplacés par un organe artificiel. L’ensemble était recouvert soit d’une peau synthétique de très haute qualité, ou, mieux encore, de peau naturelle de culture. En tout cas, l’information était de première importance.

“- C’est bien dommage, ça. Vous avez probablement raison, Zencha. Dites-vous quand même que 3Delta a besoin de personnes aussi compétentes que vous. Je pourrais même glisser un mot en votre faveur.
- Monsieur… Bill ! Merci, je vais y réfléchir. Par contre, je pense que les membres du conseil d’administration doivent commencer à vous attendre.
- Mmm, oui. C’est vrai. Vous me biperez dans une heure afin que je puisse m’esquiver, d’accord ?
- Je n’y manquerais pas.”

Avec un dernier sourire, le type quitta le bureau. Aussitôt Zoé vérifia s’il avait laissé une session ouverte, que ce soit sur sa tablette ou son ordinateur. Bingo ! Elle introduisit la clé. Dans vingt minutes, l’Unité aurait accès à toute son infrastructure informatique. Par acquit de conscience elle fouilla ses affaires. Bonne pioche : elle reconnut les petites pilules rouges et carrés, du Tadroïecine, le traitement contre les radiations. Sur son échelle personnelle, Sanford passa de 89% de culpabilité à 100%.

La mission était un franc succès : le système informatique de 3Delta était maintenant sous surveillance, mais en plus Zoé ramenait deux scoops : Sanford était équipé d’une prothèse du bras ou de la main, et il suivait un traitement anti-radiations. Amanda serait enchantée, comme toujours. Avec un peu de chance, elle en oublierait le fiasco de Kourchatov.

Forte du sentiment du travail bien fait, Zoé avait l’esprit plus léger. Maintenant elle pouvait se concentrer sur autre chose : comment retrouver le cousin Silvio et lui faire passer l’envie de détourner ses frères du droit chemin. Au pire, elle le supprimerait. Il fallait juste réfléchir à la mise en scène adéquate pour que les autres membres de la Famille comprennent bien le message cette fois.

Confucius avait dit : “Choisissez un travail que vous aimez et vous n’aurez pas à travailler un seul jour de votre vie.” Zoé n’aurait pas pu être plus d’accord.