“- Je vais mettre ça sur le coup de la douleur. Mais ne poussez pas le bouchon trop loin, ma patience a des limites !”
Bon d’accord, elle y était peut-être allé un peu fort ! Et oui, même bourrée d’analgésiques, elle était percluse de douleur. À chaque respiration, ses côtes la rappelait à l’ordre, et à chaque parole prononcée sa pommette droite l’enjoignait au silence. Et c’était encore pire dans le miroir : toute une partie de son visage tirait vers le bleu-violacé. Mais n’empêche, elle avait raison.
“- Bah tiens ! Moi, c’est ma vie qui a des limites, et j’ai bien cru les voir ce matin. Par votre faute ! Vous m’avez manipulé et…
- Minute. De mon point de vue, c’est par ma ‘faute’ que vous êtes toujours en vie. Et qu’est-ce que vous croyez ? Tout le monde y a eu droit.
- Tout le monde ? Comment ça ?
- Il y a des fuites… On le sait depuis que vous avez parlé à Sifakis.
- C’est cet informaticien, Ikeda…
- J’aimerais bien, mais ça va au-delà. Je pense qu’un membre de l’Unité est compromis. En fait, j’ai toujours cru que c’était vous.”
Sur ce point, Lonie n’était pas vraiment étonnée, Amanda s’était toujours méfiée d’elle.
“- Vous nous avez soumis à un… test ?
- Est-ce que j’avais le choix ? On est peut-être au seuil de la création d’une arme de destruction massive… Et vous voudriez que je vous prenne avec des pincettes ?
- Non, c’est pas une arme ! Sifakis ne mentait pas… Bon, et les autres ? Comment ça s’est passé pour eux ?
- Plutôt bien. Sauf pour James, comme vous le savez.”
C’est drôle comme, sur ce point aussi, leurs avis divergeaient. Du point de vue de Lonie, James serait à jamais un Héros.
“- Pas du tout, il…
- Vous n’êtes pas objective. Et je n’ai aucune raison de justifier mes choix. Mais avouez : il devait appréhender Ginger, et elle s’est enfuie. Et une fois que ça commençait à tourner mal pour vous, il devait la stopper, et il l’a tuée. Pour un professionnel de son niveau, c’est tout de même étonnant.
- Il a tiré de trente mètres, en plein dans l’épaule ! Il ne pouvait pas mieux faire…
- J’ai lu le rapport : rupture de l’artère brachiale, qui a entraînée un collapsus et une hémorragie mortelle. Mais il n’a même pas essayé de lui prodiguer les premiers soins !
- Parce qu’il me les prodiguait à moi !
- Vous êtes, enfin, vous étiez mal en point. Mais pas en train de mourir.
- Si Pratney est coupable de quelque chose, c’est de sentimentalisme, rien de plus.
- J’ai entendu votre version des faits, Mademoiselle Broch. J’en tiendrais compte.”
Bien sûr ! Elle n’en démordrait pas… Si Lonie voulait aider Pratney, elle devrait emprunter une autre voie que celle-là.
“- Il n’y a pas que ça ! Ginger m’a parlé avant de mourir. Bon, j’étais dans le cirage, mais elle a dit… Je suis pas sûre, mais j’ai l’impression qu’elle a dit que j’avais un mouchard et que c’est ce qui l’avait alerté.
- On vous testé et re-testé.
- Je veux faire le test encore une fois. Et si c’est positif… Lonie laissa la phrase en suspend.
- Hélonia, je connais ces gens depuis longtemps, et même si vous m’appelez le Reine de Coeur, je tiens à eux ! Ginger a dit quelque chose d’utilisable ?
- J’étais vraiment dans le coaltar. Elle hésitait à en dire plus, craignant de passer pour une folle. Elle a dit que Sifakis était revenu…”
Cette idée sembla faire un drôle d’effet à Amanda. Lonie se sentit obligée de rajouter :
“- Mais c’est impossible.
- Plus qu’un pommier dans le désert ? demanda la coordinatrice.
- Oh, oui, bien plus.
- Mais ça expliquerait la seconde fresque…”
Lonie n’était pas certaine de vouloir suivre Amanda sur cette voie. Elle profita de son trouble pour prendre congé. Les morts ne reviennent pas à la vie, se disait-elle. C’était une certitude. Une obligation. En arpentant les couloirs du bâtiment, elle se rendit compte qu’elle en voulait à Amanda d’avoir eu l’air si désemparée. Elle aurait préférée être sermonnée, ou même être prise pour une folle. Elle s’était habituée à l’inflexibilité de leur chef, et elle comprenait que toute l’Unité reposait là-dessus. Si cela aussi foutait le camp…
Elle venait d’arriver en sein de la cellule scientifique. C’était une petite ruche, où chaque abeille était en blouse blanche. Cette ambiance la rassura — un peu. Ici il n’y avait pas d’idées préconçues. Et qu’une seule règle : la science. À vrai dire, pendant toute son adolescence, cette règle avait régi son univers, tenant à l’écart l’arbitraire et le hasard. Elle s’était fait un devoir d’étudier le hasard, d’en comprendre les codes et toutes les théories qui le gouvernaient. Dont la plus importante, les statistiques.
Quand elle arriva à la paillasse du technicien Tippet, elle était persuadée d’avoir un mouchard. C’est comme ça que Ginger l’avait vue venir. Comme ça que les Korvides l’évitaient. Comme ça que Sifakis en savait tant.
“-Ah ! La sémillante Hélonia… Quel plaisir de vous voir ici !
- Laissez tomber Sean, je sais de quoi j’ai l’air en ce moment…
- Ma foi, vous avez l’air d’une Amazone. Et j’ose pas imaginer la tête que doit avoir votre adversaire.”
Le jeune laborantin n’avait pas entièrement tort : Ginger était morte.
“- On m’a collé un mouchard. Il faut le trouver.
- C’est qu’on a déjà cherché… Si on avait dû trouver quelque chose, ça serait déjà fait.
- C’est logique, mais dans ce cas, je pense que c’est beaucoup plus sophistiqué. Essayez encore. Prenez des chemins détournés.
- Miss Hélonia… Je suis toujours un peu gêné quand une femme me fait ce genre de proposition.
- Sean ! Pitié, ne me faites pas rire : ça me fait mal à la pommette.
- L’os zygomatique ? Oui, il a bien pris. Vous souffrez pas trop ?
- Si… Mais ils m’ont injecté des nanosites, ils disent que ça va ressouder mes os en un temps record.
- Technologie fascinante ! Il faudra repasser que je puisse estimer la vitesse de reconstruction.
- Je le ferais. Si vous me trouvez ce mouchard !”
Ensemble ils se mirent au travail. Elle passa au scanner, une nouvelle fois. Tippet s’était pris au jeu, et il n’avait pas l’intention de la laisser partir avant d’avoir trouvé quelque chose. Il lui posait des tas de questions, lui laissant à peine le temps de répondre. Changements dans ses habitudes alimentaires ? Nouveau shampoing ? Démangeaisons inhabituelles ? Un bijou récent ? Un nouveau soutien-gorge ? Des lunettes de lecture ? Et ça continuait à l’infini. Lonie était impressionnée par l’imagination du technicien. Et sa persévérance.
“- Il n’y a pas la moindre trace de générateur, ni sur vous, ni dans vos affaires. Et on a déjà vérifié que votre téléphone était sécurisé.
- Pourquoi vous tenez tant à trouver un générateur ?
- Si vous avez un mouchard, il lui faut une pile, une batterie ou une source d’énergie quelconque…”
C’était somme toute assez logique. Et pourtant, Lonie trouvait cela bien trop réducteur. Après tout, il suffisait sans doute d’une quantité très faible d’énergie, quelques micro-volts.
“- Et si c’était… mmm… par effet piézoélectrique ?
- Précisez.
- Certains corps génèrent de l’électricité quand ils subissent une pression physique.
- Je sais parfaitement ce qu’est la piézoélectricité, mais je ne vois pas le rapport avec vous.
- Quand vous me faites vos tests, je suis immobile. Si le générateur est piézoélectrique, il est indétectable à l’arrêt. N’est-ce pas ?”
Tippet lui fit refaire les tests en mouvement — ce qui n’était pas aisé. Sans succès. Mais Lonie ne voulait pas s’avouer vaincue.
“- Et l’électricité corporelle ? J’ai lu un truc là-dessus.
- L’électrophysiologie ? Les valeurs de champs sont insuffisantes pour alimenter un…
- Un condensateur ! Chargé à l’électricité corporelle. C’est possible ?
- Plus qu’improbable. Si c’est le cas, il doit être inséré tout près de votre coeur, ou de votre cerveau… C’est le genre d’intervention dont vous vous souviendriez.
- Vérifions… Faites-moi passer un IRM !
- Mauvaise idée… Si c’est métallique et proche d’un organe sensible, ça pourrait être dangereux.
- Je suis prête à prendre le risque ! Et puis il doit bien y avoir d’autres moyens de faire ce genre de scan ?
- Il y a bien des scanners passifs, mais en terme de résolution, je suis pas sûr…”
Le laborantin n’avait sans doute pas l’esprit d’un Chuck, mais c’était quand même un vrai professionnel. Il savait de quoi il parlait et dans ce domaine en particulier, il en savait bien plus que Lonie. Persuadée qu’ils venaient de mettre le doigt sur quelque chose, ce fut à son tour d’interroger le technicien.
“- Ça marche comment vos scanners passifs ?
- Euh, en fait, plutôt que d’utiliser des radiations ou même des pulsations du champs électromagnétique, on se sert d’ondes présentes dans l’environnement du sujet. Si on avait la technologie suffisante, on pourrait le faire avec les neutrinos, vu le nombre qui nous traverse chaque seconde. En pratique, il s’agit d’ondes radios dans les bandes de fréquence du WiFi.
- Qui nous traversent mais qui sont perturbées par la matière qui nous compose.
- Exactement, Hélonia.
- Et si notre mouchard était passif ? Pas de source d’énergie, il perturbe juste son environnement…”
L’idée frappa le jeune homme. Il se retint de dire quelque chose. (Lonie aurait misé sur “C’est impossible !”) Il se lança dans une intense réflexion.
“- Euh, je peux inspecter vos cheveux ?
- Oui. Vous pensez à quoi ?
- Du gallium. Le jeune homme commença à passer ses mains dans les cheveux de Lonie. Un filament de gallium dans une fibre synthétique. J’ai lu quelque chose là-dessus. Dites, j’ai sacrément de la chance : vous m’avez pas encore donné votre numéro de portable mais vous me laissez quand même jouer avec vos cheveux. J’ai dû faire quelque chose de drôlement bien dans une autre vie.”
Il avait réussi à la faire sourire — le temps qu’elle se souvienne de sa pommette. Il faisait preuve d’une grande douceur, ce qui était tant mieux : toute la partie droite de son visage était sensible.
“- Alors ?
- Je crois pas. Mais, euh, il faudrait que je recommence. Régulièrement. Pour, euh, contrôler.
- Votre filament ? Il pourrait faire quelle taille ? Vous parliez d’un bijou. Ça pourrait être caché dans un bijou ?
- Oui, c’est tout à fait possible. Pourquoi ?”
Lonie lui montra le petit extra-terrestre sur son sac. Tippet s’empressa de le scanner, sous différents angles et avec diverses méthodes.
“- Il y a quelque chose dedans. On dirait des petites aiguilles… Moins de deux centimètres de long, j’en vois trois. Mais ce n’est ni métallique, ni magnétique. Je ne pense pas que…
- Ouvrez qu’on sache ce que c’est.”
Avec beaucoup de précautions, trois petits corps en forme d’aiguille furent extraits de l’extra-terrestre. Une fois lavés, ils présentaient une couleur crème plus ou moins prononcée.
“- Alors ? C’est quoi ?
- J’en sais fichtre rien, et je déteste ça !
- Mouais. Vous êtes conscient que vous remportez le pari que si vous pouvez déterminer de quoi il s’agit ?
- Voilà le genre de défi que je vais me faire une joie de relever.”
Tippet entraîna Lonie dans une partie du laboratoire qu’elle ne connaissait pas encore. Il lui présenta une machine — qui ne payait pas de mine — qui selon lui allait résoudre leur mystère. Lonie laissa au laborantin le plaisir de parler de sa machine. Elle connaissait bien cet état-là… Comme un gamin qui parle de ses jouets au lendemain de Noël. Elle comprenait, elle était pareille. Au bout d’un moment, toutefois, elle se sentit obligée de faire accélérer le jeune homme.
“- En gros, si je comprends bien, outre sa myriade de capteurs, ce qui fait la puissance de cette machine c’est qu’elle est reliée à un assistant numérique spécialisé dans la reconnaissance des matériaux.
- Euh, oui…”
Tippet introduit chacune des petites aiguilles. Lonie le laissa faire. Elle appréciait la compagnie du technicien, mais ça faisait bientôt deux heures qu’elle était là, et les analgésiques faisait de moins en moins effet. Elle s’installa sur une chaise, le laissant jouer avec sa machine. Un méchant mal de crane commençait à la tarauder violemment.
“- De l’os, c’est de l’os, proclama Tippet.
- C’est… Vous en êtes sûr ?
- Oui, 100% sûr. De l’os d’hominidé, même.
- D’humain ?
- Possible. Pour ça, il faudra procéder à une analyse génétique. En tout cas, ces esquilles viennent d’au moins deux sujets différents.
- Comment vous le savez ?
- Les porosités. D’après ANAM, une des aiguilles vient d’un sujet juvénile, les deux autres d’un ou plusieurs sujets adultes.
- Juvénile ? C’est à dire ?
- Si c’est un humain, tout au plus deux ans.”
Elle se rassit aussitôt. Elle revoyait la photo de cet enfant, avec Sifakis. Il l’avait appelé Isaac. Et il n’avait pas plus de deux ans. Elle avait le tournis. Il lui fallait des réponses, car ce que son imagination lui proposait était trop horrible. La réalité ne pouvait pas être aussi affreuse.
“- Je… Ce n’est pas le mouchard que vous cherchiez. Mais quand j’ai fait ma thèse d’ethnologie… je ne crois pas à tout ça, bien sûr… Mais… Certaines tribus amérindiennes utilisent de petits objets en os pour convoquer l’esprit de leurs ancêtres…”
Sans la moindre forme de politesse, elle prit congé de Tippet. Bon sang, elle avait bien du mal à s’empêcher de vomir. Avec la vague impression d’être quelque part au fond d’un gouffre. Dans sa poche, elle récupéra son téléphone portable. Il n’avait pas meilleure allure qu’elle : l’écran était brisé. Mais il fonctionnait toujours.
“- Angie !
- Oui, Lonie.
- Tu dois avoir une vidéo dans un dossier sécurisé, mot de passe : alien.
- Oui, Lonie.
- Je veux la voir.”
Elle regarda la vidéo, les deux minutes trente pendant lesquelles on avait collé cet extra-terrestre sur son sac. Malheureusement, la caméra était orienté sur le côté du réfectoire et on ne voyait pas l’auteur des faits. Elle la repassa néanmoins, une fois, deux fois. À l’arrière plan, il y avait une silhouette dont la carrure ne lui était pas inconnue.