En intégrant une équipe, on pouvait espérer au moins une chose : ne plus être seul. Et pourtant, Lonie se retrouvait là, plantée dans un hôpital étranger, à attendre le réveil de son collègue James Dwight Pratney. Et seule donc !
Zoé était quelque part, à l’étage en dessous. La tête comme un oeuf de Pâques, une petite commotion, des côtes cassées, et certainement de très méchante humeur.
Amanda… sans doute qu’elle n’était pas loin. Depuis qu’elles étaient arrivées ici, elle venait parfois passer la tête dans la salle d’attente. Mais sans pour autant lâcher son portable. Deux agents blessés, ça faisait des vagues. Pour être honnête, Lonie s’avoua qu’Amanda gérait aussi les suites de cette affaire. Ah, et puis elle portait aussi un bras en écharpe, stigmate de la rencontre.
Chuck avait été catastrophé par ce qui était arrivé. Bien sûr, il aurait aimé être là, mais… il était resté à la Théière. Et personne n’avait l’air de lui en tenir rigueur. Manifestement quelque chose clochait chez lui.
Quant à Dalton… Lonie ne savait pas trop quoi en penser. Elle aurait dû s’en douter, pourtant. Chuck avait dit qu’il voulait être UN Pratney ! Et maintenant, elle comprenait pourquoi le surnom de Tweedle Dum. Parce que je suis le gentil, avait-il dit. Tu penses. Dalton John Pratney et James Dwight Pratney, le gentil et le méchant. Il avait à peine bronché quand Amanda l’avait consigné à la Théière, loin de son jumeau blessé.
Et elle, enfin, qui en douze heures avait affronté trois de ses peurs profondes : prendre un hélicoptère, tirer sur un homme, attendre seule dans un hôpital. A part quelques égratignures et un poignet luxé, elle s’en sortait bien. Pratney, enfin la version James, risquait de perdre partiellement l’usage de sa main droite : section des tendons fléchisseurs. Rien que d’en parler, ça lui filait le bourdon. Comment et pourquoi ce type les avait attaqués ? Mystère. Il était resté dissimulé dans le plafond, jusqu’à leur sortie. Profitant de l’effet de surprise, il était tombé directement sur Zoé et avait aussitôt ciblé Pratney (enfin James). Une fois l’agent HS, il s’en serait pris à Amanda. Même armée, Lonie n’avait — semble-t-il — jamais représenté un adversaire valable. Elle ignorait si elle devait s’en réjouir. En tout cas, tout cela dénotait un comportement particulier, inhabituel chez l’humain. Quand on récupérerait le corps, une analyse toxicologique apporterait assurément les réponses.
Rien que d’y penser, elle se sentit trembler. Au moins, elle avait essayé. Elle avait pris l’arme. Elle avait tiré. Elle avait même touché. Bon sang, elle avait besoin d’un café. Elle se traîna jusqu’au distributeur. Voyons… Le mot кофе lui sembla prometteur. Mais la machine ne voulait pas prendre sa pièce. Elle s’obstinait à la recracher, et encore. Lonie en avait marre qu’on la rejette, même une stupide machine. Elle lui donna un bon coup, pour lui faire comprendre.
“- Essayez plutôt avec les roubles.”
Lonie sentit le rouge lui monter aux joues. Personne n’aime avoir l’air d’une idiote. Une seconde ! Il avait parlé en français.
“- Oh ! Monsieur Stepanov…
- Dmitry, je vous prie.
- Je suis confuse.
- Il ne faut pas. Un hôpital est un endroit parfois éprouvant pour les gens. N’est-ce pas ?”
Il glissa des pièces dans la machine et lui tendit le gobelet. C’était gênant. Enfin, c’était gentil, mais elle se sentait idiote et elle n’aimait pas ça.
“- Merçi, Monsieur… Dmitry. Vous vouliez voir Mme Racksyde ? Elle ne doit pas être loin mais…
- Mais elle vous a laissé seule. Je croyais que la loi américaine interdisait de laisser quelqu’un seul dans une salle d’attente.
- Non. En fait, je ne pense pas qu’il existe une telle loi et en plus je suis française.
- Oui. Je sais mais vous avez souri. C’est bien. Vous vous inquiétez beaucoup pour votre ami.
- Je m’inquiète, oui, mais ce n’est pas vraiment un ‘ami’.
- Votre inquiétude est forte, pourtant. Cela veut dire que c’est ‘vraiment’ un ami, je crois.
- J’apprécie votre raisonnement.
- On va s’asseoir. Vous voulez bien ?”
Elle se laissa guider jusqu’à une chaise. Il s’installa à côté d’elle. Ce comportement étonna Lonie. La plupart des hommes seraient restés debout pour assurer leur besoin inconscient de domination. Il était différent. Elle n’oubliait pas que Stepanov était le fils d’un suspect, mais Amanda avait accepté son assistance donc…
“- Merci aussi d’avoir trouver un chirurgien ! C’était une question de temps, et…
- Et vous avez fait appel à moi. C’est bien. Je suis content d’avoir aidé. Normal entre Russes !
- Mais… mais je ne suis pas Russe.
- D’accord : mais vous pourriez l’être.”
Il cherchait encore à la faire sourire. Et ma foi, il y arrivait un peu. Non, en fait, elle savait bien pourquoi elle le trouvait sympathique : parce qu’il la sauvait de la solitude.
“- Je suis sérieux, ajouta-t-il. Vous êtes différentes de vos amis.
- Je ne sais pas. En bien, j’espère ?
- Ça, j’ignore. Je ne connais pas vos amis.”
Cette franchise la fit sourire. Encore une fois. Et l’accent, elle en était sûre, ajoutait une certaine profondeur à ses paroles. Il faisait des efforts pour s’exprimer en français, ce qui rendait son débit plus lent mais aussi plus reposant. Il l’ignorait mais c’était le genre de choses dont elle avait besoin ce soir.
“- Vous aussi, Dmitry, vous êtes différent. Différent de… des gens que je connais.
- Je ne crois pas. Mais c’est un plaisir de pratiquer mon Français à vos côtés.
- Vous vouliez voir Mme Racksyde ?
- Non. Je venais attendre. Quand on est inquiet, c’est mieux d’attendre à plusieurs. N’est-ce pas ?”
Oh ça oui : pour elle, ça faisait une grande différence. Mais pour lui ? Et elle fit le lien. Son père ! Son père était dans le coma. Il espérait sans doute obtenir quelques réponses. Logique, après tout. Au moins avait-il le tact de ne pas les réclamer ! Était-ce typiquement Russe ? Elle demanderait à Pratney, ou plutôt aux Pratney.
“- Vous vous inquiétez aussi pour votre père ?
- Oui. Son état, c’est inquiétant. Vous êtes d’accord ?
- Je ne suis pas médecin, mais oui.”
Elle était sur un terrain glissant. Elle n’était sans doute pas autorisée à lui donner la moindre information sur la mission… A la réflexion, son père ne présentait pas de tâches sur la peau et il ne perdait pas non plus ses cheveux. En fin de compte, il ne s’agissait pas d’un empoisonnement aux radiations. Alors de quoi souffrait-il ? Son sort, d’une façon ou d’une autre, était lié à Kourchatov.
“- Vous l’avez trouvé dans son lit ?
- Oui. Mais tout habillé. Son garde du corps, je pense : personne ne l’a vu depuis plus d’une semaine, même sa femme. Vos amis croient que mon père est un criminel. Ils se trompent.
- Ils ne croient rien, mais ils se posent des questions, bien sûr.
- Youri est un travailleur. Il est né dans cette ville. Son père Viktor avait une entreprise rentable dans la construction. L’État paye pour construire. La ville a beaucoup grandi en 1930. Puis il y a eu le programme scientifique après la guerre. La ville a poussé comme l’herbe dans la plaine. Youri faisait venir plus de travailleurs, puis avec le train et les camions, il a fait venir les chercheurs. Les chercheurs avaient besoin d’outils. Il les faisait venir. Maintenant on dit import-export, mais ça a commencé comme ça. C’est sa vie.
- Et votre mère ?
- Youri ne peut pas avoir d’enfants. Je suis adopté. Quand il a compris qu’il voulait quelqu’un pour continuer son… travail, il m’a adopté. Et élevé. Lui et des nourrices. N’est-ce pas ?
- Oui, je comprends.
- Je n’ai pas aimé mon enfance. Je suis honnête. Il n’a pas été un père qui est doux et aimant. Il était loin et un peu froid. Ça n’a pas changé. Distant mais bienveillant. Pour un jeune enfant, c’est dur à comprendre. Adolescent ? Encore pire. Mais c’est là où j’ai voyagé, comme en France, mais aussi plein d’endroits.”
Dans le dossier d’Amanda, elle avait lu que Dmitry avait fait un petit tour du monde des endroits branchés. C’était différent — et un peu gênant — de l’entendre de sa bouche. Elle était consciente que c’était un interrogatoire, et ça ne lui plaisait guère.
“- Mais vous avez finit par vous assagir.
- L’informatique. Créer des programmes. C’est un peu comme créer une chose vivante. Il a acheté mon premier programme. Puis j’ai fait mon entreprise. Maintenant je le comprends, et je sais qu’il n’est pas un criminel.”
Lonie sentit la moutarde lui monter au nez ! Dmitry n’avait pas besoin de se justifier, pas devant elle en tout cas. C’était Amanda, digne descendante de bureaucrates paranos, qui doutait de lui. Et de tout le monde, en général ! Elle cultivait un tel goût pour le secret que si Lonie n’avait pas fait son petit numéro, elle n’aurait jamais eu d’informations sur l’Unité. Et même comme ça : Amanda s’était bien gardée de lui parler des jumeaux Pratney. En fait, elle conservait ses secrets comme autant d’atouts dans sa manche. Probablement que personne ne lui avait parlé de la fin de la guerre froide… Lonie remarqua que Dmitry lui tendait quelque chose : des graines de tournesol.
“- Riche en vitamine E. C’est très bon, expliqua-t-il en se servant lui aussi. Je voulais savoir : pourquoi vous êtes venue ici ?
- Je suis désolée, je ne suis pas autorisée à… parler de ce genre de choses.
- Pardon, je m’exprime mal. Pourquoi venir ici pour votre ami blessé ?”
La jeune femme réfléchit sérieusement à la question. Ce qui la ramena à Kourchatov. Après que leur agresseur ait été neutralisé, il faut bien le dire, c’était le chaos. Pratney numéro deux avait ramené Pratney numéro un à l’hélico. Aidée d’Amanda, Lonie en avait fait autant pour Zoé. Heureusement, la trousse de premiers secours de l’Unité était prévue pour gérer des blessures graves. A l’aide d’une seringue, Amanda avait injecté une mousse expansible dans les plaies de Pratney. De quoi contenir l’hémorragie, selon elle. Par contre pour ses tendons sectionnés, il avait besoin d’une aide d’urgence. Chuck listait les grands hôpitaux… Les plus proches se trouvant à deux heures d’hélico. Pour les meilleurs, il faudrait reprendre la Théière… Et compter six heures de plus. Apparemment l’Unité disposait d’un chirurgien attitré, mais il était stationné à Londres, trop loin. Lonie avait proposé de s’en remettre à Dmitry. Au vu de la situation de son père, il connaissait bien les hôpitaux, et il serait à même de leur indiquer si l’hôpital de Novossibirsk disposait d’un vrai chirurgien. La discussion avait été âpre, mais au final, le bon sens avait prévalu.
“- Nous avions besoin d’une aide médicale d’urgence. A cet instant, votre avis nous a été précieux. Vous me confirmez que ce chirurgien est de classe internationale ?
- Oui, il est vraiment bien. Il fait partie des meilleurs. Et je dois dire : son assistant, il est le meilleur au monde.
- Son assistant ? Vous le connaissez personnellement ?
- Ah oui, plutôt. Je l’ai créé !
- Je ne suis pas sûre de comprendre. Vous… oh, c’est un assistant numérique ! C’est ça ?
- Oui. Il a été programmé avec toutes les connaissances médicales, tous les comptes-rendus d’opération. Je ne devrais pas vous dire, car je commence juste à le vendre en Europe.
- Pas d’inquiétude à avoir. Mais il faut croire que c’est dans l’air du temps, ma belle-soeur va faire installer le même genre de système ! Vous connaissez la Pitié-Salpêtrière ?
- Je connais, confirma-t-il, interloqué. J’ai vendu mon programme là-bas… J’aurais plaisir à parler avec votre belle-soeur. Mais je suis étonné : je suis quelqu’un de réfléchi, je ne crois pas aux coïncidences.
- Moi non plus, enfin en général. Je suis une scientifique… Mais même si on n’y croit pas, il n’empêche que les coïncidences existent.”
Dmitry considéra cette idée avec sérieux. Il ne semblait pas tout à fait convaincu, ce que la jeune femme comprenait aisément. Fin diplomate, il préféra changer de sujet.
“- J’aime beaucoup votre petit alien, lui dit-il en montrant son sac.
- Merci, je l’adore, moi aussi.
- Je dois dire : je trouve qu’il vous ressemble.”
Lonie ne put s’empêcher de sourire. Dmitry avait parfaitement raison, et elle décida qu’elle l’aimait bien, lui aussi.