Lonie vérifia une nouvelle fois l’enchaînement entre ses différents traitements. Tout paraissait correct. Quand elle lancerait le programme de calcul, il faudrait plusieurs heures à la machine pour compiler la masse des données de l’expérience. Plus de deux heures et moins de six, selon ses estimations. Elle enclencha le processus. C’est fou ce qu’elle avait faim, maintenant. Elle regarda l’heure, il était presque 11 heure. Le restaurant universitaire n’était sans doute pas encore ouvert. Mais elle n’allait quand même pas rester là, à attendre les résultats. Le boulot qu’on venait de lui demander n’était pas vraiment passionnant, ni même réellement complexe. Un bon opérateur, avec les connaissances adéquates, aurait pu s’en charger à sa place. Elle-même, elle avait appris tout cela pendant la première semaine de son stage à Lausanne. Un laborantin l’avait briefé sur les différents programmes d’analyses, à quoi ils servaient, comment on les utilisait, etc… Une fois qu’elle avait assimilé ses informations, elle avait travaillé avec deux ingénieurs pour développer un programme afin de mettre en pratique sa méthode de tri statistique. Elle gardait un souvenir exalté de son stage. Et par un chance, des souvenirs assez précis de leur système informatique.

Il y avait par terre un carton de pizza. Elle n’osa pas soulever le couvercle graisseux. Elle avait faim, mais pas à ce point. Elle avait dormi par intermittence, pendant les routines de test. Bon sang, elle ne devait pas sentir meilleur que la pizza peperonni dans son emballage. Le plus sage aurait été de prendre une douche, mais elle enfila un vieux sweat et un jogging. Elle prit Angie et le fourra dans une poche du jogging, quand elle se souvint du conseil de Monsieur Pratney. Elle retrouva l’application et déconnecta la session. Sur l’écran de l’ordi, la fenêtre vira au gris. Double authentification avait dit le grand baraqué.

Lonie quitta la résidence en rasant les murs. L’image qu’elle renvoyait… disons que ce n’était pas très important. Mais les gens d’ici, elle les croisait de temps en temps, ce qui changeait la donne. Part chance, les couloirs de la résidence étaient désert. Une fois dans la rue, elle se sentit un peu plus à l’aise. Elle repensa à Monsieur Pratney. Pas de doute, à ses yeux, c’était le plus sympa de la bande. Pourtant, à première vue, il pouvait être assez impressionnant. La carrure surtout. Le regard bleu acier ensuite. Parmi les cheveux blonds en brosse, des fils d’argent devaient se cacher, mais on ne les remarquait pas encore. Lonie lui donnait 48 ans, mais elle n’avait pas osé demander. La puissante ossature faussait un peu les critères habituels. Pratney, semblait-il, faisait office d’homme à tout faire pour les autres. Quand elle était revenu de Paris, il l’attendait à la descente du train. Comment savait-il ? Elle préférait l’ignorer. Ce qui ne l’empêcha pas de poser beaucoup de question. La plupart du temps, il disait : “Hum, je ne peux pas vous le dire, je ne voudrais pas avoir à vous descendre.” Une blague, espérait-elle.

Avec l’obligeance qui lui était coutumière, Angie guida Lonie jusqu’au fast-food ouvert le plus proche. Elle avait prévu de commencer par une salade pour pouvoir s’enfiler un milk-shake sans se sentir trop coupable. Le gars qui apporta sa commande devait avoir son âge. Elle n’aima pas son regard libidineux. “Mon pauvre vieux, pensa-t-elle, je suis plus intelligente maintenant que tu ne le seras jamais !” Aussitôt, elle sentit plus forte, et cela devait se remarquer car le type battit rapidement en retraite. Bon, ce n’était pas très charitable mais c’était parfois la seule défense. Bien sûr, si Monsieur Pratney avait été à ses côtés, le type n’aurait même pas osé un seul regard. D’autant que sous le costume, il portait une arme. Cela au moins, il lui avait confirmé.

Il n’était pas resté très longtemps, tout juste le temps d’installer un boîtier de connexion et de lui expliquer comment l’utiliser. Le petit engin, qui ressemblait à s’y méprendre à un disque dur externe, s’intercalait entre son ordi et le réseau wifi. Pour le déclencher, il fallait passer par Angie et un programme d’authentification en bluetooth. Pendant qu’il lui expliquait tout ça, Lonie tentait à sa manière de l’interroger. Football américain, avait-elle demandé. Il avait souri : sport de fillette ! Pourtant, ça aurait pu coller. Son bronzage… Surfeur australien ? De toutes ses dents impeccables, il avait répondu : parachutiste. Évidemment. Imperturbable, il reprenait son exposé sur les méthodes de connexions. Elle se focalisa sur sa voix. L’accent était particulier, assez net. Mais elle n’arrivait pas à le situer.

Accent

Comme prévu, la salade ne l’avait pas calée. Elle se vengea sur le milk-shake. Elle sentit le froid s’insinuer jusque dans ses sinus. La douleur fut brève mais intense. Son corps la forçait à ralentir. Après tout, rien ne la pressait vraiment. Elle allait s’accorder le reste de la journée pour reprendre forme humaine, et le lendemain matin elle retournerait en cours. Entre temps, elle livrerait les résultats et ça en serait fini de sa carrière d’espionne. Enfin, de consultante scientifique, ce qui était déjà moins glamour. N’empêche… Peut-être bien qu’elle aurait résolu un mystère : d’où venait ses particules. Mais un autre mystère resterait : qui au juste était cette équipe ? Selon toute probabilité, Zoé était française, Chuck allemand. Mme Racksyde, par contre… Comme ça, elle aurait dit américaine. Et puis, enfin, James Pratney. Américain aussi ? Elle en doutait. A cause de l’accent, déjà, de ses manières aussi. Et puis aussi ce qu’il avait dit sur le football américain.

Le fast-food commençait à se remplir. La bonne nouvelle, c’est que ses “camarades” de l’université avaient tendance à éviter ce genre de restau. Lonie s’amusa à mettre en pratique ses connaissances sur les clients. Elle commença par classer les consommateurs. Par sexe, groupe d’âge et origine socio-culturelle. Manifestement la taille de l’échantillon était trop limité pour en tirer la moindre loi générale. Toutefois, on ne pouvait que remarquer une importante diversité au vu des critères de classification qu’elle avait choisis. Une image la fit sourire : “on dirait une de ses vieilles pubs papier pour Benetton.” Son esprit s’accrocha à l’image, et elle le laissa divaguer. Elle voyait les couleurs criardes des vêtements, un groupe multi-ethnique, un petit quelque chose qui à l’époque se voulait subversif. Un arc-en-ciel de diversité.

Elle avait mis le doigt dessus. Une “Rainbow Unit”. Elle connaissait ce nom, elle l’avait lu. Bon, surtout dans des romans d’espionnages, mais à quelques reprises dans des contextes officiels. Une unité internationale, composée d’agents venant de tous les coins du monde, les meilleurs dans leur spécialité. Mais si c’était bien le cas, pour qui opéraient-ils ? Zoé lui avait démontré qu’ils avaient l’appui du gouvernement français. Donc une organisation d’un plus haut niveau. L’Union Européenne ? Pratney et Mme Racksyde… Elle ne les pensait pas européens. Alors l’OTAN ou les Nations Unies. Si elle se rappelait bien, l’OTAN dirigeait ses propres troupes. A l’inverse, certaines opérations militaires se faisaient parfois sous couvert de l’ONU. La nuance semblait certes ténue mais était importante, car en pratique les Nations Unies n’avaient pas de troupes à elles. Ce qui faisait pencher la balance vers l’OTAN. Bon, ça ne l’avançait guère : elle n’avait aucun moyen de valider son intuition.

Comme toute bonne chose, le milk-shake vint à se tarir. Lonie quitta le fast-food, et louvoya jusqu’à la résidence, persuadée que le programme tournerait toujours. Par acquit de conscience, elle se connecta. Les résultats étaient disponibles. Elle ne les attendait pas si vite. Elle vérifia la chaîne des traitement, et particulièrement les logs d’erreurs. Tout semblait correct. En fin de compte, elle devait avoir mal estimé la durée du programme. Elle n’aimait pas se tromper, mais elle savait s’incliner devant la réalité. Elle remisa son erreur dans un coin de son cerveau et s’attela à l’interprétation des résultats. Elle avait le vecteur d’entrée (direction et vitesse) de chacune des 13 particules enregistrées par les expériences StarLab. Elle écrivit un programme pour les visualiser de façon synthétique. La théorie disait que la répartition serait aléatoire, ce genre de particules devant être générées simultanément partout dans le cosmos.

La représentation qu’elle en obtint ne fut pas celle qu’elle attendait, enfin, pas exactement. On obtenait bien une sorte de porc-épic avec treize épines. Mais manifestement, ce n’était pas aléatoire. On distinguait trois groupes distincts. Elle chercha un lien entre les données. Il était évident : le premier groupe correspondait aux particules de Lausanne, le deuxième à celles de Sacramento et le dernier à celles de Yokohama. “Shit” pensa-t-elle. Monsieur Pratney lui avait expliquer comment elle devrait livrer les résultats. Mais il avait aussi rajouté : “si vous trouvez quelque chose d’anormal, contactez aussitôt Lennart.” Elle n’avait pas trop envie de parler à Chuck. Mais ça, c’était carrément anormal. A contrecoeur, Elle lança le programme de tchat. Selon Monsieur Pratney, la communication serait sécurisée.

HB > Chuck, j’ai des résultats insolites.

Un icône se mit à clignoter. La réponse ne s’était pas faite attendre : Chuck la demandait en visio. Misère… Elle n’avait pas le choix, elle accepta l’invitation. Le jeune homme apparut fatigué : ses yeux étaient explosés. Il portait un gros parka, et Lonie se demanda où il pouvait se trouver.

“- Je vous écoute, Hélonia. La jeune femme nota qu’il avait fait l’effort de parler en français. L’accent allemand était toujours aussi audible.
- J’ai des résultats. Je vous envoie une image...
- Je regarde ça dans un instant. Vous avez des conclusions ?
- C’est pour ça que je vous contacte, je voulais… votre avis.
- Il parait que c’est vous l’expert en physique des particules. L’image est arrivée. Je vois : il y a des regroupements. Vous avez travaillé sur les données brutes ?
- Oui, bien sûr.
- C’est une erreur, ça manque de précision.”

Elle n’avait pas l’intention de s’énerver. Il n’en valait pas la peine. Elle décida de se focaliser sur l’essentiel.

“- Mais je ne sais pas quoi penser de ces résultats. Chaque labo semble avoir capté quelque chose de différent.
- Absolument pas. Mais je comprends pourquoi vous le pensez… Le problème vient de votre représentation.
- Elle est très bien cette représentation ! se défendit Lonie.
- Oui, parfois. Mais pas dans ce cas. Vous vous attendiez à obtenir des valeurs aléatoires, et dans ce cas, c’était parfait. Mais ici, ce n’est pas aléatoire. Votre représentation manque de finesse. Placez les labos sur un sphère, et ensuite placez les vecteurs par labo.
- On ne fait jamais comme ça. Mais soit. Je vais le faire.
- Allez-y, j’attends.
- Maintenant ?
- Sauf si vous pensez en avoir pour plus de deux minutes. Mais dans ce cas, j’ai eu tort de vous recommander à Amanda.”

Quel idiot prétentieux ! Elle s’attela à la tâche. Il essayait de la prendre par la vanité. Il n’avait pas l’air de comprendre qu’elle les aidait par choix. Ses doigts volaient sur le clavier, mais intérieurement elle fulminait.

“- Et voilà, Monsieur est servi !
- Intéressant, remarqua-t-il. Vous ne trouvez pas ?”

A vrai dire, elle n’avait pas pris le temps de vérifier ce qu’elle envoyait. Elle se pencha sur la nouvelle représentation. Elle vit aussitôt ce que ça changeait.

“- On dirait que tout vient d’une seule zone. Je… je ne m’attendais pas à cela. A l’échelle cosmique ça n’a pas de sens. Là, ça donne l’impression de venir de quelque part sur terre ou à proximité…
- Exact. Je reconnais que c’est étonnant. Mais c’est ce que montrent les données. Vous êtes bien une scientifique ?
- Mais oui ! s’insurgea Lonie.
- Alors vous devez poursuivre. Trouvez un moyen d’améliorer la qualité. Je vais vous fournir un jeu de données supplémentaire. Comme ça, vous pourrez…
- Une seconde ! Un autre jeu de données ? Il y a eu d’autres détections depuis ?
- Non. Il s’agit du même épisode.
- Mais je croyais avoir les données de tous les labos StarLab ?!
- C’est le cas, Hélonia. Bon. Posons clairement les choses : vous voulez ce jeu de données ou bien savoir comment je l’ai obtenu ? A ce stade, vous avez fait ce qu’on attendait de vous. On peut s’en tenir là, je finirais d’intégrer les nouvelles données…
- Attendez. Je cherche juste à comprendre où je mets les pieds. C’est naturel, non ?
- Naturel, oui. Mais pénible : nous perdons du temps. A vous de choisir.”

Il leva les mains (Lonie nota qu’elles étaient gantées), comme pour dire que cela ne le regardait plus. Cherchait-il à la manipuler ? Ou était-ce encore son idée de Point de Non Retour ?

“- D’accord. Je prends.
- Vous voyez quand vous voulez.
- C’est bon Chuck, n’en rajoutez pas. Je cherche juste à comprendre.
- Je sais. Quand on aura plus de temps et qu’Amanda vous fera confiance, alors vous en saurez plus.
- J’espère. Bon, ça va prendre un peu de temps à calculer.
- Ça ira : j’ai augmenté le nombre de CPU qui vous est alloué.”

Et il s’était déconnecté. Bon, intégrer les nouvelles données ne serait pas compliqué. Mais améliorer la précision ? Elle ne voyait pas comment. Elle s’attaqua d’abord aux nouvelles données. Alors comme ça, il lui avait alloué plus de processeurs. Ça expliquait le temps de traitement réduit. Elle se sentait rassurée : son estimation était bonne. Par contre, elle s’en voulait d’être passée à côté de l’évidence : aussi impossible que cela paraisse, les particules avaient une origine identifiable. En inspectant le nouveau jeu de données, elle nota tout de suite des anomalies. La base de temps était différente, plus lente. Mais les sources étaient plus nombreuses. Il faudrait qu’elle intègre ça. Elle passa tout d’abord ces chiffres au crible de sa méthode. Chuck n’avait pas menti : six détections sur la même période que les autres labos. Son algorithme les avait distinguées du bruit de fond.

Le bruit de fond ! C’est lui qui réduisait la précision des résultats. Sa technique permettait de l’identifier, mais pas de le faire disparaître des calculs. Elle comprit ce qu’elle avait à faire. Cela impliquait une refonte presque complète de son programme. Actuellement, elle savait classifier l’information utile du reste. Pour autant, elle ne faisait rien du bruit de fond. Alors qu’elle pouvait le mesurer, le quantifier. Ensuite, elle pourrait finement retirer ce bruit des données utiles. Elle avait un gros boulot devant elle, mais elle était confiante. Elle retourna sur sa session, et commença par sauvegarder ses programmes. Il fallait lui reconnaître ça, Chuck avait fait un travail incroyable : on avait vraiment l’impression d’être sur les serveurs du StarLab de Lausanne. D’ailleurs, Lonie décida de jeter un coup d’oeil sur les logs d’activité des machines.

Pendant qu’elle s’échinait sur ces différentes tâches, Angie s’occupait de l’intendance. Il s’assurait de l’approvisionnement en boissons énergisantes et pizzas. Mais il venait toujours un moment où elle devait sortir de sa bulle pour réceptionner les achats. Ce soir, le livreur avait l’air débordé et s’excusa de son retard — comme si Lonie avait l’oeil rivé sur sa montre…

“- C’est comme ça tous les soirs de match, avait-il dit.
- Ah ? Je suis pas footeuse, vous savez, avait-elle répondu, dans l’espoir de se débarrasser du livreur.
- Ça, je confirme : ce soir, c’est du rugby ! Pas un sport de gonzesses.”

Elle l’avait congédié tout en réfléchissant à sa remarque. Monsieur Pratney avait dit la même chose, de façon un peu plus châtié.

“- Angie ? A quelles nations associe-t-on le plus le rugby ?
- Si on en considère le nombre de licenciés, il faut citer l’Angleterre, l’Afrique du Sud, la France…
- Et le patronyme Pratney est courant en Afrique du Sud ?
- Ce patronyme n’est pas courant, mais on en trouve des traces surtout dans les grandes villes.”

Voilà, elle en avait localisé un. Et détail intéressant de l’histoire, l’Afrique du Sud ne faisait pas partie de l’OTAN. Inspiré par ce petit succès, elle demanda à Angie de lister par fréquence les pays où le patronyme Saint-Juste apparaissaient le plus. Elle était persuadée que, dans les jours à venir, elle découvrirait bien plus que le point d’origine des particules. Elle repensa à Pratney. Juste avant qu’il ne parte, elle lui avait demandé s’il savait comment Chuck le surnommait. “Tweedle Dum” avait-il répondu. Elle avait voulu savoir pourquoi.

“- Parce que je suis le gentil.
- Mais dans ce cas, qui est le méchant ?
- Ça, je peux pas vous le dire. Ça me désolerait d’avoir à vous tuer.”