Il y avait un réel plaisir à se promener sur le campus avec Dmitry. Un savoureux mélange entre le commun et le nouveau. Ou comment redonner du charme à des lieux qu’elle arpentait sans plus les voir.
“- Donc, on vous a posé une énigme ? demanda-t-il.
- Oui, celle-ci : il a semé loin au Nord un arbre qui est la vie.
- Vous êtes sûre qu’il s’agit bien d’une énigme ? En Russie, on dirait : qu’est-ce qui peut tourner sans bouger ?
- Une éolienne, proposa-t-elle.
- Pas mal mais non. L’éolienne n’avance pas, mais elle bouge.
- Certes. Alors disons que je donne ma langue au chat. Lonie se serait bien attelée à cette énigme là aussi, mais ce soir elle avait une autre idée en tête.
- Pardon ? Qu’est-ce que cela veut dire la langue au chat ?
- C’est une expression idiomatique. C’est quand on… eh bien… quand on abandonne à trouver la solution d’une énigme.
- Oui ? Je comprends. Qu’est-ce que ceci ?”
Dmitry montrait la statue qui campait au milieu du campus. Il avait l’air tout bonnement fasciné.
“- Mon frère, Stan, dit que c’est un grand n’importe quoi. Une petite sphère qui orbite autour d’une sphère partielle… A vous de choisir ce que cela représente.
- Je dirais la Théorie de la Grande Unification. Ou même la Théorie du Tout.
- Pardon ?? En bonne physicienne, l’idée de Dmitry l’intriguait.
- C’est de la physique. C’est l’idée que les forces de la nature…
- Oui. Que les forces fondamentales ne soient que quatre expressions d’une seule et même force unique. La physique, c’est un peu mon domaine de prédilection. Mais je ne vois pas le rapport avec cette statue.
- On peut voir une planète et un satellite. Gravitation. Ou un noyau et son électron. Electromagnétisme. La sphère partielle peut être un noyau en désintégration. Force nucléaire faible. Il manque la dernière force, mais je pense quand même que ça parle de la Théorie du Tout.”
Lonie jetait un regard perplexe à la statue. Dmitry en avait-il percé le mystère ? Son hypothèse était élégante en tout cas. Et de son côté, Lonie était persuadée d’avoir fait le bon choix : Dmitry était plein de ressources.
“- C’est possible. Pour tout dire : j’aime bien cette idée.
- Quand vous viendrez à Akademgorodok, je vous montrerais aussi une statue.
- De quoi s’agit-il ? demanda la jeune femme.
- C’est une petite souris à lunettes, qui a une blouse de laborantin. Et surtout elle tricote une hélice d’ADN.
- Ça représente quoi ?
- C’est un hommage à toutes les souris qui ont servi la science en générale et la génétique en particulier. Comme un remerciement.”
La discussion prenait un cours vraiment inattendu. Et elle adorait ça. Habituellement, quand les gens la surprenait, c’était exclusivement par leur ignorance. Pour une fois, c’était l’inverse. C’était plaisant. Dommage, ce soir elle avait un objectif à atteindre. Malgré cela, elle ne résista pas à son envie : elle se hissa sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur les lèvres de Dmitry.
“- Pourquoi ? demanda-t-il, tout en lui souriant.
- J’en avais envie. Et aussi pour vous remercier. J’ai quelque chose à vous demander. C’est en rapport à mon énigme.
- Je veux bien vous aider à trouver. Mais je pense qu’il faut des indices en plus.
- Il y a un bien un autre indice : souvenez-vous de Pi. Et merci pour votre aide, mais je crois avoir trouvé ! En fait, j’ai besoin de votre aide pour m’en assurer. Si vous êtes d’accord.
- Je vous écoute.
- Voilà, il existe une comptine pour se souvenir des décimales Pi.
- C’est impossible, il y en a une infinité.
- Effectivement, reconnut Lonie. Disons les premières décimales de Pi. Cela commence ainsi : “Que j’aime à faire connaître ce nombre utile aux sages ! Immortel Archimède, artiste, ingénieur, qui de ton jugement peut priser la valeur ? Pour moi, ton problème eut de sérieux avantages.” Si on prend la longueur de chaque mot, on obtient dans l’ordre les premières décimales.
- C’est un procédé malin, confirma le Russe.
- N’est-ce pas ? Et la comptine continue comme ça un certain temps. Bien sûr, parfois c’est un peu alambiqué. Ce qui n’est guère étonnant vu le sujet. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille ?
- Quelle puce ?
- Encore une expression idiomatique. Ça m’a fait penser à autre chose. Il a semé loin au Nord un arbre qui est la vie. La formulation aussi est alambiqué. J’ai supposé que c’était un code numérique sur le même modèle. En prenant les longueurs, on obtient 2 1 4 4 2 4 2 5 3 3 2 3.
- Vous avez appris ça par coeur ?
- Par la force des choses, oui !
- Une suite de chiffre ? Il y a une sens ?
- J’en suis persuadée. J’ai fait… euh… pas mal de recherches. Ce sont des coordonnées. 21°44’24’’ Nord par 25°33’23’’ Est.”
L’informaticien restait muet. Il semblait réfléchir à toute vitesse, mais Lonie aurait aimé l’entendre formuler un avis.
“- Alors, demanda-t-elle, à bout de patience. Qu’en pensez-vous ?
- C’est possible, oui. Mais déjà pourquoi des coordonnées ?
- Je ne vois pas ce qu’on peut transmettre d’autre avec seulement douze chiffres. Et puis l’énigme contient explicitement les mots Nord et Est.
- Nord, oui. Mais ‘est’ et ‘Est’, ce n’est pas pareil.
- Bien sûr, mais c’est justement la subtilité de l’énigme.
- Je ne sais pas. Mais je veux bien essayer de vous suivre. Même dans ce cas, il pourrait aussi bien s’agir de valeur décimales, comme dans votre comptine. 21,4424 et 25,3323 degrés. Ce qui est différent.
- Pourquoi s’arrêter à quatre décimales après la virgule ? C’est totalement arbitraire. Alors que s’en tenir à la seconde d’arc, ça se comprend. Et puis, les minutes et les secondes sont forcément inférieures à 60, ce qui est le cas dans notre exemple !
- Vous êtes persuasive, Lonie. C’est probablement la réponse à l’énigme. Et il y a quoi là-bas ? Ça doit se situer quelque part en Afrique, non ?
- C’est au Soudan, confirma Lonie.
- Il doit y avoir des photos satellite.
- Je… Lonie s’attendait à ce problème. J’ai consulté les cartes satellite. On y voit que du désert. Mais la zone n’intéresse personne : les photos sont vieilles de plus de trois ans.
- Ou vous vous êtes trompée…
- Je suis consciente que c’est une possibilité. C’est d’ailleurs sur ce point que j’ai besoin de votre aide : je dois aller sur place discrètement pour vérifier. S’il-vous-plaît.”
Dmitry sembla concentrer son attention sur la statue. Lonie savait qu’elle lui en demandait beaucoup. Trop, même.
“- Vos amis, ceux qui étaient à l'hôpital de Novossibirsk, je suis sûr qu’ils peuvent vous aider.
- Oui. Mais ce sont eux qui m’ont posé l'énigme, mentit-elle. Demander leur aide, ça serait comme… donner ma langue au chat.
- Et vous avez pensé à moi. Et sans se retourner vers elle, il continua. Car je suis Russe. Vous pensez que je connais des gens dans la mafia. C’est ce que vous pensez ? Que pour un baiser vous pouvez m’acheter ?
- Non, Dmitry. Je ne cherche pas à vous acheter. J’ai juste pensé que votre père est dans l’import-export. J’ai pensé que vous étiez plein de ressources. Et surtout j’ai confiance en vous.”
Cette fois, c’est lui qui prit l’initiative et l’embrassa. Ce fut nettement plus satisfaisant. Quand ils se séparèrent, elle se sentait… chancelante. Sans un mot de plus, il s’éloigna.
“- Dmitry ??
- Je vais vous aider, oui. Mais je viens avec vous. Et si il y a du danger, je crois que ma garde du corps devrait aussi…
- Non ! Juste vous et moi.
- D’accord. Préparez un bagage léger. J’ai des coups de fil à passer.”
Il allait l’aider ! Lonie resta un moment auprès de la statue à apprécier la situation. Elle n’avait pas prévue que les choses se passeraient comme ça. Depuis le début elle espérait qu’il l’aiderait, bien sûr, mais elle ne s’était pas attendue à ce que… Disons que ce qui c’était passé la laissait songeuse.
Elle rentra à la résidence en évitant de croiser qui que ce soit. Maintenant que l’action était lancée, elle s’était mise dans la peau d’une clandestine et naturellement elle longeait les murs. Son cerveau, lui, avait tendance à battre la campagne, et elle devait faire des efforts pour se concentrer sur ce qu’elle avait à faire : remplir une banale valise. Elle fut à deux doigts de demander de l’aide à Angie. Son Assistant Numérique avait forcément des bonnes idées en la matière, mais passer par lui, c’était prendre le risque que quelqu’un intercepte sa requête. Lonie était plus que jamais persuadée que l’Unité fourrait son nez partout et en particulier dans ses communications. Elle ne voulait pas qu’Amanda ou Chuck soient au courant de son escapade éclair. D’ailleurs, il serait toujours temps de les avertir plus tard si elle découvrait effectivement quelque chose d’utile. Elle avait fait sa bravache devant Dmitry, mais elle craignait de partir sur une fausse piste. Il était aussi possible qu’elle soit en train de se jeter dans la gueule du loup. Mais elle ne croyait pas à l’hypothèse d’un piège. Sifakis n’était pas ce genre d’homme. En plus, il tenait absolument à ce qu’elle voit les choses comme il les voyait lui.
Son sac à dos était bien loin d’être rempli quand elle reçut le message de Dmitry. Il lui donnait rendez-vous devant un bar. Il lui fallut un moment pour localiser le lieu de rendez-vous. Tout près de l’aéroport. Elle trouva ça malin : si quelqu’un espionnait leur conversation, il ne comprendrait pas pour autant leurs intentions. Elle jeta sa trousse de toilette dans le sac ainsi qu’un ordi portable, et partit retrouver Dmitry.
“- Vos coordonnées désignent un point qui est très proche de la frontière Lybie-Soudan-Egypte, expliqua-t-il. Pour la sécurité et la discrétion, je propose de passer par l’Egypte. C’est une destination très appréciée des touristes. Vous êtes d’accord ?
- Ca me va, oui. De toute façon, j’ai l’impression que vous avez un plan, n’est-ce pas ?
- Si ! On va au Caire via un avion de fret, on en a pour quatre heures. Du Caire, on descend à Abou Simbel avec un petit monomoteur, quatre heures de plus. De là, on loue un hélico pour aller jusqu’à vos coordonnées. On en a pour deux heures. Si tout se passe bien, on peut y être demain.
- Si tout se passe bien ! Mais oui, ça serait parfait. Je vous rembourserais bien sûr, mais…
- Si pour vous, être plein de ressources, c’est être riche, alors oui, je suis plein de ressources.”
Lonie avait pensé que Dmitry se montrerait beaucoup plus… Enfin, quand on dévoilait ses sentiments à un homme, habituellement, il se comportait comme en terrain conquis. Mais pas lui. Il n’avait pas fait allusion au baiser, et même, on aurait pu croire que rien ne s’était passé.
“- Je vous rembourserais, c’est une promesse.
- D’accord. J’ai confiance. Maintenant, allons-y.”
Lonie le suivit jusqu’à une contre-allée. Un vigile les introduisit dans la zone de d’acheminement des bagages. Très vite, ils se retrouvèrent sur le tarmac. C’est drôle comme cette escapade lui en rappelait une autre. D’ailleurs, l’appareil dans lequel ils embarquèrent avait des faux airs de Théière, le luxe en moins. Ils partageaient l’espace avec de lourdes caisses. Du matériel de construction d’après le marquage. Ils s’installèrent aussi bien que possible. Cela restait très spartiate mais Dmitry ne semblait pas s’en formaliser.
“- Quand nous arriverons au Caire, nous resterons dans l’avion, nous y passerons la nuit. Personne ne nous verra.
- Mais quand ils voudront décharger le matériel ?
- Il y a une erreur sur le manifeste de cette cargaison : elle ne sera déchargée que demain après-midi. Et nous, nous serons loin.
- Et pour manger ?
- J’ai prévu suffisamment de barres énergétiques. Pour l’eau, par contre, il faudra se montrer raisonnable.”
L’informaticien maîtrisait la situation. Elle avait fait le bon choix. Il était juste peut-être un peu trop professionnel. Peut-être qu’il lui en voulait de l’avoir mêlé à tout ça ? Pour éviter qu’il ne remarque son trouble, elle se plongea dans son ordi portable.
“- C’est quoi ? demanda-t-il au bout d’un moment.
- C’est une thèse. C’est intitulé : relecture du mythe d’Astérion.
- Ca parle de quoi ?
- C’est compliqué à résumer. Astérion est le nom que donne les Crétois au Minotaure. Parce qu’avant d’être une légende grecque, c’était une légende crétoise. Enfin minoenne. L’auteur de la thèse explique que la légende du Minotaure repose sur trois piliers. Premièrement, le monstre mythique lui-même. Deuxièmement, le Labyrinthe dans lequel est enfermé la bête. Enfin, le tribut que livrait Athènes à la Crète : sept jeunes hommes et sept jeunes femmes. D’accord ?
- Oui, mais on pourrait aussi citer la princesse Ariane. Et l’ingénieur Dédale et son fils Icare. Ou encore la reine Pasiphaé et le roi Minos. Et enfin, le héros : Thésée.
- Si vous êtes Athénien, oui. Les deux civilisation étaient ennemies, ne l‘oublions pas. En plus les grecs ayant perdu la guerre, ils étaient plutôt revanchards. Ils ont fait de cette légende une pantalonnade : le roi Minos fait cocu par un taureau, vous imaginez comment ça devait amuser la ménagère de l’époque ? Bref… L’auteur de la thèse essaye d’établir les vérités historiques concernant cette légende. Le tribut versé par Athènes, par exemple. Il est attesté par plusieurs sources. Et cet étrange palais trouvé à Cnossos, comportant plus de mille pièces, des couloirs, des impasses, des passages tortueux : ne s’agirait-il pas du Labyrinthe ?
- Toutes les légendes sont basées sur un ou des faits réels, non ?
- C’est ce qu’on dit, oui, opina Lonie. Et c’est ce que défend l’auteur de cette thèse. Et si deux des piliers de cette légende sont vrais, qu’en est-il du troisième ? Sur quel fait réel, le Minotaure, Astérion, est-il basé ? Ne serait-ce que ce nom : Astérion ! Littéralement : venu des étoiles. Et nous ne sommes pas à une époque où on parle d’ovnis. Lonie se rendit compte qu’elle s’était un peu emballée en défendant ces idées. Elle ajouta, plus calmement : enfin, c’est ce que dit l’auteur.
- Je vois… Donc une chimère d’homme et de taureau aurait vécu en Crète ?
- Non, non, bien sûr. Propagande athénienne. Mais quelqu’un de différent, sans doute. Assez différent en tout cas pour qu’on le protège dans un complexe labyrinthique. L’idée est intéressante, je trouve.
- Je veux bien être d’accord. Il y a un rapport avec ce qu’on va chercher dans le désert ?
- Euh, a priori, non. Cette fois, on ne court pas après une légende.
- Pas si sûr, tempéra-t-il. Dans la mythologie nordique, il y a bien un arbre de vie, non ? Yggdrasil, je crois.”
La conversation continua un bon moment. Dmitry était cultivé, et ce qu’il ignorait, il était prêt à l'apprendre de la bouche de Lonie. La jeune femme aurait aimé que la conversation ne finisse jamais. Pour une fois, elle avait l’impression de parler… à un égal. Pas à un clone, les champs de prédilection de l’informaticien étaient bien différents des siens. Mais à quelqu’un qui avait assez de répondant pour soutenir la discussion, voire assez de jugeote pour mettre en doute les convictions de la jeune femme. Malheureusement, les vibrations lancinantes de l’appareil eurent raison d’elle et Lonie finit par s’endormir.
A un moment, elle émergea du sommeil, réveillée par le calme anormal. Pendant la nuit, elle s’était affalée contre Dmitry, et bavait littéralement contre son épaule. Le jeune informaticien, lui, était parfaitement alerte et bossait sur son ordi. D’après le peu qu’elle en vit, il travaillait sur un programme. Il lui souffla : “- Shh, on vient de se poser, tout va bien, rendormez-vous.” Dans un demi-sommeil, elle pensa à son père, qui venait la rassurer après un cauchemar. Elle se rendormit pour de bon.
Il était en train de ranger leurs affaires quand elle se réveilla totalement. Il s’arrêta juste le temps de lui tendre un petit paquet. “Baklava” commenta-t-il succinctement. L’odeur de miel la titilla, elle s’empressa de goûter le dessert. Trop lourd pour elle, mais elle appréciait l’attention. Elle l’aida à finir les sacs et ils sortirent de l’appareil, en silence. Le soleil n’était pas encore levé, mais Lonie sentit la chaleur l’envelopper. L’horizon rougeoyait déjà. Dmitry la guida vers un petit avion sur le bord de la piste. Vraiment tout petit et avec une seule hélice. Pas exactement rassurant.
“- On attend le pilote ? J’espère qu’il est qualifié.
- J’espère que vous avez toujours confiance : c’est moi le pilote. J’ai reçu les qualifications, oui.
- Oh… Lonie n’était pas certaine si cela devait la rassurer, ou non. Elle choisit d’être optimiste : d’accord, je me lance dans le vide !
- Si on en arrive là, il y a les parachutes” ajouta-t-il, pince-sans-rire.
Le monomoteur était plus confortable mais aussi plus bruyant. Même les casques ne les protégeaient pas complètement des trépidations assourdissantes de l’appareil. De surcroît, Lonie ne voulait pas déconcentrer Dmitry, aussi qualifié soit-il. A la réflexion, elle ne l’avait pas vu dormir depuis leur départ. Et si, en temps normal, elle aurait pu y voir une formidable qualité, à l’heure actuelle elle s’inquiétait des capacités de récupération de l’informaticien. Et de ses réflexes.
De temps à autre, Dmitry lui indiquait le sol, lançant des phrases comme “là-bas, c’est Gizeh” ou “nous allons survoler Louxor, observez le site de Karnak”, ou encore “regardez : mon temple préféré, celui d’Hathor”. Et comme ils approchaient de leur destination : “Assouan ! Il faut voir la première cataracte” puis “à droite, l’île de Philaé, un jour je vous montrerais le temple d’Isis”. La jeune femme se laissait prendre au jeu, la passion de Dmitry était communicative. Lonie s’imaginait descendre le Nil à bord d’une felouque. Aurait-elle pu être une Cléopâtre, courtisée à la fois par César et Marc-Antoine ? Non, bien sûr : elle ne croyait pas à la réincarnation. Dmitry la ramena sur terre : “On amorce la descente vers Abou Simbel. Dommage qu’on n’ait pas le temps pour du tourisme.”
Une fois posés, il lui accorda à peine le temps de se dégourdir les jambes. Il l'entraîna vers un ensemble de hangar. Là-bas, ils furent accueilli par des compatriotes de Dmitry. L’informaticien était manifestement le bienvenu et tout le monde parlait russe. Lonie décrocha rapidement et décida plutôt de profiter des rafraîchissements et de l’air climatisé. Dmitry lui présenta leur pilote, un homme d’âge mûr et qui inspirait confiance. L’hélicoptère, par contre, avait plutôt tendance à inspirer la crainte. A commencer par ses formes futuristes - aérodynamique disait Dmitry. Un hybride d’avion et d’hélicoptère, capable aussi bien de maintenir une vitesse de croisière hallucinante, que de faire du surplace si besoin. Techniquement très évolué, mais ressemblant trop à un prototype aux yeux de Lonie. Dmitry fit son possible pour la sécuriser. Une fois montés dans l’habitacle - plutôt spacieux - il entreprit de la faire parler.
“- Votre soeur, elle est enceinte, cela se passe bien ?
- Sabine, c’est ma belle-soeur. Ils ont fait une autre échographie de contrôle dernièrement. Tout va très bien.
- Les futurs parents doivent être heureux ?
- Très, et la future marraine aussi. Mais comme ils sont tous les deux dans le milieu médical, j’ai l’impression qu’ils stressent plus que la moyenne. Mais c’est de la déformation professionnelle je pense.
- Normal, c’est un moment unique, avoir des enfants. Vous pensez en avoir, un jour ?
- Houlà ! Je ne sais pas… Lonie préféra changer de sujet : je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que vous connaissiez bien ce pays. J’en viens à me demander si nous n’avez pas choisi cet itinéraire à dessein. Vous vouliez me faire découvrir le Nil et l’Egypte des Pharaons, n’est-ce pas ?
- Je suis découvert. Peut-être qu’il y avait un chemin plus court, oui. Mais j’aime ces endroits, j’avais envie que vous les aimiez aussi…
- Je dois dire que l’idée de descendre le Nil sur une des ces jolies embarcations…. Mais parlons plutôt de vous. Comment va votre famille ?
- Je n’ai que mon père, et il est dans le coma, comme vous savez. Son état est stable.
- Ah oui. Lonie se serait donnée des claques. Stable, c’est déjà une bonne nouvelle.
- Pas vraiment, non. D’après les docteurs, il n’y aura plus d’évolutions. Mais je ne suis pas prêt à…
- Oh… Je suis vraiment… idiote, pensa-t-elle. Il y a quelques années, mon père est parti, on me l’a arraché. Elle posa sa main sur la sienne, il ne se déroba pas. On est jamais prêt à ça.”
Une bulle se créa autour d’eux, comme le centre calme au coeur d’un ouragan, un oasis dans le désert. Elle cala sa tête sur son épaule, il referma son bras autour d’elle. Au milieu de nul part, ils s’étaient trouvés. Le pilote finit par crever la bulle.
“- Il dit qu’on arrive aux coordonnées, et qu’il y a quelque chose, traduisit Dmitry. Allons voir.”
Par la verrière du cockpit, ils devinèrent d’abord une tache plus sombre sur l’océan de sable. La vie. Le vert et l’ocre d’un immense arbre dominait un village de tentes blanches. On apercevait des groupes d’enfants qui jouaient à l’ombre de cet improbable végétal, des hommes et des femmes à la peau sombre menant un troupeau de chèvres. Une herbe jaune et rêche s’accrochait au flanc des dunes. Lonie se dit que si l’Eden n’avait pas été qu’un mythe, il avait dû ressembler à cela.
“- C’est impossible, dit-elle.
- C’est impossible, confirma-t-il. C’est un des endroits les plus inhospitaliers au monde. Et pourtant…
- On peut se poser ? Je dois voir ça de plus près.”
L’hélicoptère se posa un peu à l’écart du village. Des adolescents vinrent à leur rencontre en courant. En riant, ils leur touchaient la main, l’épaule ou les cheveux et repartaient aussi vite sous la protection de l’arbre pour recommencer un peu plus tard. Les adultes les saluaient, timidement, d’un signe de tête. Vu du sol, l’arbre semblait plus massif encore, il culminait au moins à trente mètres de hauteur. A ses pieds, le sable avait pris une teinte sombre, proche du marron.
“- Je l’ai déjà dit, mais : c’est impossible ! C’est un baobab ?
- Non, la forme, la couleur, les feuilles, rien ne correspond.”
Comme attirés par un aimant, ils s’approchèrent. Un arbre de vie, pensait Lonie. Yggdrasil ? Sur leur passage, les gens s’écartaient respectueusement. Quelques femmes plus courageuses venaient toucher ses cheveux, et les saluaient de quelques mots que Lonie ne comprenait pas.
“- Qui sont-ils ? demanda-t-elle.
- Des nomades…
- C’est un village. S'ils ont été nomades, ils ne le sont plus.
- Exact.”
Lonie estima la circonférence à une quinzaine de mètre. Pendant que Dmitry cherchait sur son téléphone des informations sur ces gens, Lonie s’approcha encore. Elle toucha l’arbre. Au premier contact, il lui parut frais. C’est l’humidité qui donne cette impression, pensa-t-elle, mais ici, c’est tout bonnement… Elle préféra éviter le mot impossible. Elle remarqua de profondes marques en croissant de lune sur l’écorce. Qu’est-ce que cela pouvait bien dire ? Elle avait l’impression de se trouver devant un sujet d’étude totalement vierge. Des quantités de questions et aucune réponse, une infinité de directions à explorer et aucune certitude. Cela lui donnait le tournis, littéralement. Elle s’accroupit un instant. Elle sentit la main de Dmitry sur sa nuque.
“- Ca va ? demanda-t-il.
- Oui, juste un coup de chaud. Ces marques, je me demandais à quoi ça correspond.
- J’en ai déjà vues des comme ça… Ce sont des traces de canules, on les enfonce dans l’écorce pour faire couler un peu de l’eau retenue à l’intérieur.
- C’est… hallucinant.
- Moi, je m'intéresserais plutôt à ces marques-là.”
Bien plus haut, à intervalles réguliers, l’écorce avait été creusée, gravée. Du fait de l’ombre, il était difficile d’être plus précis, mais Lonie pensait y voir deux lignes différentes. Armée de son téléphone, elle en filma toute une portion. Après avoir éclairci l’ensemble, elle zooma sur plusieurs marques. Il s’agissait de symboles, mais la cicatrisation de l’arbre les rendait imprécis. Elle finit par en reconnaître un, très simple et encore assez net : un cercle contenant sept points. Une éternité plus tôt, Chuck lui en avait montré un, totalement identique, dessiné à Kourtchatov et issu de la tablette de Phaistos. Lonie sentit des frissons lui parcourir la colonne vertébrale.
Elle caressa une nouvelle fois l’écorce du végétal, comme pour entrer en communication avec lui. Et d’un coup terrible, elle eut une vision, aussi nette qu’un éclair, et aussi puissante que le tonnerre. Sifakis avait été ici, et d’un geste identique au sien, il avait caressé cet arbre. Il l’avait choyé, protégé. Cet arbre, c’est lui qui l’avait fait poussé. Elle le revit aussi, moins nettement, dans sa cellule, caressant avec une tendresse identique son médaillon. Lonie se releva, avec un goût de sable dans la bouche, elle avait dû perdre connaissance un bref instant et tomber.
Elle dit à Dmitry qui se tenait à côté d’elle, visiblement inquiet :
“- Tout va bien… L’arbre : c’est un pommier ! J’en suis certaine !
- Je vous crois Lonie. Et si je ne me trompe pas, ces gens sont des Toubous. Des nomades qui vivent entre la Libye et le Tchad. Ils exercent parfois une forme de pastoralisme. Ils correspondent à la description.
- Libye et Tchad ? Alors nous sommes en dehors de leur zone territoriale.
- Oui, c’est vrai. Mais de peu.”
Depuis qu’ils étaient arrivés au contact de l’arbre, les nomades semblaient se désintéresser d’eux. Même les plus jeunes. Toutefois, derrière eux, une toute jeune femme portant un bébé s’approchait. La jeune femme leur présenta l’enfant et se lança dans une longue tirade dont Lonie ne comprit pas le moindre mot.
“- Que veut-elle ?
- Elle vous prend sans doute pour Aphrodite. Elle doit vouloir que vous bénissiez l’enfant.
- Sérieusement, Dmitry, qu’est-ce qu’elle dit ?
- J’ai beaucoup voyagé mais je ne connais pas toutes les langues de Babel.
- Mais Opekun ? C’est quasiment une IA, non ? Elle pourrait faire la traduction…
- Si le langage de ces gens est bien documenté, en théorie oui. Mais c’est loin d’être simple.
- Alors ? En souriant, elle ajouta : vous attendez quoi ?
- Tedas, demanda Dmitry à l’attention de la jeune nomade, Tedaga ?”
La jeune femme opina, un peu incertaine. Dmitry se mit au travail sur son téléphone. Pour qu’il puisse travailler tranquillement, Lonie récupéra l’attention de la jeune femme. Elle et l’enfant semblaient bien portant. Utilisant une langue venant du fond des âges, mélange de gestes et de mots, Lonie se présenta. Elle apprit de la même façon le nom de son interlocutrice, Tafat, et de l’enfant, Youba.
Le petit garçon avait peut-être un an, mais Lonie s’estimait très mauvaise dans ce domaine d'expertise. Il ouvrait de grands yeux curieux sur les étrangers, mais à aucun moment il ne lâchait Tafat. La communication était très limitée, mais on comprenait que Tafat avait une requête particulière concernant l’enfant, elle n’arrêtait pas de montrer l’enfant à Lonie. Avait-il besoin de médicaments ? Il semblait pourtant en bonne santé.
“- On peut faire un essai, estima Dmitry. Opekun doit pouvoir traduire vers et depuis son langage. Mais je vous préviens, il y a moins de quarante-cinq mille personnes qui parlent le Tedaga sur Terre.
- Vous vous souvenez : j’ai confiance. Maintenant, allez-y, traduisez ce qu’elle dit.”
Il fallut un moment à tout le monde pour prendre ses marques. Tafat se montra tout d’abord sceptique à l’idée de parler à un morceau de plastique.
“- Je suis Tafat. Nous avons écouté les mots. Nous avons suivi les enseignements. Nous respectons le Grand Arbre qui est la Vie. Quand la voix artificielle d’Opekun prononça ses mots, ils résonnèrent tout particulièrement aux oreilles de Lonie.
- Étais-tu là quand l’Arbre a été planté ? demanda Lonie par l’intermédiaire du téléphone.
- J’étais là. Le doyen gris nous a montré l’Arbre. Il a dit : si vous protégez l’Arbre, l’Arbre vous protégera. J’étais là. Il a dit le prix pour mon peuple. Alors je suis ici.
- Le doyen gris ? demanda Lonie à l’adresse de Dmitry. La traduction est fiable ?
- En tout logique oui. Le reste semble cohérent.
- Youba est vaillant, reprit Tafat. Il deviendra un garçon fort. Permettez-nous de rester auprès de l’Arbre et je vous donne Youba.”
Lonie resta sans voix. Une seule pensée tournait en boucle : “Oh mon Dieu ! Cette femme, cette mère, est prête à nous donner son propre enfant, la chair de sa chair !” Elle revit la photo de Sifakis à l’aéroport, et du petit être qui l’accompagnait. Comment s’appelait-il, déjà ? Isaac ? Il venait d’ici, Lonie en aurait mis sa main à couper. Étrangement, ce prénom ne collait pas au langage des nomades. Et comme si les choses n’étaient pas assez terribles comme ça, un verset de la Genèse lui revint en mémoire : “Prends ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; va en pays de Moriah, et là offre-le en sacrifice !”
Lonie faisait son possible pour ne pas vomir. Elle avait l’impression que, dans le village, il commençait à régner une certaine agitation. C’était peut-être son imagination : l’endroit ne lui paraissait plus si idyllique. L’Eden ? Tu parles, plutôt l’Enfer, oui. Elle se concentra sur Tafat. Qu’est-ce qui pouvait pousser une mère à immoler son enfant ? Elle allait le demander à Dmitry, mais elle remarqua que son attention était braquée sur le village. Ainsi donc, ce n’était pas que son imagination, en fin de compte. Elle repéra des éclats de voix. Des gens courraient. Ils semblaient s’écarter de…
L’homme était grand, immense, dégingandé. Elle pensa à ce vieux dessin animé qu’elle avait vu avec son frère : Evangelion. Le type était bâti comme une EVA. Le regard fixe d’un tueur sans état d’âme. Avant même d’avoir vu la machette qui pendait au bout de son bras, Lonie savait de qui il s’agissait : l’Assaillant Numéro Deux. Et cette fois-ci, parmi les gentils, personne n’était armé. Venir sans l’équipe, refuser la garde du corps de Dmitry, pas à dire, Lonie avait pris un tas de bonnes décisions. Son rythme cardiaque montait en flèche, et la peur commençait à s’insinuer dans chaque parcelle de son corps. Avait-elle retenu la leçon de Kourchatov ? Elle le saurait très bientôt.
Dès qu’il aperçut le géant, Dmitry se posta juste devant elle : “- Restez derrière moi, ce gars semble dangereux. Mais c’est qui ?” Si elle n’avait pas eu la gorge nouée, Lonie aurait pu lui dire qu’il valait mieux fuir, partir aussi loin que possible, disparaître à jamais. Mais elle ne pouvait ni parler ni bouger. La petite fille qu’elle avait été lui soufflait que son cerveau accaparait toutes les ressources à la recherche d’une solution, mais c’était des foutaises. La vérité, c’est qu’elle fuyait une réalité inacceptable…
L’assaillant arma son bras et la machette cingla vers le cou de Dmitry. De justesse, l’informaticien s’était glissé sous la lame. Sans réfléchir, il frappa le géant sous les côtes flottantes. Autant frapper un rocher, pensa Lonie, mais le Russe l’ignorait. La machette zébra l’air, manquant de peu sa cible. D’un bond malhabile, Dmitry réussit à se mettre à l’abri quelques secondes. La machette sifflait encore, mais cette fois le jeune homme avait prévu le coup, il en profita pour porter un direct dans la trachée de l’assaillant. Sans plus d’effet. Manifestement, Dmitry commençait à prendre la mesure de son adversaire. Ou la démesure… Lonie n’arrivait pas détacher ses yeux de cette parodie de combat. Elle en connaissait déjà l’issue : l’informaticien n’avait aucune chance. Il se démenait comme un beau diable pourtant. Devant les gestes vifs du géant, il enchaînait les bonds et les roulades, évitant les coups et frappant à chaque occasion. Mais il ne faisait que repousser l’inévitable.
Une fois Dmitry mort, l’assaillant s’en prendrait à elle. Puis ensuite à l’enfant, Youba. Lonie se retourna, espérant que Tafat soit partie en courant, emportant l’enfant loin de cette folie. Mais la jeune mère était là, criant quelque chose que Lonie ne comprenait pas. Elle indiquait les racines de l’Arbre. Là-bas, quelque chose brillait. Comment ne l’avait-elle pas vu plus tôt ?
Lonie tira de toutes ses forces pour extraire le poignard profondément enfoncé dans le bois. La feuille de papier glissa sur le sol sans que Lonie ne lui prête attention. Elle l’avait enfin son arme. Bon, ça ne l’avançait guère : James Pratney, expert en combat rapproché, avait perdu face à un tel assaillant. Elle n’aurait sans doute qu’un seul coup à porter, il faudrait qu’il soit décisif si elle voulait l’emporter. La dernière fois, à Kourchatov, elle avait essayé de viser le coeur de leur ennemi, mais c’était une mauvaise idée. Dalton avait réglé la situation d’un tir en pleine tête. Avec un poignard ça serait plus compliqué, mais ça restait la meilleure option.
Dmitry semblait en mauvaise posture, son bras gauche pendait contre son flanc. Le temps ralentit puis s’arrêta. Ce combat, c’était celui de David contre Goliath. Là, sous l’arbre mythique, Yggdrasil, Lonie sut ce qu’elle devait faire. Atlas, se souvint-elle, le nom donné à la première vertèbre. En frappant juste au-dessus, de biais, la lame s’enfoncerait loin dans les centres nerveux. Assurant sa prise à deux mains sur le poignard, la jeune femme s’élança dans le dos du géant puis s’armant de toute la force et toute la rage qu’elle avait réussi à accumuler, elle bondit.
Lonie et sa proie partirent à rouler vers l’avant, le choc lui avait arraché l’arme des mains. Elle se releva tant bien que mal, un peu sonnée mais prête à se défendre. Mais sous l’assaillant une marée sombre commençait à abreuver les racines de l’Arbre. De son cou, le manche du poignard dépassait. Celui-là au moins ne se relèverait pas, pensa-t-elle. Dmitry clopina jusqu’à elle.
“- Vous êtes surprenante, Lonie, mais la prochaine fois, j’aimerais un rencard plus normal si possible… Je crois que je me suis cassé le bras.”
Elle le serra dans ses bras, heureuse d’être en vie. Elle récupéra un téléphone qui traînait, l’écran cassé. Elle tapa un message à l’attention d’Amanda. “Tracez ce portable et envoyez la cavalerie.”
Tafat s’approchait en portant une feuille de papier. Celle qui avait été retenue par le poignard, comprit Lonie. Elle lut le message : “Considérez cet Arbre, et demandez-vous ce que vous et vos amis avez fait de bien dans ce monde…”