“- Vous le saviez, n’est-ce pas ? Je veux dire, depuis le début, vous saviez que le point d’origine était sur Terre !”
Bizarrement, Zoé et Chuck se concentrèrent au même moment sur leurs tablettes. Seul Monsieur Pratney observa l’échange avec, semble-t-il, beaucoup d’intérêt.
“- Non, Mademoiselle Broch, nous l’ignorions, répondit Amanda. Mais la question est ici bien plus intéressante que la réponse elle-même. Qu’est-ce qui a pu vous faire penser cela ?
- Mais parce que vous m’avez fait trimer depuis le début comme si vous le saviez ! Et vous avez réuni une équipe et vous avez investi du temps, des moyens et de l’argent dans ce sens. C’est tout de même pas un hasard ?
- Un hasard, probablement pas. Mais quelles étaient les options ? Soit il s’agit de particules cosmiques, et nous aurions dépensé cette argent en pure perte ; ou bien elles sont d’origine humaine, et au vu des énergies mises en jeu, les implications sont terrifiantes. Alors, effectivement, c’était notre postulat. Et votre travail a permis de le vérifier. La démarche vous parait-elle logique ?
- Euh, oui. Je… comprends. Mais alors, pourquoi avez-vous encore besoin de moi ? Je n’ai rien contre l’idée d’un voyage, mais je ne vous serais d’aucune utilité sur place. Et puis, il y a encore tout ce que vous ne m’avez pas dit sur vous et cette unité. Depuis le début, on me dit de vous faire confiance. C’est bien joli, mais…
- Nous allons y venir, Mademoiselle Broch. Nous arriverons sur place dans environ six heures. Vous croyez que cela vous laissera le temps de poser toutes vos questions ? Si oui, on doit pouvoir commencer le briefing.”
Lonie acquiesça, mal à l’aise. C’était comme si un tapis se dérobait sous ses pieds : les réponses qu’elle attendait tant, on allait les lui servir comme sur plateau. C’était presque trop facile. Presque… Les autres avaient l’air rodés à cet exercice. Après tout, ce genre de réunion à 30.000 pieds, ça devait être banal pour eux. Le temps, pensa-t-elle, transforme tout en routine. Sur les tablettes, des diagrammes apparurent. Elle les connaissait bien : c’étaient les siens.
“- Voici la source du rayonnement, expliqua Amanda. Avec les données à sa disposition, Hélonia a réussi à remonter au point d’origine. Du fait des imprécisions de l’expérience, elle n’a pu que cibler une zone. Il s’agit d’un cercle d’environ…
- Une sphère ! En fait, c’est une sphère. Il faut envisager le problème en trois dimensions.
- D’accord : une sphère, reprit Amanda. Elle fait environ 80 km de rayon. Et son centre se situe Kazakhstan. Au Nord-Est du polygone de Semipalantisk.
- Kourtchatov ? demanda interloqué Monsieur Pratney.
- Oui : il n’y a pas d’autres villes dans le… dans la sphère. Des infrastructures ont été nécessaires pour générer un tel rayonnement. C’est notre hypothèse en tout cas. Mais faites-nous profiter de vos connaissances, Monsieur Pratney : parlez-nous de Kourtchatov et du polygone de Semipalantisk.”
L’agent éloigna sa tablette, comme si la question demandait un surplus de concentration. Lonie se dit qu’il cherchait comment introduire le sujet.
“- Certains pourraient s’en étonner, dit-il, mais je suis trop jeune pour avoir connu l’époque où Kourtchatov était un sujet sensible. Quand on est arrivé aux opérations, tous les secrets sur cette villes avaient été éventés. Mais pour nos instructeurs, c’était une autre histoire. Et ils la prenaient souvent en exemple : des hommes sont morts pour y entrer. Il faut dire que Kourtchatov a longtemps été le centre de commandement du polygone nucléaire de Semipalantisk. Les Russes ont procédés à un très grand nombre d’essais nucléaires dans cette zone, y compris des essais de surface ou atmosphériques. A l’époque, Kourtchatov était ce qu’on appelle une ville fermée : y accéder était presque impossible. Au plus fort du programme soviétique, 20.000 personnes y vivaient. Malheureusement, les soviétiques étaient plus inquiets de préserver leurs secrets que d’assurer le bien-être des populations.
- Les habitants sont tombés malades ? demanda Lonie. Mais cette ville n’est même pas russe, elle est au Kazakhstan, si j’ai bien compris.
- Pays qui appartenait à l’époque à la union des républiques socialistes soviétiques. Mais vous avez raison, Hélonia : les Russes ont utilisés ce site comme un vaste dépotoir. Avec l’arrêt du programme nucléaire et comme les effets de la pollution se faisaient de plus en plus sentir, Kourtchatov a été totalement abandonnée. C’est une ville fantôme maintenant.
- Et c’est là que nous allons ? interrogea la jeune femme. C’est vraiment une bonne idée ?
- C’est sans danger, expliqua Amanda. Nous n’y resterons que quelques heures et chacun aura son dosimètre digital. Le risque est nul.
- Nous sommes certains que c’est bien la source ? Parce que la zone s’étend quand même sur plus de 15 milles kilomètres carrés.
- Effectivement, Zoé. C’est pour cela que nous avons dirigé tous nos moyens d’observation sur le site. Nous avons aussi épluché toutes les images satellites datant de la semaine précédente. La veille de l’émission des particules, un important convoi a été repéré sur la A322. Quelques heures plus tard, un des camions du convoi est repéré à l’arrêt côté Kazakh.
- Et vous en concluez quoi ?
- Nous sommes remonté jusqu’au propriétaire du camion : Youri Stepanov. Patron d’une entreprise d’import-export, située à Novossibirsk, en Russie. Après vérification, aucun des manifestes de son entreprise ne fait état de ce déplacement. Avant d’investiguer sur le site de Kourtchatov, nous ferons donc un arrêt chez ce cher camarade. C’est à moins de 600km de Kourtchatov.
- Ce n’est pas mon domaine, nota Lonie, mais on se jette pas dans la gueule du loup, là ? James Bond fait toujours ce genre de trucs, mais je crois pas que ça soit un bon exemple.
- Stepanov est sous surveillance électronique depuis que son nom est sorti de notre chapeau. Et si nous avions plus de temps, j’attendrais de voir ce que ça donne… Et puis, ça m’arrange que notre plan de vol ne mentionne pas le Kazakhstan. Nous n’avons pas d’accord de coopération.”
Amanda avait coupé sa tablette, mettant fin au briefing. Pratney en profita pour relancer la discussion vers le programme nucléaire russe. Le gorille semblait intarissable sur la question, et tout en l’écoutant avec attention, Zoé prépara un chocolat chaud qu’elle servit à Chuck. Ce dernier se concentrait sur sa tablette. Lonie en conclut que ses gants devaient être revêtu d’un film conducteur. Amanda, de son côté, semblait plongée dans quelque obscure réflexion. Lonie supposa surtout qu’elle la faisait lanterner : elle avait promis des révélations mais elle n’avait pas l’intention de les lâcher comme ça. Sans doute que pour Amanda, tout devait se mériter.
Mais la jeune femme avait préparée son coup. Elle comptait bien les secouer un peu. Et puis, elle avait bien envie de faire étalage de son brillant esprit. Après tout, elle n’avait si souvent un tel auditoire. Alors Amanda pouvait jouer la montre autant qu’elle le souhaitait, ce n’est pas Lonie qui céderait la première. Pour tout dire, elle profitait du répit pour affûter son petit laïus. Il n’était encore que 6h30 du matin, et elle n’avait pas l’habitude de se lancer dans un discours de si bonne heure.
Pratney lui proposa un café qu’elle accepta de bonne grâce. Encore une fois, le semblant de train-train que cela supposait la laissa pantoise. Elle avait vécu la même chose à Lausanne : quelques uns des esprits les plus brillants au monde, autour de la machine à café, discutant de leur week-end respectif… Une autre définition du surréalisme. Elle avala une gorgée… et décida de reposer la tasse pour de bon. Elle n’avait jamais rien bu d’aussi corsé. Sûr, elle risquait la tachycardie.
“- Mademoiselle Broch. Je crois me souvenir que vous souhaitiez quelques éclaircissements sur notre unité.”
Tu penses, si elle croit s’en souvenir, pensa Lonie. Eh bien, voyons voir ce que tu vas penser de ça. Elle prit sa respiration avant de se lancer.
“- C’est exact, Amanda. Franchement, aujourd’hui, j’aurais dû participer à un repas de famille. Ma mère y aurait fait son déjeuner spécial sans cholestérol, mon frère aurait officiellement annoncé la naissance de ma filleule, et tout le monde m’aurait encouragé à me caser. Dis comme ça, j’imagine que ça ressemble plus à de la torture qu’à autre chose, mais en fait : c’est ma vie et à défaut d’être parfaite, je m’y suis faite. Alors, j’ai déjà beaucoup d’affection pour chacun d’entre vous, mais ce n’est pas ça qui m’a poussé à vous accompagner. D’autant que je ne pense pas pouvoir vous aider sur le terrain. Non : si je viens, c’est par curiosité. J’aimerais savoir ce qui a déclenché cette émission de particules. Bien sûr, votre unité m’intrigue aussi. Un peu. D’ailleurs, écoutez : une canadienne, un sud-africain, une américaine et un allemand monte dans un avion… Ça ressemble à une blague ? En réalité, c’est une ‘rainbow unit’ qui officie sous le couvert de l’ONU. Une unité qui a accès à des moyens logistiques importants, mais surtout à un vaste dispositif de surveillance électronique, aussi massif qu’illégal. Je continue ?”
Les réactions étaient diverses. Amanda dissimulait son étonnement sous un air agacé, Pratney essayait de cacher son hilarité, Zoé semblait gênée et il y avait quelque chose d’admiratif dans le regard de Chuck. Ainsi donc, elle ne s’était pas trompée !
“- Quelqu’un lui a parlé ? demanda Amanda. Devançant les dénégations de ses subalternes, elle ajouta : qu’est-ce qui vous amène à penser cela, Mademoiselle Broch ?
- Simples déductions. Vos noms et phénotypes induisent statistiquement vos nationalités. D’où l’idée d’une rainbow unit. Les gouvernement russe et français vous accordent manifestement des libertés d’action sur leur territoire. Ce qui plaide pour l’ONU. Ensuite, cet avion, qui démontre votre aisance au niveau logistique. Enfin, je ne crois pas que vous disposiez d’une source au StarLab de Lausanne. Vous avez ‘juste’ piraté leurs serveurs. Quand je travaillais sur la recherche du point d’origine, j’en ai profité pour consulter les logs d’activité. On y voyait les connexions des chercheurs du StarLab. Conclusion : Chuck a cloné les serveurs de Lausanne très récemment. Et si j’ai encore besoin d’ajouter quelque chose, j’ajouterais qu’il m’a fourni un jeu de données supplémentaire. Pour qu’il soit utilisable, il m’a donné une géo-localisation. Un petit centre urbain, perdu dans les montagnes chinoises. Ainsi donc, la Chine a initié en secret son propre projet StarLab ? Et vous l’avez piraté aussi.
- Je la descends tout de suite, chef ?
- Pas ici, Monsieur Pratney : cela ruinerait la marqueterie, répondit Amanda sur le même ton glaçant. Je suis impressionnée, Mademoiselle Broch. Ça ne m’arrive pas si souvent. Monsieur Hägger vous a bien choisi. Ne pavoisez pas, Lennart : j’envisage de la prendre à votre place. Bon… Vous savez l’essentiel ! Zoé vous donnera les détails qui manquent. Vous avez commis une seule erreur : vous confondez illégal et clandestin. Ce que nous faisons ici se fait dans le strict respect du droit.”
Elle se réfugia ensuite à l’avant de l’appareil, laissant Lonie seule avec le reste de l’équipe. Chacun à sa façon, ils la congratulèrent. La jeune femme avait réussi l’épreuve, un peu comme un rite de passage : elle avait affronté la Reine de coeur et elle avait survécu. Les frontières s’étaient modifiées, ils la regardaient maintenant comme l’une des leurs. En fin de compte, tant pis pour le repas de famille. A cet instant, elle était précisément là où elle devait se trouver. Elle allait au devant d’un mystère, assurément. Mais avec un tel groupe, elle n’avait pas d’inquiétude.
“- Au fait, demanda-t-elle, c’est quoi le nom de l’unité ?
- Nous sommes l’Unité de Première Investigation. Mais Chuck préfère nous appeler les Borogoves.
- Les quoi ??”
Le jeune homme recula son fauteuil pour être bien vu de tous, s’assurant d’être le centre de l’attention. Enfin, il récita :
“- Il était grilheure ; les slictueux toves
Gyraient sur l'alloinde et vriblaient :
Tout flivoreux allaient les borogoves ;
Les verchons fourgus bourniflaient.
- Je connais ça. C’est tiré… d’Alice ! C’est un poème de Lewis Caroll.
- Bravo, confirma-t-il. Cultivé en plus d’être intelligente. C’est une combinaison dangereuse : je vais vraiment finir par perdre mon poste !
- Mon bon Monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ! Mais, sérieusement, pourquoi ce poème ?
- Parce que, comme Alice, nous passons de l’autre côté du miroir !”