Pendant que le véhicule UberSwift les transportait sur l’autoroute, Lonie consultait le contrat que Zoé venait de lui transférer. Des termes juridiques à chaque paragraphe, du latin de temps à autre… Et comme ça, il y en avait trente-sept pages !
“- C’est essentiellement un ‘Accord de Non Divulgation’, vous savez, expliqua Zoé.
- Je connais : j’en ai déjà signé un avec le StarLab de Lausanne… Mais là, c’est carrément autre chose ! Il faudrait au moins deux heures pour tout lire en détail.
- Je reconnais qu’on est probablement plus exigeants qu’un laboratoire de recherche. Mais je pense que vous le comprendrez aisément. Les secrets d’Etat, tout ça…
- Mouais… Est-ce vraiment nécessaire ?
- Au moins ça vous démontre qu’on est bien les gentils. Les ‘bad guys’ ne s'embarrassent pas avec ce genre de détails, vous ne croyez pas ?”
Lonie retourna l’argument avant même d’avoir eu le temps d’y penser : “- Ah oui ? Donc il suffirait que des mafieux vous fassent signer ce genre contrat pour que vous les preniez pour des fonctionnaires vertueux ?”
Bon, en voyant les sourcils de Zoé se froncer, elle se dit qu’elle était peut-être allée un peu loin. Elle apposa sa signature biométrique sur la première page. “Plus que 36 !”, commenta-t-elle. Elle évitait de détailler Zoé trop ostensiblement, mais encore maintenant elle restait subjuguée par sa présence magnétique.
“Si je peux me permettre, d’où venez-vous ? Vous avez un léger accent que je n’arrive pas à situer.
- Vous devez faire erreur, je n’ai pas d’accent. Ou si vous voulez, celui de Tours. Depuis deux siècles, tout le monde s’accorde à dire que c’est le plus pur de France !
- Oui, je l’ai entendu dire. Mais pas dans votre cas : quand vous attaquer certaines consonnes, il y a un petit quelque chose…
- Non, vraiment, je ne crois pas”, insista Zoé, fronçant encore une fois son sourcil, contraignant Lonie au silence.
Décidément, la discussion n’était pas aisée. Lonie reporta son attention sur le contrat. Elle s’attela à le lire entièrement. En diagonale, certes, mais entièrement. Elle jeta un coup d’oeil à l’extérieur. Le soleil se coucherait bientôt, et ils avaient quitté la ville. Elle repensa à Cérès Bleue, une ‘opération officielle’. Elle l’espérait car à cet instant, personne ne savait où elle se trouvait. En elle, la criminologue tentait de tirer toutes les sonnettes d’alarme. La curiosité scientifique l’emportait, mais par prudence, elle envoya un texto à son frère. Elle le fit à l’ancienne, en faisant glisser ses doigts sur le portable, pour ne pas alerter Zoé. Elle fit court : “Je t’appelle ce soir sans faute.” Elle pensait que cela serait suffisant.
“- Dites, pendant que je finis de signer votre contrat, vous pourriez au moins me dire qui on va rencontrer. En gros, vous pourriez me briefer ? C’est le terme dans votre jargon, non ?
- Nous arrivons dans quelques minutes… Vous rencontrerez Mme Racksyde. Ainsi que Chuck.
- Ah ? Amanda sera là ? lança Lonie. Si vous m’en disiez plus sur elle.
- Ne jouez pas avec moi : vous savez déjà que c’est votre référente sur Cérès Bleue. Apprenez donc que c’est aussi la coordinatrice de cette opération. C’est elle qui est à la manoeuvre, donc quand elle pose une question, vous répondez clairement et simplement. C’est possible ?
- Facile, même. Et ‘Chuck’ ? C’est un nom de porte-flingue, ça…
- Pas du tout, c’est notre conseiller scientifique. Mais vous avez raison : nous croiserons aussi James Pratney, chargé de la sécurité. Ce que vous appelez un porte-flingue.
- C’est une expression, se défendit Lonie, soudain sur la défensive.
- Si vous le dites. C’est surtout un métier. Et potentiellement dangereux.
- Bon, mais ce Chuck ? Je veux dire : je croyais que c’est justement en tant que conseiller scientifique que vous vouliez me rencontrer.
- Oui, tout à fait. Mais Chuck est notre conseiller scientifique à temps plein. Vous… vous êtes une consultante. Disons comme une extra. Pour en revenir à Chuck, c’est quelqu’un de terriblement compétent. C’est pour ça que personne ne se formalise de son… style. Il cherchera à vous désarçonner. Ne relevez pas.
- Me désarçonner ? Pourquoi ?
- Oh, il fait ça avec tout le monde, et il le fera particulièrement avec vous : il a remarqué lui aussi que vous faisiez doublon. Alors disons qu’il marque son territoire”, ajouta-t-elle avec un demi-sourire.
Lonie était dubitative, mais elle avait au moins appris leur destination : l’aéroport. A quelques minutes de leur position, il n’y avait guère que cela. “Chuck et Racksyde ?”. Ca sonnait anglo-saxon. Venaient-ils d’Angleterre rien que pour la voir ? Zoé lui confirma que tout le monde parlerait Anglais.
L’UberSwift s’engagea sur une bretelle à l’est de de l’aéroport : la zone réservée au personnel navigant. Zoé paya la course, et elle entraina Lonie avec elle. Elles passèrent un poste de sécurité bardé de caméras et de portiques. Lonie crut même reconnaître un radar à ondes millimétriques. Si c’était bien le cas, elle était contente que le traitement soit opéré par un programme. Ce gadget pouvait littéralement vous mettre à nue. Elle ne s’estimait pas pudique, mais tout de même.
Elle s’étonna de la vitesse à laquelle elles avaient passé la sécurité. “Biométrie”, expliqua Zoé, laissant entendre que son profil était renseigné dans la base de donnée de l’aéroport. La jeune femme se laissa guider dans le labyrinthe de couloirs qui s’offraient à elles. L’envers du décor, se dit Lonie qui avait l’habitude prendre l’avion. A son grand étonnement, elles arrivèrent directement sur le tarmac. Un gros avion, très incongru, semblait les attendre. Elle avait déjà vu ce genre d’appareil, très pataud, dans des reportages. Mais il était toujours gris ou couleur camouflage. Celui-ci était d’un blanc immaculé.
“- La théière, comprit-elle.
- Oui. Bravo ! Techniquement, c’est un C130-HAT pour Hardened Autonomous Transport. Et, du ‘Chapeau’, on ne sait par quel glissement sémantique, Chuck est passé à la Théière. Celle d’Alice, s’entend. Au passage, je suis devenue le Chapelier Fou. Mme Racksyde, le Lapin Blanc (ou parfois la Reine de Coeur). Chuck s’est décerné le rôle de la Chenille. Moi, je lui aurais choisi le Lièvre de Mars.
- Et Monsieur Pratney ?
- Tweedle Dee, à moins que ça ne soit Tweedle Dum.
- Et moi ?
- Vous ? Eh bien, commencez par monter”, lui dit-elle en indiquant la passerelle.
Encore une fois, la conversation coupait court quand Zoé le décidait. C’était plutôt agaçant mais elle n’osait pas le lui faire remarquer. Même à un mètre derrière elle, elle sentait son aura. L’écoutille ou la trappe (ou quelque que soit le nom qu’on donnait à une porte sur un avion) s’ouvrit à son approche découvrant une tête rectangulaire.
La première image qui lui vint en tête, ce fut celle d’une gravure dans un vieux livre d’anthropologie : Néandertal. En blond et bronzé, mais à part ça…
“- M’lady, welcome on board. Can I have your phone, please ?
- Lonie, je vous présente James Pratney. J’ai peut-être omis de vous le signaler mais vous devez lui laisser votre portable. J’en fais autant, notez.”
Joignant le geste à la parole, Zoé tendit un téléphone portable et une arme - pistolet ou revolver, Lonie n’aurait su le dire. Et d’où la sortait-elle ? Pratney récupéra l’arme qu’il cala dans un holster. Les deux téléphones finirent dans un petit coffre fort, avec quelques autres.
“- Cage de Faraday, expliqua Zoé. Rien de ce qui se dit dans la Théière ne sort de la Théière.
- Je comprends, répondit Lonie pour faire bonne figure.
- The boss is waitin’.
- Par ici, l’invita Zoé en passant dans une autre pièce. Bienvenue dans notre QG mobile.”
Aux yeux de Lonie, ça ressemblait à une salle de réunion. Une grande table ovale, avec six écrans encastrés et autant de fauteuils. L’accent avait été mis plus sur le raffinement que sur l'efficacité, nota la jeune femme, avant de porter son attention sur Amanda Racksyde. Afro-américaine d’un certain âge, elle avait le profil de la fonctionnaire d’Etat. Tout en elle criait la rigueur. Ce qui n’était pas le cas du dénommé Chuck. Il avait l’air d’avoir dans les 18 ans mais habillé comme un adultescent de 30 : gros pull lavande et pantalon de velours côtelé. Ultime extravagance : des gants que Danny Wilde n’aurait pas renié. Amanda pris la parole en Anglais.
“- Mademoiselle Broch. Je suis Amanda Racksyde. Vous êtes là à ma demande. Prenez place et bouclez votre ceinture. Nous allons décoller. Zoé vous a fait signé l’accord de non divulgation ?
- Euh, oui oui. Mais on va où là ? On ne m’a rien dit et…
- On ne va nulle part, je vous rassure. Juste une petite boucle à 20 mille pieds. Cela réduit drastiquement les risques d’interceptions de nos communications. Cela ne vous pose pas de problème, j’espère.
- Euh, non non. Pas le moindre. Mais si je peux permettre, quitte à aller nulle part, pourriez-vous mettre le cap sur Paris ? C’est que je suis attendue…”
Amanda et Zoé échangèrent un coup d’oeil rapide. Est-ce que son bluff avait été éventé ? Elle préférait les laisser s’imaginer que quelqu’un s’inquiéterait très vite si elle disparaissait. (Ce qui était sans doute vrai, d’ailleurs.)
“- Je n’y vois pas d’inconvénient ! Monsieur Hägger ? pouvez-vous modifier notre plan de vol, je vous prie. Destination : Le Bourget. Mademoiselle Broch, permettez que je vous présente Lennart Hägger, notre…
- Chuck, lança l’intéressé.
- Notre spécialiste scientifique. C’est lui qui nous a alerté suite aux étonnants résultats de StarLab.”
Il s’agissait donc bien de cela. Mais comment étaient-ils au courant ? Et pourquoi avaient-ils besoin d’elle ? Peu importe qui ils croyaient être, elle n’avait pas l’intention de divulguer la moindre information sensible sur StarLab. Le professeur Metzler lui avait accordé sa confiance, et elle ne le trahirait pas. Sous ses pieds, elle sentait que l’appareil était en mouvement. Zoé regardait par un hublot et Chuck tapotait sur son écran. Amanda, elle, ne la quittait pas des yeux.
“- Le StarLab de Lausanne ne me tient pas au courant de toutes ses découvertes, et quand il le fait, c’est sous le couvert d’un accord de non divulgation du même acabit que celui que vous m’avez fait signer. Et enfin, sans vouloir vous offensez, il s’agit de données très techniques qui n’ont pas d’intérêt pratique pour des néophytes. Elle espérait que le terme néophyte ne paraîtrait pas trop insultant. Monsieur Hägger pourra…
- Chuck !
- Oui, bon : Chuck pourra sans doute vous confirmer ce point. Enfin si… Vous me paraissez bien jeune, Chuck. Puis-je connaître votre spécialité ?
- Merci Hélonia pour cette appréciation physique qui me va droit au coeur. Mon ADN, voyez-vous, continua-t-il avec un accent germanique, ne souhaite pas me voir vieillir, mais l'État Civil est formel : j’ai 21 ans. Et si vos spécialités sont bien la physique des particules, la criminologie et les statistiques, considérez que, de votre point de vue, mes spécialités recouvrent, eh bien, à peu près tout le reste !”
Quelle suffisance ! Comment pouvait-on être aussi pompeux ? Lonie allait le remettre à sa place quand elle pensa à ce que Zoé avait dit : il marque son territoire. Cette idée la fit sourire, et elle se dit que pour une fois l’absence de réponse était sans doute la meilleure réponse. Elle remarqua que Chuck avait tendance à cacher ses mains gantées sous la table. Elle trouva ça étrangement malpoli.
“- Mademoiselle Broch, reprit Amanda, vos objections sont tout à fait pertinentes, et croyez bien que cela ne nous a pas échappé. Nous ne voulons pas vous voir révéler des secrets expérimentaux. Nous aimerions juste profiter de votre analyse. D’ailleurs, pour vous prouver notre bonne fois, je vais faire un résumé de la situation. D’accord ?
- Oui, d’accord, approuva Lonie, avec une certaine retenue : elle craignait de se faire manipuler.
- Alors, voici les faits : Samedi dernier, vers 23h20, pendant un épisode de 44 secondes, l’expérience StarLab de Lausanne a détecté 4 particules très massives, de l’ordre de la vingtaine de GeV. C’est d’autant plus remarquable que jusqu’à maintenant l’expérience n’avait donné que des résultats médiocres.
- En sciences, une absence de résultats est un résultat en soi. Et cela n’a rien de médiocre !
- Bien sûr, Mademoiselle Broch, bien sûr. Mais avouez tout de même que 4 particules en 48 secondes, contre aucune en dix-huit mois, c’est tout de même… étonnant.
- Statistiquement improbable, oui.
- Nous allons décoller, Madame, intervint Chuck.
- Très bien, pas trop tôt. Mademoiselle Broch, pourriez-vous résumer l’expérience StarLab de façon à ce que Zoé et moi-même puissions l’appréhender ?”
Si Chuck était si malin que ça, il était sans doute capable de vulgariser une expérience de ce genre. Mais il s’agissait sans doute d’autre chose : ils cherchaient à la faire parler pour la mettre en confiance. Lonie devait rester sur ses gardes.
“- Je peux aisément vous en résumer ce qui s’en dit sur leur site web officiel. Le but de StarLab est de détecter de la matière noire. En cela, elle est l’héritière de nombreuses expériences existantes, dont elle reprend une part des composantes. Notre détecteur principal est un monocristal de gallium hyper-stable de 27 kilos. Ce cristal est enfermé dans plusieurs boîtes isolantes successives qui le protègent d'interférences extérieures. Je vous passe les détails mais ça comprend beaucoup de plomb, y compris du plomb romain.
- Romain ? releva Zoé.
- Elle parle de plomb archéologique, précisa Chuck.Il est vieux de plus de 15 siècles, et totalement dépourvu de 210Pb, l’isotope radioactif du plomb.
- C’est ça. Il faut bien comprendre qu’on cherche à protéger notre monocristal de toute interaction qui… Oh…”
Lonie sentait au creux de ses reins la puissante accélération de l’appareil. Cela n’avait rien de nouveau pour elle, mais en temps normal, elle se calait tranquillement dans son siège, et attendait que cette phase critique du vol soit passée. Quant à tenir une conférence à cet instant…
“Veuillez m’excuser, je ne suis pas habituée. Donc, bref, on place notre boîte au fond d’un puit, sous une montagne. Et là, on l’écoute. Au niveau température et électromagnétisme, essentiellement. Si sa température évolue, ou si un courant s’y crée ou (on l’espère) les deux en même temps, c’est que quelque chose a traversé les différentes couches de protection et frappé notre cristal. Il s’agira probablement de matière noire. Massive mais qui n’interagit presque jamais avec la matière baryonique - la matière standard. L’étude de l’évolution des paramètres nominaux nous donnera des indications quant à la masse de la particule entrante. Bien sûr, malgré les protections, il y a une bruit de fond résiduel qu’il faut éliminer.
- C’est là où vous intervenez, nota Zoé.
- Ma méthode, oui. Elle aide à faire le tri dans les données. C’est un peu l’électro-aimant qui permet de récupérer l’aiguille dans le tas de foin. Enfin, si l’aiguille est là.
- Votre… ‘méthode’ pourrait-elle avoir causé une erreur expliquant ces détections ?
- Non, Madame, en aucun cas. Lausanne m’a posé la même question, mais c’est…”
Zut, elle venait de confirmer que le labo du professeur Metzler avait bien détecté quelque chose. Quelle idiote elle faisait. Zoé essaya de dédramatiser.
“- Relax, Lonie. Nous avons déjà eu confirmation de tout ça. Donc, face à ce résultat, les équipes StarLab ont cherché à identifier un possible biais dans l’expérience. Ce qui impliquait, entre autre, votre méthode. C’est cela ?
- Eh bien oui. Mais qui vous a dit tout ça ? D’où tenez-vous vos informations ? Le professeur Metzler n’aurait jamais laissé fuiter ces données !”
Zoé et Chuck se gardèrent bien de répondre. Mais pour Lonie, il était manifeste qu’ils en savaient bien plus.
“- Mademoiselle Broch, à ce stade, il va falloir nous faire confiance. Nous aussi, nous avons promis de ne pas ‘divulguer’ certaines choses. Ce qui inclut très naturellement notre source. Nous ne voudrions pas mettre cette personne en danger. Je suis persuadée que vous comprenez.
- En danger ? En danger de quoi ! Au contraire, j’aimerais savoir si je risque quelque chose !
- Mais non, Lonie, vous ne risquez rien, intervint Zoé. D’ailleurs vous ne pouvez pas nier que nous faisons ce qu’il faut pour que personne ne puisse entendre ce qui se dit ici. Si jamais vous lâchiez (par inadvertance) des infos sur StarLab, personne ne le saurait jamais. A part nous trois, mais aucun de nous ne court après un prix Nobel !
- Mais moi, je le saurais ! Alors merci, mais non merci…” Et pour ponctuer son refus,elle avait ostensiblement croisé les bras.
Elle ressentait des sentiments mêlés. Elle était contente de leur avoir tenu tête : après tout, elle avait des principes. Et en même temps, elle se sentait mal à l’aise. L’enfant docile qui habitait encore en elle n’aimait pas décevoir les gens.
“- Excusez-moi de vous déranger quand vous boudez, lui souffla Chuck, mais vous ne vous êtes pas dit qu’on en savait peut-être beaucoup plus que vous ? Vous êtes scientifique, vous devriez comprendre où je veux en venir.
- Vous savez des choses sur StarLab que j’ignore ?
- Effectivement, confirma Amanda. Mais j’aimerais connaître votre avis sur ces détections.
- J’ai déjà dit…
- Je ne vous demande ni d’infirmer, ni de confirmer. Juste un avis. Matière noire alors ?
- Non. Je ne crois pas.
- Et pourquoi ?
- C’est du bon sens. C’est vous qui l’avez dit : si on met en face 4 particules en 44 secondes et 18 mois de quasi-silence, on comprend qu’il y a un problème. La matière noire, selon notre compréhension, doit nous traverser sans interagir des milliards de fois par seconde. L’idée de StarLab, c’est de piéger un de ces rares moments où il y a une collision. Il n’y a aucune raison pour que cet événement se produise plusieurs fois sur un court intervalle de temps. Statistiquement très improbable. C’est donc un artefact.
- Un quoi ?
- Un parasite, traduisit Chuck. Un effet indésirable. Une erreur des capteurs. Un biais de l’expérience. Un phénomène mal…
- J’ai saisis, Monsieur Lennart ! Voyez-vous, Mademoiselle Broch, il ne s’agit pas d’un artefact.
- Ah oui, et comment pouvez-vous le savoir ?
- Parce que les deux autres expériences StarLab ont elles-aussi détecté des particules identiques. Au nombre de 4 à Sacramento et 5 à Yokohama. Qu’en pensez-vous ?”
A vrai dire, elle ne savait pas quoi en penser. C’était… impossible. Et ce n’était assurément pas un artefact ! Mais cela expliquait pourquoi l’équipe de Lausanne semblait si sûre d’elle : ils avaient eu accès aux résultats des autres labos.
“Mademoiselle Broch ?
- Je ne sais pas. Pas du tout. De telles particules, ça n’a pas de sens.
- Pourrait-il s’agir des conséquences d’une activité humaine ? Nucléaire ou autre…
- Non. En aucun cas.
- Je vous l’avais dit, glissa Chuck.
- Un événement cosmique, peut-être ?
- Ce serait étonnant, pas avec cette masse. Très improbable.
- Un événement cosmique rare ?
- Qui sait ? Je ne crois pas, mais peut-être !”
Les trois se regardaient comme des conspirateurs. Ils attendaient quelque chose d’elle. “Une pièce de théâtre, il s’agit d’une pièce de théâtre !” comprit-elle. Et elle était la seule à ne pas avoir appris son texte. Elle improvisait, guidée par leurs répliques, et maintenant ils étaient pendus à ses lèvres, espérant qu’elle ne se trompe pas de scène.
“Il y a un moyen de le savoir, toutefois…
- Je vous écoute, Mademoiselle Broch.
- Il est prévu, par interférométrie, d’estimer le vecteur d’entrée des particules.
- Leur direction, traduit Chuck.
- Oui. Mais ça risque d’être assez peu précis, et logiquement, la direction devrait être aléatoire. Enfin, tout cela ne se fera qu’en phase III. D’abord, les équipes vont faire le point de tous les capteurs (le calibrage) pour écarter tout risque d’erreur. Ensuite, la détermination de la masse précise des particules. C’est le plus important pour eux. Et seulement là, ils s’attaqueront à l’estimation du vecteur d’entrée. Dans six à huit semaines au mieux. Si tous les vecteurs sont colinéaires, alors…
- Si ils tous la même direction…
- Oui ! Alors si c’est le cas, en reportant sur le fond astronomique, on pourrait en théorie trouver la source et corréler avec un événement cosmique.”
A voir le regard d’Amanda, c’était le genre de réponses qu’ils attendaient. Même Zoé essayait de cacher un sourire. Seul Chuck restait impassible.
“- Passionnant, Mademoiselle Broch. Mais six semaines, c’est trop long pour nous. Pensez-vous que vous pourriez vous occuper de cette phase pour nous ?
- Moi ? Ca demanderait une puissance de calcul très importante, et je ne crois pas…
- Nous avons la puissance de calcul, expliqua Chuck.
- Mettons, mais il me faudrait l’accès à l’intégralité des données des tous les capteurs de chaque expérience. Ainsi que les programmes de StarLab.
- Vous les aurez. Chuck vous installera un réseau crypté à destination de notre data-center. La vraie question maintenant, c’est : avec ces éléments, êtes-vous capable de calculer le point d’origine du phénomène ?”