“- C’est huppé, non ? demanda Lonie.
- Un établissement français, dans l’Upper East Side ? Oui, c’est un peu chic. Par définition.”
Pratney aimait la simplicité et la naïveté dont faisait preuve Lonie. Il y avait quelque chose de vaguement futile, mais il ne lui en tenait pas rigueur… Il avait deux fois son âge, et parfois il lui arrivait de regretter d’avoir perdu toute forme de naïveté. Par bien des aspects, elle lui faisait penser à sa filleule, June. Laquelle avait la chance de vivre une adolescence calme dans une ville tranquille. Pratney ferait tout pour que ça dure, même si — surtout si — l’intéressée rêvait d’aventures.
“- Au fait, merci pour l’idée du bouquin ! Le truc scientifique, là…
- Oh James ! Ne faites pas votre Dalton… Ce n’est pas juste un ‘truc scientifique’ et vous le savez ! D’ailleurs je suis persuadée que vous l’avez lu.
- Pas du tout ! Naïve ou pas, elle faisait parfois preuve d’une certaine clairvoyance. D’ailleurs, qu’est-ce qui vous faire dire que je suis bien James ?
- Facile : vous n’avez pas les mêmes yeux !
- Mon généticien dit que vous vous trompez, lâcha-t-il à froid, ce qui la fit pouffer.
- Bon, il a raison votre généticien : vous avez des yeux identiques. Mais pas le même regard. Eh ? Vous croyez qu’Amanda m’a invité ici pour se faire pardonner ?
- Je crois surtout que vous ne la connaissez pas encore très bien si vous pensez ça.”
Le vibreur de son téléphone le sauva d’avoir à donner de plus amples explications. Quand on parle du Loup, se dit-il.
“- C’est Amanda, expliqua-t-il, tout en lisant le texto. Elle veut que je vous tienne au courant de l’enquête sur la mort de Sifakis.
- S’il y a eu des avancées, alors oui, bien sûr !
- J’aurais dû vous en parler, même si j’avais des ordres stricts. Bon : on sait comment le système électrique a été piraté. On a fait la liste des gens qui d’une façon ou d’une autre connaissaient les détails de fonctionnement. Les opérateurs, la maintenance, la société qui l’a installé, etc…
- Et ?
- Un prestataire, un technicien qui a réalisé les tests de conformité… Il est mort, il y a quelques mois, d’un arrêt cardiaque, on a rien trouvé qui prouve le contraire. Non, le problème c’est qu’on a un trou de plusieurs heures, juste avant son décès.
- Trou pendant lequel il aurait dévoilé ces informations ? De gré ou de force…
- Oui. C’est ce qu’on pense. Mais surtout, tout a été effacé : son agenda électronique, ses ordinateurs…
- Alors c’est une impasse !?
- Ça nous permet d’apprendre des choses sur nos ennemis. Mais ce n’est pas tout… Ils ont forcément introduit un dispositif pirate à l’intérieur du système, et c’est lui qui a généré la surtension puis le black-out.
- Oui, mais ce que moi je ne comprends pas c’est que le système de secours n’ait pas pris le relais…
- Remarque pertinente. On a compris pourquoi : le dispositif continuait à générer des micro-oscillations. Le générateur continuant à voir de l’activité sur notre système électrique, il ne s’est pas activé.
- Impressionnant… Très ingénieux, confirma-t-elle. Un cheval de Troie, en somme. Et on sait qui l’a introduit ?
- Tony Ikeda. Un de nos meilleurs informaticiens, et accessoirement le responsable de la liaison avec nos UAV. Nos drones, précisa Pratney.
- Un agent double ?
- On l’a envisagé au début. Mais je ne pense pas… En fait, depuis des années — avant même son arrivée chez nous — Ikeda était en contact avec une jeune femme, sur le net, via un forum d’entraide en informatique. En bon geek, il ne l’avait jamais rencontrée. Mais neuf jours après la détection des particules, elle lui explique qu’elle quitte sa Virginie natale pour tenter sa chance à New York. Elle lui demande s’il connaît quelqu’un qui pourrait l’héberger quelques temps…
- Et il se propose de l’aider !
- Comme n’importe quel chevalier blanc, oui.
- Et elle a élue domicile chez lui !
- Bien vu, Lonie. Ce qui lui a laissé le temps de remplacer la batterie de l’ordinateur portable de Tony par le dispositif pirate.
- D’accord, mais ça ne colle pas : il la connaît depuis des années… C’est pas logique.
- Malheureusement si : la vraie Ginger Harper est morte huit jours après la détection des particules. Elle et cinq membres de sa famille. Intoxications mortelles au monoxyde de carbone. Accident domestique, d’après le rapport d’enquête.
- Ben merde ! Et vous l’avez chopée ?
- Jusqu’à maintenant, elle était sous surveillance. Mais j’imagine que c’est pour ça qu’on est là, vous et moi. Il vérifia son téléphone.
- Alors ?
- Alors Amanda voulait pas se faire pardonner ! Ikeda vient d’être convoqué pour une visite médicale de contrôle, au cas où il serait de mèche. Ça nous laisse un peu moins d’une heure pour appréhender la soi-disant Ginger.
- Juste nous deux ?
- Mes muscles et votre cerveau… Je vois pas de quoi d’autre vous auriez besoin.”
Lonie ne put s’empêcher de penser aux Assaillants. De quoi ils auraient besoin ? Une armée. Mais elle trouva plus sage de ne rien dire. Pendant qu’ils remontaient Madison Avenue, elle regretta de ne pas avoir pris quelques macarons de plus. Si les choses tournaient mal, au moins elle aurait pu se raccrocher à ça. Pourquoi Amanda voulait-elle les envoyer, eux deux ? Bon, Pratney oui… Mais elle ? C’était incohérent.
“- On approche. Gardez votre cerveau bien ouvert, on ne sait jamais. Mais pas de bêtises surtout : vous me laissez intervenir.
- Oui papa !” ironisa Lonie.
L’immeuble était ancien, et comme presque tout par ici, il avait un charme fou. On comprenait néanmoins qu’on quittait l’Upper East Side. Il y avait quelque chose de ténu, sur les façades ou dans l’attitude des passants, Lonie n’aurait su le dire. Mais ils étaient entrés dans un autre quartier, elle en aurait mis sa main au feu. Dommage qu’elle n’ait pas révisé sa géographie de New York. Elle suivit Pratney dans le hall. Le style hésitait entre le désuet et le cossu. Encore quelques années, et le cossu perdrait la partie.
“- Ça m’arrange pas, conclut Pratney en montrant l’ascenseur vintage. Vous restez ici, et vous surveillez cet ascenseur. Moi, je prends les escaliers.
- Sérieux ? Mais…”
Le regard la cloua sur place. Un instant elle se demanda même si elle n’avait pas changé de jumeau.
“- On n’a pas nos oreillettes, alors si ça bouge vous m’envoyer un message.
- Au XXIe siècle on a pris l’habitude d’appeler ça des textos” persifla-t-elle, mais l’agent ne l’écoutait plus.
Elle s’installa dans un fauteuil au cuir élimé. Plus confortable qu’elle ne l’aurait cru. Franchement, c’était agaçant de voir comment on pouvait l’infantiliser. Pourtant, en étant objectif, Lonie avait le plus beau palmarès de tout l’Unité. Elle avait trouvé la source des Particules, deux fois. Mais surtout elle avait tué trois Assaillants dont un à l’arme blanche. Zoé et Dalton arrivaient loin derrière avec un seul succès chacun. D’ailleurs, elle se demanda pourquoi elle n’avait pas tenu tête à Pratney. Si ça avait été Amanda, elle n’aurait pas hésité une seconde. Son attention se reporta sur l’extérieur. Elle laissa son esprit errer quelques instants. Des images d’un vieux film des années 90 lui revinrent en mémoire. Une histoire de gangsters… Oui ! C’est ça : tourné dans le Spanish Harlem ! Ils étaient donc entrés dans…
Une forme sembla tomber devant la fenêtre. Bon sang ! Que devait-elle faire ? Rester ici, appeler ou aller voir. Elle perdit quelques secondes à peser les différentes options. De toute façon, Pratney était trop loin pour l’entendre. Toute en prudence, elle sortit voir de quoi il s’agissait. Il y n’avait rien. Avait-elle eu une hallucination ? Au coin de la rue, elle vit disparaître une silhouette rousse.
C’était forcément Ginger ! Tout en essayant de contenir les battements de son coeur, elle partit à sa poursuite. Elle envoya un texto laconique à Pratney : “je suis ginger!!!!” Elle fit de son possible pour aller vite sans en avoir l’air. Pourvu qu’elle se ne se retourne pas, pensait-elle. Elle se rappela aussi pourquoi c’est Pratney qui était monté : lui, il était armé. Mais quelle autre alternative avait-elle ? Elle voulait savoir qui avait fait tuer Sifakis. Conclusion : elle ne devait pas lâcher la rousse. Même à cette distance, elle en avait une vision assez clair maintenant : jogging gris, sac à dos noir. La chevelure de feu, en tout cas, on ne pouvait pas la louper. Petite, peut-être 1m60 et pas mal de formes. Assez souple toutefois pour se laisser tomber de plusieurs mètres. Mais où allait-elle ? Et que faisait Pratney ?
Après avoir tournée à plusieurs coins de rue, Lonie avait perdu son sens de l’orientation. Mais elle croisa un joggeur essoufflé qui semblait batailler avec son téléphone. Il venait sans doute de Central Park, tout proche, ce qui voulait dire qu’elle allait en direction… euh… du Nord. Le temps de faire cette réflexion et elle avait perdu sa cible. Bravo le plus beau palmarès de l’Unité ! Elle trotta jusqu’à l’endroit où elle l’avait vue en dernier. Désert. Zut ! Bon, à la fois, elle était avant tout une scientifique et on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle soit un as de la filature. L’impasse était vide… Elle avait dû filer par un escalier de secours. Lonie repéra le sac à dos noir, jeté dans un coin. Elle s’empressa de le récupérer.
Il y avait des liasses de billets. Un sacré paquet. Peut-être dans les cent milles dollars. Mais surtout il y avait un… un engin, une sorte de truc bricolé. Lonie en savait assez pour dire que ce n’était pas une bombe. Ou en tout cas, pas une bombe conventionnelle. Il y avait un paquet de batteries de téléphone scotchées entre elles, des composants électroniques et reliées au reste, quatre bobines de fils de cuivre. À quoi cela pouvait donc servir ? Manifestement, l’engin avait besoin de pas mal d’énergie. Et Lonie supposa que les bobines faisaient office d’amplificateurs. Un peu comme des antennes. Ou dans ce cas, plutôt comme des émetteurs. Un brouilleur de signal !
Elle vérifia son téléphone. Pas de réseau. Le texto pour Pratney ? Non livré. Elle… elle vit Angie s’envoler, se libérant de tout ses devoirs envers la gravité. Et puis, elle eu le souffle coupée, littéralement. Elle se retrouva à genoux, essayant de respirer. La chevelure rousse était au-dessus d’elle. Vraiment canon, avec un sourire d’ange. Du genre à embobiner un informaticien en moins de deux.
“- Mazette, visez-moi ça… C’est que j’ai à faire à une V.I.P. !
- Ginger, Ginger Harper, coassa Lonie, je vous arrête.
- Tu m’en diras tant, ma jolie” répondit la rouquine en lui décochant un violent coup sous les côtes flottantes.
Lonie avait l’impression de s’étouffer. Elle avait besoin d’air. L’autre lui tournait autour, mais pour l’instant elle avait d’autres priorités, une surtout : survivre.
“- T’as vraiment des goûts de chiottes, et t’es gaulée faut voir comment ! Mais n’empêche, je crois que je vais t’emprunter tes fringues. Tu comprends : je suis pas fan du jogging. C’est que quand j’ai senti ton Klandestin, j’avais que ça sous la main.
- Mon… quoi ?
- Merde, tu me déçois, Princesse !”
Ginger l’attrapa derrière la tête, et vint lui faire violemment tâter le bitume. Lonie avait du mal à coordonner ses mouvements et elle sentait la rouquine la déshabiller.
“- J’ai tué… trois de vos… espèces de… zombies, lâcha-t-elle avec un goût de sang dans la bouche.
- Toi ? Avec ta carrure de crevette ? T’aurais dessoudé trois Korvides ? Non…”
Mais elle s’était arrêtée. Elle lui filait toujours des coups de pieds, mais presque machinalement, juste pour entretenir la conversation.
“- Putain ! Pourquoi t’as dit ça, Princesse ?… Ça craint vraiment. Pour toi, je veux dire. Parce que là, tu m’as foutu la haine. On a ordre de pas t’abîmer, mais là ch’ui obligée de te donner une bonne leçon. Une du genre qui laisse des cicatrices… Je vais juste éviter le visage.
- Vous me faites pas… peur.
- Ça va pas tarder à venir, j’te rassure.”
Lonie essayait de se relever mais le monde tournait autour d’elle. La rouquine n’était plus dans son champs de vision, mais elle entendait un bruit grinçant tout proche. Elle avait affaire à une psychopathe, pas de doute là-dessus. Mais d’un autre côté, elle en connaissait plus que quiconque sur Sifakis. Il fallait la faire parler — et survivre.
“- Qui vous a interdit de m’abîmer ?
- Ça, pétasse, je le comprendrais jamais : y parait que tu es notre avenir. Bullshit ! T’es vendue à l’ennemi, tu me fous la gerbe… C’est à cause de crevure comme toi que notre mentor est mort.
- Non tu mens : c’est à cause de ton bricolage pirate qu’il a été tué.”
Il y eu un gros craquement, et la silhouette revint dans son champs de vision — avec la barre de fer qu’elle venait d’arracher d’une grille. Elle avait l’air vraiment furax. Lonie essayait de se lever quand la barre la cueillit dans le bas du dos.
“- Essaye pas de m’embrouiller la tête, Princesse. Moi j’essayais de le faire sortir de chez vous. C’est vous qui l’avez tué ! Et la barre s’abattit une nouvelle fois. Tu sais quoi ? On a qu’à dire que je t’ai pas reconnu, que je t’ai prise pour la canadienne… C’était de la légitime défense. Ton petit cou si fragile… il s’est brisé avant même que je m’en rende compte, c’est con, hein ? Merde aux ordres, je vais te crever. Mais d’abord, je vais t’affranchir : tu vois, même si vous l’avez tué, il est revenu. Et quand toi, tu seras morte, il se cherchera une nouvelle reine… et moi, je serais là !”
Lonie sentait que la malade armait son coup. Cette fois, elle frapperait d’estoc et elle la clouerait au sol, à jamais. Lonie comprit qu’elle ne pourrait pas l’en empêcher.
Quelques huit cent mètres plus haut, les optiques haute-résolution d’une drone ne manquaient rien de la scène. Chaque pixel était relayé dans le bureau de la coordinatrice Racksyde.