“N’ayez point d’effroi, noble née. Prenez mes mains et considérez votre avenir. Si cela vous agrée…”
Lonie se retourna vers Chuck, interrogative. Même si il haussait les épaules, son sourire semblait dire : “prendras-tu le risque ?” Qu’avait-elle à perdre, après tout : elle ne croyait pas à ce genre de fadaises. Elle agrippa les mains d’Ayna. Aussitôt elle sentit comme un frisson s’infiltrer en elle, remonter par ses poignets jusqu’à ses épaules et coloniser chaque centimètre carré de sa peau. Chair de poule, supposa-t-elle. Elle réprima son désir de retirer ses mains. Cela n’aurait pas été… rationnel. Elle écarquilla les yeux d’incrédulité quand elle vit le premier arc électrique s’enrouler entre ses doigts et celle de la diseuse de bonne aventure. Comme des dragons miniatures, les filaments crépitaient avec colère.
“Ombre et lumière, les deux vous hantent, belle enfant. Qui êtes-vous ? Je dirais une voyageuse qui déteste se mouvoir, une guerrière qui hait le conflit, une femme qui craint l’ardeur de son coeur. Étrange alliance que celle-ci, si vous m’en croyez. Où vous mèneront vos pas ? Même à mes yeux, cela est obscur. Suivez mon conseil : prenez bien garde à ce que vous semez, ce qui pousse pourrait ne pas vous plaire. Et que ferez-vous alors ?”
Ayna reposa les mains de Lonie avec délicatesse. Les arcs électriques s’étaient tus. Lonie ne croyait toujours pas à ses fadaises, mais elle se sentait ébranlées dans ses convictions. Cela ne durerait pas. Fort heureusement, d’ailleurs, car la sensation était désagréable. Chuck devait avoir senti son trouble.
“- Mille mercis, Ayna. Tes paroles méritent une grande attention.
- S’il plaît à mon seigneur…
- Toutefois, le temps nous est compté et nous devons partir. Puisse le dôme te protéger.
- Puisse-t-il nous protéger tous, noble né !
- Venez, Lonie. Ou nous serons en retard.”
La jeune femme se laissa faire, adressant tout juste un geste d’adieu à Ayna. Chuck l’entraîna à l’extérieur.
“- Mettez votre masque, c’est préférable.
- Pourquoi ? Ce n’est pas dangereux, n’est-ce pas ?
- Non, bien sûr. Juste désagréable.”
Lonie accrocha l’assemblage de tissu et de cuir. Cela lui couvrait la bouche et le nez, et selon Chuck, son but principal était de filtrer l’air extérieur. Elle se demandait de quoi elle avait l’air comme ça. Mais en l’absence de miroir, elle ne pouvait que supposer. Chuck, quant à lui… eh bien, il était méconnaissable. Il portait une longue redingote pourpre aux poignets rehaussés de filigranes cuivrés. Sous la tenue, on devinait un entrelacs de lanières de cuir, de mousquetons et de boucles ouvragées. Mais surtout : Chuck se déplaçait avec aplomb, comme s’il était à l’aise dans cet étrange endroit. Elle ne l’avait pas jamais vu debout, et voilà qu’il l’entraînait à sa suite dans ce dédale. Cette journée n’allait pas manquer d’attrait.
Elle se concentra sur son environnement. La ruelle était sombre et au sol flottait un brouillard noir. Tout juste si elle voyait encore ses pieds. Les murs alentours semblaient faits de grosses briques, mais leur couleur était indéfinissable : une coulure sombre, venant des hauteurs, semblait gangrener les édifices. De proche en proche, des lampadaires répandaient une chiche lumière ambrée. En l’air, de nombreuses terrasses cherchaient à lui cacher le ciel. Le peu qu’elle en voyait lui semblait d’un gris de plomb.
“- C’est coquet comme endroit !
- Je vous l’accorde, Lonie. Il faut qu’on monte : ça va s’améliorer. Ayna vous a désarçonné, je me trompe ?
- Un peu oui, sur le coup. Mais je m’en suis remise.
- Vraiment ?
- Oui… J’ai eu une drôle de sensation au départ, mais c’était juste de l’électricité statique. En fait, avec le recul, je suis persuadée qu’il y avait un générateur de Van de Graff sous cette table. C’est ça qui ionisait l’air autour de nos mains. Juste un tour de passe-passe. Rien de plus.
- Et ce qu’elle a dit ?
- Lecture à froid… Je suis attifée comme une voyageuse et une guerrière… Et par nature les femmes ont peur de leurs sentiments profonds. Enfin, elle n’a fait que remettre au goût du jour le dicton : qui souffle le vent, récolte l’ouragan. Bref, du flan !”
Le jeune homme semblait aux anges. Elle avait du mal à reconnaître le garçon qu’elle connaissait, celui de la Théière. Ils se ressemblaient, oui, comme les deux faces d’une même pièce : le même métal, mais des motifs diamétralement opposés. Celui-ci semblait sûr de lui, l’autre était juste imbu de lui-même. L’un semblait désireux de partager son monde, l’autre était fermé comme une huître blindée. Enfin, l’un marchait, courait et volait de marche en marche, l’autre était arrimé à son fauteuil. Et elle n’avait pas encore fini ses observations.
Elle buta contre le bras tendu de Chuck. D’un signe, il lui intima le silence. Elle se pencha pour examiner le passage. Un homme gris portant un lourd paquetage était en train de s’éloigner.
“- C’était qui ? voulut-elle savoir.
- Un garde-plasma, un zélote de la citadelle. C’est rare de les voir si bas !
- Plasma ? Comme dans ‘plasma’ ?
- Oui, tout pareil. Ce qu’ils portent dans le dos sert d’alternateur pour leur accélérateur linéaire portable. Ils peuvent envoyer des projectiles chargés à très haute vélocité.
- Hmm ? On a quelque chose à craindre ?
- Pas du tout, mais il nous aurait fait perdre du temps. D’ailleurs, on est vraiment pas en avance…”
Au fur et à mesure des escaliers, la couleur semblait récupérer un peu de place. De l’ocre sur les façades, du vert, du rouge et du doré sur les habits. Elle aperçut même des devantures. Elle se dirigea vers la plus proche.
“- Lonie, on a vraiment pas le temps de faire les boutiques.
- Ça va aller vite : ce n’est pas ce qui est dedans qui m’intéresse. Juste mon reflet. J’ai l’air de… d’une sorte de ninja, mais tout en cuir ?
- Non, d’une baroudeuse !
- Quand même, c’est très près du corps…
- Je… non, ça va. Et puis vous avez des proportions qui s’y prêtent.
- Lennart !? Serait-ce un compliment ?”
Le jeune homme coupa court à la conversation. Décidément, cette balade tenait toutes ses promesses. Elle dut faire un effort pour ne pas se faire semer. La population ici était différente de celle des étages inférieurs.
“- En bas ce sont des résidents. Ici ce sont des citoyens. Pour faire simple, les citoyens sont aptes et désireux de défendre Credance — cette cité. Ce qui leur accorde quelques privilèges.
- D’accord, je vois. Et là bas, c’est quoi ?
- L’aiguille de la citadelle. Venez, essayons de prendre une plate-forme. C’est comme un ascenseur.”
Chuck avait raison : en montant, la cité découvrait ses charmes. D’ailleurs… Voilà, elle le voyait enfin ce fameux dôme. Il était vraiment immense et malgré les intentions de ses créateurs, il volait une partie de la lumière extérieure. Les fumées de Credance s’y accrochait comme un voile de deuil, ne laissant passer qu’une clarté blafarde. Et pourtant, Lonie ne pouvait s’empêcher d’être impressionnée par cette incroyable structure de métal et de verre. Elle n’osait imaginer le nombre d’ouvriers qui avaient péri pendant la construction, ni même les raisons qui pouvaient pousser un peuple à ériger une telle construction. Elle admira néanmoins le sens de la démesure. Seule l’aiguille sortait du dôme, un espace avait été aménagé à cet effet.
La plateforme grimpait en spirale le long l’aiguille. Il fallait avoir le coeur bien accroché, mais les hommes et les femmes qui les côtoyaient, crinolines et jabots, ne semblaient pas le moins du monde perturbés. Probablement qu’ils étaient blasés, les citoyens de Credance, mais pas elle. À chaque tour de vis, elle se laissait émerveiller par les clochers, les cheminées et les toits de cette improbable citée. Elle n’eut pas besoin d’interroger Chuck pour saisir le pourquoi de cette étonnante architecture : le dôme était manifestement très ancien, et la cité ne pouvant plus s’étendre au sol, elle s’était élevée en terrasses, plates-formes et ponts suspendus. Un défi à la gravité. Lonie espérait pour eux que la zone était stable au niveau sismique. Sinon…
Ils s’immobilisèrent dans un grincement métallique. Ils étaient — pfiou — très haut : au-dessus du dôme, à l’air libre et à quelques mètres du sommet de l’aiguille. Lonie regarda une nouvelle fois vers le sol. Elle estima l’altitude à un kilomètre. L’idée à elle seule suffit à faire trembler ses genoux. Par mesure de sécurité, elle recula d’un pas. C’était idiot d’avoir le vertige, mais elle sentait néanmoins la phobie enfoncer ses griffes dans son système nerveux central. Chuck ne semblait pas affectée par cette peur : il était en pleine conversation avec un garde-plasma.
“- Je suis navré, Citoyen, mais le pont de l’Est n’est pas accessible, lança le garde.
- Vos regrets vous honorent, Zélote, toutefois l’horloge indique qu’il est encore temps pour l’Est.
- C’est juste, vous n’êtes pas en retard. La raison de ce désagrément est simple : le pont de l’Est est plein. Il y a un convoi. Vous pourrez emprunter le pont du Sud-Est dans quelques minutes.
- Un convoi pour l’Est ? J’ai grand mal à y croire.
- C’est que l’évêché a organisé une chasse à la butte de Nivarre. Pour le pont du Sud-Est, c’est la porte qui…
- Nous ne pouvons pas prendre le pont du Sud-Est, notre destination est à deux cent encablures.
- Mais c’est en plein territoire du Ver !?
- Tout juste : vous comprenez donc que je ne veux pas prendre de risques, et ce disant, Chuck releva une des manches et montra son poignet au garde.
- Milles excuses, Paladin ! Je ne voulais pas contrarier une mission de la citadelle. Allez au pont de l’Est, je ferais le nécessaire.”
Chuck et Lonie grimpèrent un dernier escalier avant d’atteindre leur destination.
“- Monsieur Hägger, il y a beaucoup de choses qu’il faudra m’expliquer. Mais avant toute chose, pourquoi appelez-vous cet endroit un pont ?
- Ça, c’est facile à expliquer : il s’agit d’un pont d’envol !
- Euh…
- Oui, ça fait toujours un drôle d’effet la première fois. Attendez je vais vous installer votre dérive.
- En fait, je ne suis plus très sûre…
- Je comprends, mais le départ va bientôt être donné. Regardez, la dérive se fixe ici, par une accroche magnétique. Ensuite quand on se lancera…
- Non !
- Attendez, je vais ouvrir votre dérive, vous allez comprendre. Le jeune homme activa un mécanisme, déployant une aile dans le dos de Lonie, triangulaire comme un deltaplane, en plus petit. Vous voyez, la dérive — vous diriez l’aile — va nous porter sur plusieurs kilomètres. Nous allons simplement planer.
- Très peu pour moi.
- Lonie ! Nous devons y aller. Je l’ai fait des dizaines de fois. Vous me faites confiance ?
- Pas du tout. Je n’ai confiance qu’en la Physique. Et la Physique me dit que la surface alaire de votre dérive est trop faible pour soutenir mon poids. La Physique me dit aussi que je vais m’écraser un kilomètre plus bas à la vitesse terminale ! Donc, bref, non !
- Vous n’imaginez pas à quel point j’apprécie votre raisonnement ! Mais il est erroné. Il se base sur des données incorrectes. La densité de l’air, en particulier. Elle est deux fois et demi supérieure ici. Nous allons planer, je vous le jure.”
À côté d’eux, les gens commençaient à se jeter dans le vide, et contre toute attente, ils ne chutaient pas… Au contraire, ils grimpaient doucement, comme pris dans un courant ascendant. Cela n’empêchait pas Lonie d’être tétanisée. Chuck se planta devant elle, essayant d’ancrer son regard au sien.
“- Lonie ! Où êtes-vous ? Où êtes-vous, vraiment ?
- Sur un foutu pont d’envol, cria-t-elle.
- Mettez vos mains sur votre visage. Il la secoua sans trop de ménagement. Allez ! Alors, que sentez-vous ?
- Je… euh… le casque VR.
- Donc je vous repose la question : où êtes-vous vraiment ?
- Dans un pod de réalité virtuelle, souffla-t-elle, dans une salle d’arcade, continua-t-elle, avant de lâcher : à Paris.
- Tout juste. On peut y aller maintenant, non ?
- Si…”
C’était fou comme la peur l’avait privée de ses moyens. Et plus encore, la peur l’avait privée de la réalité elle-même. Chat échaudé craint l’eau froide, pensa-t-elle. Son cerveau était déjà en train de rationaliser, signe qu’il reprenait le contrôle de ses émotions. Elle décida de ne pas lui accorder trop de répit. Suivant Chuck, elle se lança dans l’inconnu.
À l’instar des autres citoyens, Lonie commença doucement à monter. Chuck avait raison, l’air ici était plus dense. Mais cela n’expliquait pas tout.
“- Pourquoi est-ce qu’on monte ? Ça parait quand même contre-intuitif !
- C’est exact. En fait, l’aiguille n’est pas un simple promontoire. C’est disons… euh… un canon électromagnétique. À intervalles réguliers, il charge un ‘conduit’ dans l’une des huit directions majeures. C’est pour ça que les dérives sont métalliques.
- Pour nous faire gagner de l’altitude.
- Oui. L’aiguille culmine à cinq encablures — environ 900 mètres. Les dérives ont une finesse qui va de 20 à 25. Ce qui fait qu’on pourrait planer sur 19 ou 20 kilomètres.
- C’est pas mal.
- Certes, mais si on suit entièrement les conduits, on gagne encore 4 à 5 encablures d’altitude. On peut alors espérer planer sur 40 kilomètres. Comme dans notre cas !
- Pour arriver en plein territoire du Ver. C’est ce que disait le garde. Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
- Ça tient de la litote : il aurait dû dire le territoire des Vers. Ou encore, le territoire des Dragons !”
Chuck savait ménager ses effets. Lonie passa une bonne partie du vol à chercher les monstres légendaires. Elle imaginait des créatures puissantes, tout en crocs et écailles, à la fois racées et sages. Mais elle avait beau scruter les paysages boisés de l’Est, les dragons restaient introuvables. Elle revint dans l’aile de Chuck.
“- C’est toi qui a créé ce lieu ? J’aime bien.
- Pas exactement, non. J’ai repris un moteur de jeu qui existait déjà. Simplement, j’ai couplé le système de génération procédural à un algorithme génétique de mon invention. Et comme ça, j’ai créé des dizaines de mondes. Je les ai tous visités, et c’est celui-ci qui a retenu mon attention. Je me plais ici, malgré la guerre qui couve entre les hommes et les dragons.
- Et tu es dans quel camps ?
- À vrai dire, j’essaye de réconcilier tout le monde. Et ce n’est pas une mince affaire. Les Dragons sont d’une grande intelligence, mais ils sont prompts à la colère, et ne laissent jamais un méfait impuni. Ils peuvent aisément raser un village entier pour venger une blessure faite à l’un des leurs. Et les humains… eh bien, tu les as vus. Ils pensent poursuivre une mission sacrée : la survie de leur espèce.
- Je dois dire que je suis étonnée. Je ne m’attendais pas… à ça.
- Rassure-moi : tu étais déjà montée dans un pod de réalité virtuelle !?
- Non, jamais, avoua-t-elle. Déjà parce que j’en voyais pas l’intérêt, et puis aussi parce que… je suis claustrophobe.
- Ah oui ? Et ? Tu as l’impression d’être enfermée ?
- Non. La jeune femme vira sur l’aile, puis revint dans la formation. Je me sens libre ! Et toi, c’est pour ça que tu viens ici : parce que tu ne peux pas marcher ?
- J’avais prévu les grandes révélations pour un peu plus tard. D’ailleurs je peux marcher. C’est juste que c’est plus malcommode que tout le monde. Et ce n’est pas très beau à voir. On reparle de ça quand on est arrivés, si tu veux bien.”
Au ton de la voix, Lonie avait compris que le sujet était sensible. Elle laissa le jeune homme prendre le temps dont il avait besoin. Ainsi donc c’était pour ça qu’il l’avait invitée à cette sortie. Son premier rencard virtuel, pensa-t-elle ! Enfin, ce n’était pas un rencard bien sûr… Pas le genre de Chuck. En fait, il voulait profiter de cet endroit si particulier, si personnel pour parler de lui. Très bien, elle était à l’écoute. Depuis qu’elle le connaissait, il était un véritable mystère. Bien plus encore que les autres membres de l’équipe. Un mystère aussi insondable qu’imbuvable. Mais ici, il semblait plus… accessible. Elle avait failli dire normal. Non, ici ou ailleurs, Chuck n’était pas quelqu’un de normal. Elle se demanda si il avait déjà fait venir Zoé dans ce lieu. Probablement. Ces deux-là semblaient partager quelque chose de spécial, malgré leurs différences. Il s’agissait de bien plus que des différences : ils étaient à l’opposé du spectre. Les opposés s’attirent, conclut-elle avec amertume.
Chuck indiqua un point au sol, et commença à obliquer. Lonie braqua son attention, espérant voir un dragon. Non, juste la forêt, comme partout ailleurs. La zone commençait à être bien plus vallonnée, et on devinait au loin les montagnes. Pourtant Chuck semblait savoir où il allait. Elle avisa un groupe d’arbres un peu différents. Les lignes étaient plus… Elle comprit alors qu’il ne s’agissait pas d’arbres, mais des bâtiments recouverts de végétation. Elle laissa son regard vagabonder au-delà, un peu dans le vague, comme son père lui avait appris pour faire apparaître les images cachées des stéréogrammes. Avec un peu de patience, elle finit par voir. Un château fort, devina-t-elle ! Muraille, tours et donjon, tout cela donnait l’impression d’avoir poussé au coeur de la forêt, se confondant avec les autres végétaux. Ceux qui vivaient ici avaient trouvés la cachette parfaite.
À quelques encablures de l’édifice — elle ne maitrisait pas encore le système de mesure local — elle sentit sa dérive s’incliner vers le sol. La même technologie que l’aiguille, supposa-t-elle, mais chargée négativement. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient tout en ralentissant, elle pouvait prendre la mesure des lieux. Et les végétaux… Ce n’était pas seulement un camouflage. D’une façon ou d’une autre, cette forteresse avait réellement poussé ici. Il n’y avait pas de briques, de ciment ni mortier. Du roc, et de la terre. Lonie, de toute évidence, n’était pas au bout de ses surprises.
“- Alors ? demanda Chuck quand ils se posèrent en haut du donjon.
- D’accord, oui, c’était vraiment cool. Tu emmènes ici toutes les filles que tu veux impressionner ?
- Ici ? Non.
- Zoé, en tout cas.
- Zoé non plus.
- Pourtant… Le coup des tachyons, quand je lui ai dit que c’était une vanne, disons qu’elle l’a mal pris. Elle a cru que je voulais m’immiscer entre elle et toi.”
Chuck activa une console, et quand une trappe s’ouvrit, il invita Lonie à le rejoindre. Un monte-charge, comprit-elle. Et ils commencèrent à s’enfoncer au coeur de l’édifice. Sur leur passage, de vives lumières s’allumaient. Sous la surface de ce château de roche, la technologie semblait régner en maître.
“- Nous sommes assez proches, elle et moi. Elle m’aime comme un frère. Comme son quatrième frère, pour être précis. Et oui : elle est très protectrice à mon égard. Rien de plus.
- Quand même, elle a mal pris la blague. Et c’est sur moi que c’est retombé !
- D’accord, je suis désolé. Mais avoue que c’était drôle. Pendant que Lonie opinait, il continua. Zoé est une louve, un animal. Elle n’a de pitié pour personne, sauf sa meute. Si Amanda lui demandait de t’éliminer, elle n’hésiterait pas. À sa façon, c’est une anomalie. C’est pour ça qu’on s’entend si bien, je pense.
- Je comprends pas.
- Suis-moi. Le boulot, d’abord.”
Il l’amena jusqu’à une grande salle digne de Cap Canaveral. Des sièges, des consoles, des tas d’écrans. Cela tranchait avec le monde extérieur. Il remarqua son étonnement.
“- Impossible d’échapper au boulot, n’est-ce pas ? Je me suis dit : autant pouvoir bosser d’ici. Plus agréable. Et étonnamment, plus discret. Personne pour regarder derrière mon épaule. Tout est crypté, de bout en bout. Même si quelqu’un espionne ton pod, il n’aura qu’une bouillie numérique inutilisable. Je me suis dit que c’était le meilleur endroit pour te brieffer.
- C’était donc ça !
- Oui, entre autre. Tu t’installes ?
- C’est toi qui a construit cette forteresse ?
- Les Dragons. Pour service rendu. J’ai juste rajouté notre bonne vieille technologie. Bon, Amanda n’était pas très chaude pour t’en dire plus. En fait, elle trouve que tu es trop proche de Stepanov.
-Mais Youri n’est pas…
- Pas besoin de te justifier. Elle a fini par me donner le feu vert de toute façon. Regarde.”
Sur le grand écran, un homme apparut. Manifestement âgé. Le mot Vénérable venait tout de suite à l’esprit. Et avec une étincelle dans le regard, comme quand on s’apprête à raconter une bonne blague. Mais sous ces airs de bon-vivant, on sentait une étonnante vigueur, un quelque chose qui tenait la décrépitude à l’écart.
“- C’est qui ?
- Antinoos Sifakis. En tout cas tel qu’il était en 2017. À l’âge de 89 ans. La dernière photographie qui a été prise de lui avant sa mort.
- Je suis censée le connaître ?
-Tu pourrais oui. Il a eu son heure de gloire, en tant que chercheur. Anthropologie et ethnologie. Mais en réalité c’était un petit génie, un touche à tout. Des connaissances considérables et un cerveau très véloce. Ça te fait pas penser à quelqu’un ?
- Tu as pas les chevilles qui enflent parfois ? ricana-t-elle.
- Non. D’autant que je faisais allusion à toi.
- Oh… Et pourquoi j’ai jamais entendu parlé de ton type, là ?
- Bonne question. Parce que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire. En 1949, au sortir de la seconde guerre mondiale et de la guerre civile grecque, Sifakis lance un grand mouvement. Il veut réformer la science. Il veut créer la ‘res scientifica’. Il a appris que la science au service d’un pays peut donner des monstruosités nucléaires, par exemple. Alors, il réclame la création d’un état, au même titre qu’Israël. Un état gouverné par la science et elle seule. Où tous les intellectuels de toute la planète seraient les bienvenus. Pays qui se chargerait de gérer l’avancée technologique et scientifique de toute notre planète.
- Sacré programme ! Carrément utopique…
- Et malgré tout, je sens que l’idée te plaît, observa-t-il.
- Eh bien, je dirais pas ça mais… Quelque part, la science est la religion de ce nouveau millénaire. Et la séparation des pouvoirs a du sens.
- Pas faux. En tout cas, Sifakis commence à avoir du succès. C’est Oppenheimer lui même qui met fin à son utopie, en le désavouant publiquement et en le mettant de facto au ban de la communauté scientifique. Cela n’arrête pas Sifakis, ça le plonge juste dans la clandestinité. On raconte que c’est Truman qui donne l’ordre à la CIA de l’éliminer. En 1951, l’hélicoptère dans lequel se trouve Sifakis s’écrase, tuant tous les occupants. Fin de l’histoire.
- Mais…
- En 1975, le KGB démantèle une organisation secrète, composée de scientifiques et d’intellectuels. D’après leurs archives dé-classifiées, elle est menée par… Sifakis. Malheureusement, il leur échappe. À l’époque, à part les soviétiques, tout le monde le croit mort.
- Quel lien avec nous ?
- J’y viens, Lonie. Dans le cinéma de Kourtchatov, il y avait des peintures. Tout une fresque, en fait. Au symbolisme très spécifique. On a lancé des recherches comparatives, et on a trouvé qui était le peintre.
- Antinoos Sifakis, il était peintre, aussi ? Quelqu’un s’est inspiré de son oeuvre, probablement.
- Un dessin ou une peinture, c’est aussi caractéristique qu’une empreinte digitale quand on a les bons outils. Aucun doute, c’est lui.
- Mais il est mort en 2017, non ?
- Si, mais il était déjà mort en 1951. On a affaire à quelqu’un qui sait maquiller sa propre mort.
- D’accord. Mais on sait ce qu’il a fait entre 1975 et 2017 ?
- En pointillé. On sait qu’il a gagné beaucoup d’argent, en tout cas. Il avait monté une secte. Officiellement : une association à but non lucratif oeuvrant pour le développement personnel et la rationalisation des comportements humains. Nous sommes persuadé que c’est lui qui est derrière tout ça.”
Lonie garda le silence. Elle essayait de rassembler les morceaux du puzzle. En partant du principe que les informations de Chuck étaient fiables, cela prouvait juste la présence de Sifakis à Kourtchatov, rien de plus. Bon, on pouvait aller un cran plus loin : cela créait un lien entre lui et les particules mystérieuses. Mais il était bien trop tôt pour en dire plus. Trop tôt en tout cas pour lui donner le rôle du méchant de l’histoire. Elle décida de garder son opinion pour elle. Après tout, ils avaient beaucoup plus d’expérience qu’elle.
“- Et pourquoi tu me racontes tout ça ?
- Mais parce que tu fais partie de l’équipe.
- Tu parles, je suis juste intérimaire, et Amanda ne me fait pas confiance.
- Moi je te fais confiance. Et en plus, il y a une place qui va bientôt se libérer.
- Ah bon, qui s’en va ? Un des frères Pratney ?
- Moi, Lonie. Je vais mourir.”
La jeune femme accusa le coup. De quoi parlait-il ? Il avait manifestement un problème de santé, mais…
“- Je souffre d’ostéogenèse imparfaite.
- La maladie des os de verre ! Mais il y a des cas qui…
- Je connais les cas, je connais les statistiques. Je les connais trop bien. Je souffre d’un variant de type IV. Je sais tout ce qu’il y a à savoir.
- Je suis désolée… J’ignorais que…
- C’est pas grave. J’ai passé ce cap il y a longtemps. Je suis une anomalie génétique à bien des niveaux. Mais j’ai survécu jusque là. Je me suis dit que ma différence pourrait aider la multitude. En plus, grâce à Amanda j’ai accès à toute la technologie nécessaire. Je ne te montrerais pas mon exo-squelette, il faudra me croire sur parole.
- Chuck. Je sais pas quoi dire.
- Moi, je sais : je te veux dans l’équipe. Tu prendras ma place. Ça va, j’ai encore le temps de te former. Je compte bien m’incruster encore un peu. Entre trois de neuf mois.
- Merde… Je veux pas…
- On en reparlera mais ton sens du devoir finira par t’obliger à signer. Du coup, on est peut-être par obligés de se prendre le choux là-dessus.”
Lonie pleurait. Elle pleurait quelque part à Paris, dans une salle d’arcade. Le pod ne relayait pas cette information, ainsi son avatar restait stoïque. Elle comprenait pourquoi il avait choisi de la faire venir dans ce monde. Il aurait sans doute pu les téléporter directement dans cette salle, mais il lui avait fait faire la connaissance de cet univers étrange. Il avait voulu lui offrir une vue imprenable sur son âme.