ZJS > Bonsoir Hélonia Broch. Je suis enchantée de faire votre connaissance. Pour le bon déroulement de cette entrevue, je propose que vous vous présentiez rapidement.
HB > Bonsoir Zoé. Tout le plaisir est pour moi. J'ai 21 ans. Je suis étudiante de troisième cycle en cursus ‘Physique des particules’. Je prépare une thèse sur l’utilisation de méthodes statistiques avancées pour la résolution de différents types de problèmes complexes.
ZJS > Mlle Broch, si vous deviez expliquer l'intérêt de ce cursus, que diriez-vous ?
HB > Pour commencer, j'aime autant qu'on m’appelle Lonie. La physique est, de mon point de vue, le chemin logique pour toute personne curieuse ou éprise de vérité.
ZJS > Que vient faire la “vérité” dans le domaine de la physique des particules ?
HB > C'est pourtant le coeur même de cette discipline. Quand un enfant demande pourquoi le ciel est bleu, vous avez deux possibilités. Soit vous vous contentez de lui dire que c'est comme ça, soit vous vous lancez à la recherche de la vérité. Parce que bien sûr, la couleur du ciel est une simple histoire de diffraction. Mais qu'est-ce que la diffraction ? Là encore, il y a une vérité à chercher. Et cette recherche, vous l'avez compris, est sans fin.
ZJS > Newton ou l'âge des cavernes ?
HB > Non : - ) Une caricature est forcément réductrice. Des tas de gens, même des gens biens, ne s'intéressent pas à la physique. Je dis seulement que quand on a un esprit curieux, quand on veut aller au fond des choses, la physique est une voie royale. Explorer depuis la Terre les secrets de L’Univers… Avouez que c'est une aventure hors du commun !
ZJS > Sans doute. Mais le plus souvent, ça prend la forme de calculs complexes, pour ne pas dire arides, n'est-ce pas ?

Lonie se demandait où voulait en venir cette journaliste. Drôle de façon de susciter l'intérêt pour la physique… Elle se dit qu’elle devait ré-orienter la discussion.

HB > Tout à fait. Des personnes limitées ou manquant d’imagination doivent trouver cela très arides. Mais si vous êtes capable de l’abstraction suffisante, alors cela n’a plus rien d’aride parce que vous prenez conscience des réalités physiques sous-jacentes. Regardez le soleil. Soit vous y voyez une boule chaude et brillante ☼, soit vous le voyez comme un formidable convertisseur Hydrogène ⇒ Hélium. Et quand je dis formidable, je parle de 600 millions de tonnes d’Hydrogène… Par seconde ! Le sous-produit de cette conversion, ce sont des rayons gamma. Ils mettront plusieurs dizaines de milliers d’années pour atteindre les couches supérieures et être transformés en photons lumineux. Excusez-moi, mais je trouve la vérité scientifique plus poétique et moins aride que l’image simpliste de la boule brillante. Et mon avis personnel, c’est qu’il en va de même pour l’ensemble des processus physiques !

Elle était contente de son petit laïus. Pas trop pédant, et faisant la part belle à l’imaginaire. Peut-être un rien accusateur, par contre. Elle attendait la suite avec impatience.

ZJS > Je pense qu’il faut ajouter à votre description que vous êtes une passionnée. Dans ce cadre, pouvez-vous nous éclairer sur l’intervention des méthodes statistiques ?
HB > Oui, avec plaisir, Zoé. On a tous en mémoire cette phrase d'Albert ♡ Einstein : “Dieu ne joue pas aux dés.” Il faisait bien sûr référence à la physique quantique. Il faut dire que c’est depuis son avènement qu’on parle autant de probabilités en physique. Les probabilités jouent d’ailleurs un rôle essentiel en physique quantique, rôle qui peut sembler contre-intuitif : ainsi, il est impossible de savoir la position d’une particule, mais là où elle “pourrait” être. En fait, cette vision elle-même est un peu biaisée. On devrait plutôt dire qu’on ignore l’état d’une particule, mais que si on parle d’un groupe de particules, alors on saura quelle proportion est dans tel ou tel état. Mais je m’égare… Toujours est-il que la physique quantique a initié une lente contagion de la physique classique. Parce que même si Dieu ne joue pas aux dés, nous si ! Et nous pouvons utiliser les théories des grands nombres pour déduire, voire prédire des événements physique dont la logique interne nous échappent.
ZJS > Pouvez-vous nous donner un exemple concret ?
HB > Prenons par exemple la matière noire. Nous savons assez peu de choses à son sujet. Nous ignorons donc beaucoup des lois qui la gouvernent. Les théories physiques qui la régissent nous échappent pour l’instant. C’est très handicapant pour la détecter, par exemple. Mais la bonne nouvelle, c’est que les statistiques peuvent nous aider. Car même sans comprendre ces lois, nous pouvons en observer les effets. Mettons que j’ignore comment fonctionne une voiture et que je n’ai pas accès à ses plans. Je pourrais quand même noter que la voiture s’oriente dans la direction du volant la plupart du temps. Il y a bien sûr des exceptions à la règle : quand je suis immobile par exemple. Je ne sais pas comment cela s’organise, mais je peux déjà prédire le fonctionnement de mon véhicule avant même d’avoir échafaudé la moindre théorie !
ZJS > Pour reprendre le cas que vous évoquiez, la détection de matière noire, comment cela se concrétise ?
HB > Ici, le problème est un peu inverse. Je mets au point un détecteur sur la base de ce que je sais des particules que je cherche. Mais comme mes connaissances sont limitées, mon détecteur ne doit pas être trop finement calibré sinon je n'observerais jamais rien. Mais si mon spectre est plus large, mon détecteur observera des particules qui ne m'intéressent pas. C’est ici que les statistiques interviennent. J’ignore presque tout de ma cible, mais j’ai une connaissance assez précise des particules de “matière blanche”. Donc en étudiant les traces qui apparaissent dans mon détecteur, je vais pouvoir statistiquement filtrer ce qui pourrait être de la matière noire et ce qui n’en est forcément pas !
ZJS > Vous parlez ici de votre contribution à l’expérience StarLab ?

La journaliste ne se trompait pas. Ce n’était pas spécialement secret, mais cela l’étonna tout de même. Le professeur Metzler était plutôt discret de nature, ce qui pouvait se comprendre quand un prix Nobel était en jeu. Les derniers résultats l’avaient-ils rendu tout à coup volubile ?

HB > Effectivement Zoé, j’ai apporté ma contribution à la version européenne de StarLab, celle de Lausanne. Ma méthode les aide à trier les résultats. Ainsi en réduisant le “bruit de fond”, il devient plus facile d’extraire les résultats significatifs, ceux qui pourraient démontrer la détection d’une particule de matière noire.
ZJS > L’équipe du Professeur Metzler semble très satisfaite de votre méthode. Ils évoquent des résultats très convaincants qui doivent paraître prochainement.

Etaient-ils tous tombés sur la tête ? Que l’un d’entre eux lâche une vague info, à la limite. Mais toute l’équipe ? C’était… inexcusable.

HB > Je serais tout particulièrement enchantée d’avoir pu les aider. Et quand l’équipe de Lausanne sera prête, je ne doute pas qu’elle nous tiendra au courant de ses découvertes. Mais, vous le savez sans doute, en science les choses prennent du temps. En l'espace de dix-huit mois, les trois centres StarLab n'ont détecté que deux particules candidates. De respectivement 2 et 5 MeV (méga-électron volt). Les équipes StarLab sont persuadée qu’il ne s’agit pas de “matière blanche”, mais leur masse semble bien faible pour de la matière noire. Est-ce qu’on se trompe sur les limites physiques de la matière noire ? S’agit-il d’une autre classe de particules, jusqu’alors inconnues ? Ou bien notre détecteur est-il biaisé ? Il est encore bien trop tôt pour le dire.
ZJS > Et pourtant, on parlerait de la détection récente de plusieurs particules dans la tranche des 10 GeV.

Oh ça oui, on en parlait assurément beaucoup à Lausanne, entre les membres de projet. Mais pas au point de laisser filtrer à une journaliste des détails si précis.

“- Angie ? Fais-moi un scan sur le web. Le site du CNRS, les sites de parutions scientifiques, tout le landerneau. Je veux savoir s’il y a des articles sur StarLab, vieux de moins de trois jours.
- La recherche est lancée.”

En attendant, elle ne savait pas comment se dépatouiller. La journaliste essayait manifestement de lui tirer les vers du nez. Et pourtant, elle semblait déjà disposer d’infos très précises. Angie lui répondit très vite.

“Réponse de première approche : non, aucun article. Dois-je approfondir?
- Oui, et lance aussi une recherche sur Zoé Saint-Juste.”

Elle retourna au clavier.

HB > Une telle découverte serait fabuleuse, Zoé. Mais c’est le genre d’information à prendre avec des pincettes. Les chercheurs sont des personnes à tourner sept fois leur langue dans leur bouche avant de dire une énormité. On perd vite sa crédibilité dans le cas contraire.
ZJS > Vous ne voulez pas nous en dire plus sur cette découverte ?

Non, elle n’y tenait guère. Pas dans ces conditions en tout cas. Angie apporta de nouvelles informations.

“- J’ai 6 réponses pour une dénommée Zoé Saint-Juste. Veux-tu consulter les photos ?
- Non. Par contre, essaie de corréler avec la base des journalistes. Recherche sur les sites de presse officiels.”

Il allait falloir jouer serré. Elle aurait dû accepter l’invitation de son frère, à la réflexion. Pour rajouter à son énervement, quelqu’un frappa à la porte. Sans doute un résidant qui voulait l’inviter à quelque fête étudiante. Lonie n’avait pas le temps pour ce genre de choses, ce soir particulièrement !

ZJS > Vous devriez ouvrir, c’est peut-être important.

La journaliste essayait de la désarçonner en faisant diversion. Le fait qu’on frappe à sa porte n’avait rien à… Mais bon sang, comment le savait-elle ?? Lonie regarda aussitôt la diode à côté de la webcam. Son système informatique était-il corrompu ?

L’autre hypothèse se glissa le long de son dos, comme de la sueur froide : c’était Zoé Saint-Juste elle-même qui tapait à sa porte. Mais comment avait-elle pu s’introduire dans la résidence, malgré le digicode, malgré le gardien ?

Si ses études en criminologie lui avaient bien appris quelque chose, c’est qu’il ne fallait en aucun cas ouvrir cette porte ! Le crime, en particulier le plus abject, nécessite un contact entre le meurtrier et la victime. Et elle n’avait pas l’intention de devenir une victime, oh ça non !

Intérieurement, elle maudit l’absence d’oeilleton sur la porte. Elle se sentait comme un animal en cage, alors que, bon sang, elle était chez elle.

ZJS > Alors ?

Mais où étaient-ils, ces amants d’un soir ? Pour une fois qu’ils auraient pu montrer leur utilité… Elle les détestait pour ça, et se détestait elle-même plus encore. Elle se savait une femme brillante, un esprit avisé, une scientifique… Quelqu’un qui réfléchissait, pesait le pour et le contre, quelqu’un qui savait toujours quoi faire. Et elle se trouvait là, comme un lapereau du jour, pris dans le faisceau des phares d’un bolide. Il fallait qu’elle reprenne la main.

“- Angie, à partir de maintenant, si tu m’entends dire le mot ‘Danger’, contacte le portail des services d’urgence et signale une intrusion.
- C’est noté.”

Avec la boule au ventre, elle se glissa silencieusement jusqu’à la porte. Elle ignorait tout de l’identité réelle de son interlocuteur. C’était peut-être un homme. Elle avait lu assez de compte-rendus d’enquête pour imaginer ce qui pourrait arriver. Demain, on la retrouverait étranglée, violée et avec des petits morceaux de verre dans les yeux… Le pire, c’est que ça ne se serait peut-être pas passé dans cet ordre-là… Avant d’en être incapable, elle ouvrit la porte - juste un peu trop vite.

Elle reçu un choc. Pas celui qu’elle craignait, toutefois : pas un violent coup de poing dans la trachée. Non, c’était autre chose. Zoé, si c’était bien son nom, était bien une femme. Pas de doute là-dessus. Et Lonie n’arrivait pas à détourner son regard.

Blonde

Elle était subjuguée et consciente de l’être. Somme toute, c’était logique : elle avait craint de tomber sur un détraqué. Alors elle sur-compensait. Et puis, même : objectivement, Zoé était vraiment… à tomber par terre. Lonie se rendit compte que quand elle se déguisait en séductrice, elle cherchait à imiter cette réalité. Tout juste arrivait-elle à la singer.

“- Je peux ? demanda l’intruse.
- Oui, oui, croassa Lonie, qui pensait plutôt que, décidément, non, elle ne pouvait pas.”

Zoé entra dans l’appartement et le temps de deux regards en diagonale sembla en prendre la mesure.

“- Merci de me recevoir ainsi. J’espère ne pas trop vous déranger… J’ai beaucoup apprécié vos réponses sur l’expérience de Lausanne.”

Lonie pensait pourtant n’avoir rien répondu du tout, rien d’important en tout cas. Elle se creusait maintenant la tête pour savoir quoi dire. Angie la devança.

“- D’après la Base Nationale des Organes de Presse, il n’existe pas de journaliste nommé Zoé Saint-Juste.
- Voilà qui est fâcheux, commenta l’intéressée avec un sourire. Désolée pour ce pieux mensonge : c’était le moyen de plus simple de vous aborder.”

Même si le sourire se voulait rassurant, Lonie ne se sentait pas à l’aise.

“- Mais qui êtes-vous, à la fin ?
- Zoé Saint-Juste. Enchantée ! En fait, je ne suis qu’une intermédiaire. Des amis voudraient entendre ce que vous avez à dire sur l’expérience de Lausanne.
- Mais je n’ai rien à dire. En fait, il n’y a rien à en dire !”

Les yeux de Zoé brillaient d’enthousiasme. Au delà du pur magnétisme qu’elle dégageait, elle donnait l’impression de contrôler son environnement.

“- Exactement, Mademoiselle Broch ! C’est ça qui me plait. Une banale expérience de physique, et vous êtes prête à la défendre bec et ongle. Mais avant toute chose, si j’ai appris quelque chose de vous, c’est que vous avez besoin de preuves tangibles. N’est-ce pas ? Alors je vais déjà vous en donner une. Contactez le portail des services d’urgence. Dites que vous avez l’autorisation ‘Horizon Scintillant Cérès Bleue’.
- C’est quoi ça ?
- Faites-moi confiance, ou à défaut faites confiance à votre gouvernement. Allez-y : faites-le !”

De mauvaise grâce, Lonie se conforma aux instructions.

Avec diligence, l’assistant virtuel du portail lui répondit : “Hélonia Eloïse Marie Broch. Affectation courante : consultante scientifique. Opération courante : Cérès Bleue.
- Plus de détails sur Cérès Bleue, demanda Zoé.
- Cérès Bleue. Opération en cours. Référents : Amanda Racksyde, Zoé Saint-Juste.
- Plus de détails, proposa Lonie.
- Vous n’avez pas les autorisations. Prenez contact avec votre référent.
- Mettez moi en contact avec mon référent, Zoé Saint-Juste, conclut-elle.
- Un instant, s’il-vous-plaît.”

Zoé semblait prendre un certain plaisir à tout cela. Dans sa poche, son portable se mit à vibrer.

“- Rassurée ? Vous êtes maline, Mademoiselle Broch. Ce qui est, à mon sens, est encore plus précieux que l’intelligence brute !
- Maline ? Je ne sais même pas ce que vous avez essayé de me prouver.
- Que ma présence ici est connue du gouvernement. Une opération officielle, en somme.”

Ca ressemblait à… Elle ignorait à quoi. Mais on disait du portail des services d’urgence qu’il était inviolable - si cela avait un sens.

“- D’accord, mettons que je vous crois… Qu’est-ce que vous me voulez ?
- Des gens importants aimeraient entendre ce que vous avez à dire sur l’expérience de Lausanne.
- Mais j’ai déjà…
- Stop ! On ne vous demandera pas de trahir des secrets, si c’est cela qui vous inquiète. Ils veulent juste votre avis.
- Mon avis ??
- Hmm hmm, opina Zoé. Et je pense aussi que vous pouvez nous aider. Vous êtes prête à me faire confiance pour l’heure qui suit ?
- Je sens que je vais le regretter.
- Je prends ça pour un oui. Alors : direction la Théière !”