La seule période de l’année où James trouvait Johannesburg vivable, c’était pendant les vacances scolaires : la ville était alors quasiment vidée de ses occupants, et paradoxalement, semblait retrouver une certaine humanité à ses yeux. Filant l’idée, il s’était déjà fait la remarque qu’une bonne apocalypse Zombie aurait sans doute le même effet. Malheureusement pour lui, James suivait le même chemin que ses innombrables voisins, et fatalement, il se retrouvait pris dans les embouteillages pour quitter la ville. Comme à chaque Noël, en fait. Cela devait faire partie de la tradition.

Noel

Le siège passager était inoccupé, mais pas tout à fait vide. Il y avait là ses dernières emplettes, les derniers cadeaux de Noël, et en particulier les cadeaux pour sa filleule. Le cadeau dans la boîte carré, c’était le casque de réalité partagée. Il l’avait testé avec un succès mitigé. D’après la vendeuse, cela n’avait rien d’étonnant : à partir de 40 ans, il devenait difficile de dompter ses ondes alpha. L’espace d’une seconde, il l’avait détestée cette vendeuse qui du haut de ses 25 ans se croyait meilleure que lui. Mais après tout, il était pareil à son âge. En fait, avec le recul, il se demandait si elle n’essayait pas juste de… Non !!

La file de voiture n’avançait toujours pas. Il était patient de nature, mais là, ça faisait beaucoup. Il y avait trop de choses autour de lui qui n’avançaient pas et ça devenait frustrant. Il rectifia le noeud de l’autre cadeau. Il espérait avoir fait le bon choix. Son inclination personnelle l’avait poussé vers la littérature anglo-saxonne. Ou mieux encore, la poésie. Il avait déjà acheté un recueil de poèmes de William Butler Yeats quelques mois plus tôt. Mais avec le boulot… Disons qu’il appréciait vraiment Chuck, autant que cela soit possible en tout cas. Mais pour autant, Chuck n’avait jamais réussi à lui rendre intéressant le monde de la physique. Lonie, par contre… Elle lui avait recommandé ce livre, “une nouvelle histoire de temps”. Il l’avait lu en diagonal, sans tout à fait tout comprendre. Certains concepts lui paraissaient un peu ardus, mais l’ensemble restait fascinant. Espérons que sa filleule l’aimerait autant.

Sur le siège, il y avait aussi son téléphone. Sans doute que l’évocation de Lonie l’avait amené naturellement à ça. L’enquête sur la mort de Sifakis était presque au point mort. Et malgré la promesse qu’il lui avait fait, il n’avait aucun nom à fournir. Pas le moindre. Il résista un instant, puis activa le système d’exploitation crypté de son téléphone et cala son oreillette. Réécouter les enregistrements, les auditions, toutes les données techniques, en somme toute la matière du dossier, ça l’aiderait peut-être. Lonie avait quitté l’équipe mais cette enquête restait prioritaire. Chuck l’appelait le “Mystère 619”. Façon plus ou moins subtile de remarquer qu’ils étaient entourés de mystères dans cette histoire. Un de plus, un de moins. Amanda ne partageait pas cet avis. Un mort dans ses locaux, cela l’énervait passablement. Et personne n’aimait la voir énervée.

James s’enfila une fois de plus la chronologie des évènements. Les tours de garde. La future victime dormant sur sa couchette. La surtension. L’arrêt des systèmes électriques. Quand les images étaient revenus, Sifakis était par terre, loin de sa couchette, juste à côté des barreaux. Et mort. Tout s’était passé entre 7h37, l’instant de la surtension, et 7h54, quand le système électrique avait été réarmé. Pratney chercha le compte rendu des ingénieurs. D’après eux, une simple surtension ne pouvait pas mettre à genoux le système électrique du bâtiment. Il y avait un premier système de défense : une sorte de disjoncteur qui les protégeait en cas de problème électrique à l’entrée du système. Une telle surtension ne pouvant théoriquement venir que de l’extérieur, le disjoncteur fermait le circuit pour mettre en sécurité les équipements. Aussitôt, un générateur prenait le relais. Relié à une citerne de fioul, le système était prévu pour assurer 16 heures d’autonomie.

Bien sûr les choses ne s’étaient pas passées comme prévues. D’après les relevés, la surtension venait de l’intérieur. Mystère 619A. En fin de compte, le disjoncteur avait joué contre eux en les isolant électriquement de l’extérieur. Mais le pire, c’est que le générateur n’avait pas pris le relais. Ce qui, au dire de tout le monde, était impossible. Mystère 619B. D’une façon ou d’une autre, quoi qu’en disent les spécialistes, quelqu’un avait réussi à contourner le fonctionnement de l’appareil. Et c’était son job de trouver qui.

Et que s’était-il passé au juste pendant ces 17 minutes de blackout ? Les caméras s’étaient éteintes laissant le poste de sécurité dans la pénombre des éclairages de secours. Le type de garde, Donnely, un petit jeune, avait un peu psychoté. Il avait essayé de contacter ses supérieurs, mais le central téléphonique étant hors-ligne, ses appels avaient échoué. Le type s’était retrouvé face à un dilemme. Ses ordres étaient clairs : ne jamais laisser le poste de sécurité inoccupé. Mais il était conscient que sans électricité, l’endroit n’était pas plus utile qu’une salle de repos. Finalement, il avait enfreint un règlement : il avait utilisé son téléphone portable, non-sécurisé, pour appeler un collègue, Samuel Santos. D’après les horaires du téléphone, il était alors 7h41. Son collègue était arrivé quelques minutes plus tard, descendant les escaliers quatre à quatre. Aussitôt relayé, Donnely avait foncé vers les geôles. Il n’y avait qu’un seul prisonnier, mais il avait compris qu’il s’agissait d’un VIP. Il s’était posté devant la porte, et selon lui il était 7h46. James l’imaginait tout à fait vérifier l’heure sur son téléphone. Jeune mais pas idiot, il savait qu’il aurait à justifier ses actes.

Neuf minutes, il y avait donc un créneau de neuf minutes pendant lesquels quelqu’un avait pu s’introduire dans les geôles et tuer Sifakis. Court, mais pas impossible. Pratney avait déjà fait ce genre de choses… Mais pas dans un endroit aussi bien gardé. Et d’après Donnely, le couloir des geôles était désert à son arrivée. Ce qui ramenait la fenêtre à environ 8 minutes. Tout le jeu maintenant était de faire le lien entre la position de tout le monde avant et après la coupure. Mystère 619C. Au dernier décompte, 38 personnes étaient en situation d’agir. Et cela incluait bien sûr Donnely et Santos !

Une fois tous ces petits mystères élucidés, il en resterait encore un : la porte de la cellule Ouest disposait d’un système d’ouverture électromagnétique. La clenche était activée par un badge magnétique. Mais merveille de la technologie, la serrure ne fonctionnait qu’en présence de courant. La coupure d’électricité avait rendu la porte de la cellule totalement infranchissable. Mystère 619D. En tout cas, le résultat était là ! Cause probable du décès : hématome sous-dural temporo-pariétal perimortem. Façon alambiquée de décrire un épanchement de sang à la surface du cerveau. Le médecin notait que cette pathologie se retrouvait souvent chez les personnes âgées, plus sensibles aux traumatismes crâniens. Sifakis s’était-il approché de la grille ? Son agresseur aurait alors pu le saisir et le projeter en arrière… Tant de questions sans réponses !

Bref ça n’avançait pas. Heureusement, ça se dégageait un peu sur la route. Et même si c’était encore ralenti, il avait au moins l’impression de faire autre chose que du surplace. Tu parles d’une tradition. Il lâcha un peu le téléphone. Son attention était requise ailleurs. Il y avait trop de chauffards et de conducteurs du dimanche, et même si la perspective du réveillon ne l’enchantait guère, il avait quand même l’intention d’y arriver vivant. Par la R57, il lui faudrait trois heures pour rejoindre Bethlehem. Référence biblique, ou en tout cas hommage au lieu de naissance du Christ. Dans l’esprit du jeune James, cette ambiguïté n’était pas le fruit du hasard. Il ne s’était pas pris pour un messie, mais il pensait alors très sérieusement que le destin lui avait envoyé un message. James Dwight Pratney avait une mission, il en était persuadé. Dalton aimait bien remettre ça sur le tapis.

C’était chaque fois la même chose. Au fur et à mesure qu’il descendait, les souvenirs eux remontaient. Il s’en serait bien passé. Il n’avait pas à rougir de son passé, et même par bien des égards, il en était fier. Mais nul n’est prophète en son pays. Auprès de son jumeau et du reste de sa famille, c’était plus compliqué. Certes ses parents étaient fiers de lui : James excellait presque partout, aussi bien en tant que capitaine de l’équipe de rugby, que dans les salles de classe. Il s’était vu attribué une bourse de la prestigieuse “Bringman Society” pour aller continuer ses études à l’université d’Oxford, la plus ancienne des universités britanniques. Mais James avait beau tout entreprendre et tout réussir, on lui préférait toujours Dalton. Plus sympa, plus accessible, toujours un mot pour chacun, beau parleur.

Quand il avait quitté l’Afrique du Sud, James avait laissé son amour de jeunesse, Patricia Farewell. Il espérait alors que, quand il reviendrait couvert des lauriers de la gloire, elle deviendrait Patricia Pratney. Et si elle était bien devenue Mme Pratney, c’était en épousant son jumeau. Le jour des noces, il était en mission dans les montagnes Kirghizes, à chasser un agent double pour le compte du MI-5. Bien sûr, aux yeux de ses proches, il s’était dérobé. Louper le mariage de son frère, tout de même…

Il se rendit compte qu’il avait largement dépassé la vitesse autorisée, très largement même. Il leva le pied, et enclencha le régulateur. En dépit de tout ça, il devait bien reconnaître qu’il aimait bien cette région. Mais il vivait chaque retour comme une régression, presque un échec. D’après les panneaux, il venait de dépasser Frankfort. Il arriverait au ranch dans une heure. Au moins, il était attendu. C’était toujours ça.

Quand il gara sa voiture dans le patio, c’est Patricia qui vient l’accueillir. Il avait mal au dos et il serait bien resté quelques minutes à se masser la nuque. Mais il joua son rôle de gros dur et sortit en plein cagnard. Pas à dire, c’était toujours une belle femme. Cette année, elle était vêtue en cowgirl. James trouva ça plutôt cocasse. Certes, elle gérait le ranch. Mais la dernière fois que ces bottes-là avaient connu la boue, lui devait encore être en Angleterre. Ça lui allait plutôt bien, ceci dit, mettant en valeur ce qui devait l’être et cachant le reste.

Elle lui sauta littéralement dessus. À bien des égards, elle était restée une femme enfant.

“- James ! Tu es un des premiers arrivés… Quelle joie !
- Pat’, ça me fait plaisir aussi” et il arriva à le dire sans ciller.

Sans même qu’il s’en rende compte, la main de Patricia avait glissé sur son avant-bras, palpant la chair et le muscle.

“- Il parait que tu as été blessé ? C’est à peine si ça se voit…
- Comment ? Dalton… Il n’a pas le droit de te parler de ça.
- Ça va ! Il dit rien de compromettant, j’te rassure. C’est une greffe ?
- Non… Enfin, j’ai reçu des inducteurs à myéline en injection. Mais c’est toujours bien moi. Les parents ne sont pas là ?
- Eh non, les plus près arrivent toujours les derniers. Mais si tu veux voir ton frère, il est derrière… avec les Karlson.
- Le gang des Karlson ??
- Rhô, Il y a que toi qui les appellent comme ça ! C’est à peine une bande. Et je te signale que s’ils sont ici, c’est qu’ils sont pas en prison.
- Je te remercie pour la lapalissade ! Ma filleule est là ?
- Elle est dans sa chambre. Vas donc la voir, je suis sûre qu’elle t’attend.”

James ne se fit pas prier. Il allait avoir besoin d’une sacrée dose de bienveillance s’il devait partager le même air que les Karlson. Et le seul endroit où il pourrait se ressourcer, c’était bien auprès de June. Il grimpa les escaliers en faisant bien attention d’en faire craquer le bois. June était officiellement une ado maintenant, et il n’avait pas envie de la surprendre au téléphone avec une amie, ou ce genre de truc de filles. Mais Patricia avait raison, la jeune fille l’attendait.

“- Mon parrain !!”

Elle avait hésité à se jeter à son cou, mais elle avait préféré s’abstenir, se contentant de lui faire la bise.

“Alors, tu reviens de mission pour nous apporter quelques nouvelles du monde ?
- Le monde peut bien se passer de moi : je voulais voir ma filleule.”

Et comme toujours, les mois d’absence s’effaçaient devant le torrent des mots. June lui racontait le collège, et lui, eh bien, il écoutait surtout. C’était une enfant brillante. Souvent il se disait qu’elle avait choisi la voie du milieu. Douée, bien plus que son père mais moins que son oncle. (Du moins, en apparence.) Elle était, par contre, très impliquée auprès de ses camarades. Elle connaissait toutes les petites histoires mais n’était partie prenante d’aucune. En fait, si son parrain ne se trompait pas, June était l’ange de la paix de la Bethlehem Voortrekker High School. Et il en tirait une certaine fierté. Il écouta la jeune fille lui expliquer comment elle s’échinait à réconcilier deux ennemies d’enfance.

“- Tu veux toujours préparer ta communion, ma belle ?
- Ben oui. Mais Papa est pas souvent là en ce moment. Et il dit… enfin, que c’est pas une obligation, quoi…
- Ton père a raison : ce n’est pas une obligation. Mais c’est tout aussi vrai de dire que personne ne peut te l’interdire. Tu veux que je lui en parles ?
- Oui, je voudrais bien.”

Quand ils descendirent rejoindre le reste de la famille, il remarqua que Dalton faisait sa tête des mauvais jours. Il scrutait l’écran de son téléphone. James s’esquiva sans que personne ne s’en rende compte. Arrivé à la voiture, il vérifia les messages sur son téléphone. “Matelas Airbed / Tout dernier jour de soldes” disait le texto. Une urgence donc. Il bascula sur la messagerie cryptée.

“Alerte : détection particules mystérieuses. Hélonia Broch introuvable. Priorité absolue.”