Bébé

Dmitry tenait confortablement le petit être entre ses bras, avec une aisance qui ne laissa personne indifférent. À la vue de ce spectacle, Lonie était toute chose. Elle essayait de ne rien montrer de son trouble. Tout le monde était déjà si ému… Les heureux parents, pour commencer. Ils semblaient presque aussi fatigués l’un que l’autre… ce qui était abusé pour Stan — mais Lonie n’avait pas le coeur à le chambrer maintenant. Non, ce qui était le plus notable chez eux, c’était leurs regards. Ils avaient changés ces regards, et surtout ils ne lâchaient jamais vraiment le bébé, même ici, dans ce lieu sécurisé, à l’hôpital. Il y avait maintenant entre eux quelque chose de tout petit — pour ne par dire minuscule — et néanmoins plus grand que… que tout ! Difficile de pas les envier… Et puis il y avait leur mère, Sophie, qui a cinquante-cinq ans venait d’hériter d’un petit-fils et d’un gendre en puissance. Pas de doute, elle était aux anges ! Effectivement, le tableau était idyllique, pas de doute là-dessus. Mais Lonie n’arrivait pas à s’y intégrer. Peut-être que c’est Chuck qui avait raison : en passant de l’autre côté du miroir, dans ce cinéma du Kazakhstan, elle avait perdu son Innocence.

“- Je sens bien que c’est indiscret, remarqua Dmitry, mais pourquoi le prénommer Jonas ?”

C’était très direct… Il y eu un flottement, un silence gêné de la part des Broch. Lonie chercha les mots, les mots justes… Mais sa mère lui coupa la politesse.

“- Ce n’est pas indiscret du tout, cher Dimitri ! Mon mari s’appelait Jonas. Il nous a été arraché il y a cinq ans.
- Sept ! rectifia Lonie avant même de s’en rendre compte.
- Oui : sept ans… Tu as raison, ma chérie. Donc, vous comprenez Dimitri, c’est un hommage, une façon d’honorer sa mémoire. Il en aurait été très fier, ajouta-t-elle à l’attention de ses enfants.
- Je comprends, Madame Broch. Je pense que ce jeune garçon saura porter ce patronyme dignement.”

L’informaticien avait marqué des points. Son phrasé lent et son accès russe n’y était peut-être pas pour rien, sa mère semblait sous le charme. Ou plus prosaïquement, c’était peut-être l’arrivée du petit-Jonas qui la mettait dans de si bonnes dispositions. Ces dernières années, elle s’était aigrie. Elle avait toujours été caustique, voire acide. C’est elle qui la première avait inculqué la rigueur scientifique à ses enfants. Stan en avait aussitôt pris le contre-pied. Et si Lonie s’y était engouffrée, ce n’est que parce que son papa avait réussi à lui montrer qu’il y avait une poésie infinie sous cette apparente rigueur. Leur mère les noyait sous les sciences dures, et leur père les amenait au planétarium. Ils avaient été comme le feu et la glace, ces deux-là. Jonas… Sept ans après, elle avait encore du mal à dire son prénom. Il faudrait bien qu’elle s’habitue : pour le meilleur ou pour le pire, c’était maintenant le prénom de son filleul.

Son filleul ! C’est fou ce qu’il était chou ! Elle s’émerveilla de la finesse de ses petits doigts. Pas à dire, quel beau bébé. Et quand vint son tour de le prendre dans ses bras, elle s’en voulut d’être plus empotée que Dmitry. D’ailleurs, elle eut l’impression que Stan et Sabine étaient un peu plus inquiets aussi. Bah, elle se plongea dans les yeux du petit-Jonas, et tout le reste n’eut plus aucune importance. Elle lui parla du flux ultra-violet qui baignait l’Univers pendant la phase de ré-ionisation. Que c’est là que les premières étoiles, géantes et turbulentes, avaient vu le jour. Que cette génération, instable et grossière, avait ionisé l’Univers, le faisant alors totalement sortir des âges sombres. Quand Stan était venu récupérer son fils — tout en bougonnant sur l’affect atrophié de sa soeur — elle avait conclut, en expliquant au bébé, que c’est suite à la ré-ionisation qu’une nouvelle génération d’étoiles avaient pu émergée. Des étoiles plus stables, plus raffinées que leurs parents. C’est seulement à cet instant que Stan comprit qu’elle ne parlait pas que d’astro-physique.

Lonie et Dmitry furent les premiers à partir. En fait, Lonie ne voulait pas qu’ils se fassent inviter par sa mère ! Elle voudrait qu’ils restent dormir, et… Et c’était au-dessus de ses forces.

“- Désolé pour ma mère…
- Pourquoi ?
- Déjà parce qu’elle t’appelle Dimitri.
- Elle pourrait m’appeler Antoine, ça ne serait plus grave. Tu veux que je te ramène chez toi ?
- En fait, je pensais rester ici, à Paris, quelques jours. Histoire de re-passer voir Jonas…
- Je comprends. J’ai pris mes quartiers dans un bon hôtel… Si tu n’as rien à faire, nous pouvons le faire ensemble.
- D’accord.”

Quand ils s’installèrent dans la voiture de Dmitry, il la positionna en mode automatique, et se concentra sur son ordinateur portable.

“- J’ai un peu de travail à finir, expliqua-t-il. Cela ne te dérange pas ?
- Non. Tu veux que je te laisse programmer tranquillement ?
- Pas du tout ! Je peux faire deux choses à la fois, parler et programmer. C’est juste : je serais un peu moins concentré.
- Ça me va.”

Elle essaya de se pencher pour voir sur quoi il travaillait. Il utilisait un langage informatique qu’elle ne connaissait pas. Elle souvenait qu’il avait utilisé le même dans l’avion qui les menait en Égypte. C’était peut-être le moment de lui parler de quelque chose.

“- Tu es doué comme informaticien.
- J’essaye.
- Plus que ça ! On n’a pas eu l’occasion d’en reparler, mais comment tu as réussi à traduire le langage des nomades aussi vite, c’était impressionnant.
- C’est surtout Opekun qui est impressionnant, relativisa l’informaticien.
- C’est toi qui l’a programmé : c’est pareil. Tu crois qu’on aura l’occasion de retourner en Égypte ?
- Bien sûr. Il y a tant de choses à voir là-bas.
- Dont le temple d’Hathor… Tu as dit que c’est ton préféré.
- Oui. Vrai. Aussi pour des raisons… comment dites vous… sentimentales. J’ai participé à une campagne de fouilles là-bas.”

Lonie hésita à creuser dans cette direction. Elle avait lu les ‘bio’ des acteurs principaux de cette enquête. Elle marchait sur des oeufs.

“- Quelle chance !!
- Oui ! Mais ce n’était pas facile, sais-tu. Les conditions climatiques étaient compliqués. Il y a eu des tempêtes de sable terribles. Et nous écoutions la radio tous les soir, car la situation politique nous inquiétait.
- Tu étais dans l’expédition Lavalette, c’est ça ? Vous vous inquiétiez pour le conflit en Jordanie ?
- Oui. C’était une époque différente. Nous étions tous… partagés. Mais quand les blindés syriens ont commencé à descendre vers la frontière, nous en étions tous à espérer que l’Égypte intervienne.”

L’informaticien revint à son code. La jeune femme, quant à elle, rumina toutes ces informations. La politique n’était pas son fort, mais ces derniers jours elle avait révisé son histoire du moyen-orient. Rien ne collait. Ou alors, ça collait trop bien.

“- J’aurais bien aimé être là, remarqua Lonie. Mais en 70, je n’étais pas née.
- Oui. Je sais.
- Le truc, c’est que toi non plus tu n’étais pas né en 1970. Tu n’as pas pu vivre ce dont tu me parles…”

Dmitry arrêta de taper sur le clavier de son ordi. Il ne la regarda pas pour autant. Lonie continua.

“- La situation politique que tu évoquais, c’est le conflit de septembre 1970, Septembre Noir, entre l’OLP et le roi Hussein de Jordanie. Précisément l’année où a eu lieu l’expédition de Lavalette à Dendérah, celle qui a mis à jour le temple d’Hathor. Tout ce que tu dis est cohérent. Mais tu ne peux pas l’avoir vécu. Le jeune homme ne répondait toujours pas. Par contre, on sait qu’Antinoos Sifakis a beaucoup visité l’Égypte. Sa présence à Dendérah n’est pas avérée, mais on sait qu’il était ami avec Lavalette. Sifakis, lui, il pourrait avoir vécu ce dont tu me parles. Mais pas toi !
- Je vois : le travail attendra, dit-il en refermant son ordinateur. Tu t’es bien documentée. Et tu m’as pris par surprise.”

En prenant cette voie, Lonie avait craint la réaction de Dmitry. Sur la vidéo d’Angie, elle avait cru reconnaître sa silhouette. Mais elle ne voulait pas l’incriminer sur une impression aussi diffuse. Alors avant de quitter les bureaux de l’Unité, elle avait cherché si quelque chose reliait Dmitry et Sifakis. Alors elle avait potassé la biographie d’Antinoos Sifakis. Elle était très incomplète. En fait, il y avait de nombreuses zones d’ombres. Mais on était sûr que Sifakis s’était passionné pour les civilisations minoenne, précolombienne et… égyptienne. On savait qu’il avait descendu le Nil à au moins deux reprises. Statistiquement, cette passion commune ne prouvait rien. Ce qu’il venait de dire, par contre…

“- Je n’y comprends rien, lâcha-t-elle.
- Mais si, bien plus que tu n’as l’air de l’imaginer. D’ailleurs tout est logique : ton timing est parfait. Ce qui doit arriver, arrivera. J’aurais dû être sur mes gardes quand tu t’es débarrassé de ton Klandestin.
- Mon… ? Tu es avec eux.
- Eux ? C’est une distinction bien pratique, n’est-ce pas ? Eux, les ‘méchants’. Nous, les ‘gentils’. C’est ça, Lonie ?
- Une de tes amies a failli me tuer !
- Ginger ? Une déséquilibrée… Elle avait ordre de ne pas te toucher.
- Et les Korvides ? Eux, ils étaient programmés pour nous tuer. Celui de l’Arbre allait te tuer si je n’étais pas intervenu…
- J’avais promis de ne pas te mentir. Mais tu devais trouver certaines réponses par toi-même. Tu veux bien m’écouter jusqu’à la fin ? On peut commencer par là : je peux t’expliquer ce que sont les Korvides.”

Est-ce qu’elle avait vraiment le choix ? En pratique, elle était enfermée dans sa voiture. Et surtout, elle avait soif de comprendre.

“- D’accord, je t’écoute.
- Tu avais toutes les briques, Lonie. Il ne restait qu’à construire l’édifice. Une des premières pierres, c’est ce trésor immatériel des Templiers. Il existe, Lonie. Et nous l’avons trouvé. Eux-même l’avaient trouvé en amalgamant les connaissances de mystiques levantins. Les croisades leurs servaient de prétexte.
- Et c’est quoi ce trésor ?
- Voilà : il existe un état de conscience, le Ka, où l’esprit peut être manipulé presque à l’infini.
- Et ? C’est tout ?
- Oui ! Mais il a fallu des vies entières pour le mettre en pratique. Trouver la transe qui y donne accès. Il faut le voir comme une forme d’hypnose terriblement puissante. Pratiquée en groupe, ou au moins à deux. Pendant que l’un se met en transe, l’autre le guide et l’aide à… eh bien, à manipuler son esprit. Par exemple, les Templiers renforçaient leur Volonté de cette façon. Ce qui permit à Jacques de Molay de supporter les séances de tortures. Mais je m’égare.
- Est-ce que n’importe qui peut entrer dans cet état de conscience ?
- En théorie, oui. Même si cela peut demander beaucoup de travail sur soi. Des années parfois !
- Mouais… Certains gourous ont le même discours.
- Très juste, Lonie. Et c’est là que j’interviens ! Ces idiots renforçaient leur Volonté. C’est primaire, limité… Moi, j’ai étudié l’accès au Ka comme une science. Car quand on y parvient, la première chose à débloquer, c’est justement le verrou qui bloque l’accès au Ka. Le serpent qui se mord la queue.
- Plus besoin d’années ? Je t’entends, mais je n’arrive pas réellement à te croire.
- Et pourtant tu as vu les Korvides. Nous avons vidé leur esprit, nous en avons fait des armes. Ils sont parfaits dans leur simplicité. Leurs corps ne craignent même plus les balles, car leur esprit ne craint plus la mort.”

Oui. Elle avait vu les Korvides. Chuck avaient dit que, par bien des égards, leurs corps semblaient déjà morts… Et elle se souvenait d’avoir remarqué que les Korvides se déplaçaient un peu comme Chuck avec son exo-squelette. Elle le comprenait maintenant : on avait vidé leur esprit, le remplaçant par un programme sommaire.

“- C’est ça que vous faisiez à Kourchatov ? Vous vous réunissez pour entrer en transe ?
- Oui. En vérité, nous avons dépassé ce stade depuis longtemps… Nous explorons le Ka !
- Et les particules ?
- C’est un effet secondaire imprévu. Tu comprendras quand tu le verras. Parfois une réponse partielle est pire que pas de réponse.
- J’ai déjà entendu ça. Et les Klandestins, c’est quoi ?
- L’inverse d’un Korvide.
- C’est à dire.
- L’inverse… Un esprit sans corps.
- Un fantôme ?
- Juste un Klandestin.
- Alors les SDF, ceux du théâtre, ils sont devenus à la fois des Korvides et des Klandestins ?
- Hélas, non… Les esprits matures ne gardent pas leur cohérence une fois séparés de leur corps.”

Sentant un sueur froide lui couler le long de l’échine, Lonie pensa que si un jour elle avait l’occasion de revoir Sean Tippet, le laborantin, elle lui dirait qu’il avait vu juste. À ceci près qu’il n’y avait pas que les tribus amérindiennes qui hameçonnaient des esprits à des petits objets en os. En fin de compte, elle l’avait bien trouvé son mouchard !