“- Franchement, Madame Racksyde, ça me dérange d’accepter. Je les ai gardés que 45 minutes…”

Ses scrupules, néanmoins, n’empêchèrent pas la baby-sitter d’empocher le billet de cinquante dollars. Amanda était énervée, et elle se retint de faire une réflexion cinglante. Après tout, il fallait bien que quelqu’un au moins profite de cette soirée. Parce que, à part pour la baby-sitter, le ressenti de tout le monde devait au mieux très maussade. À commencer par Amanda. Elle détestait être en retard, et dans ce genre de situation plus particulièrement. Mais c’était surtout Donna, sa fille, qui devait être de bien mauvaise humeur. Elle avait l’impression, comme souvent, que sa mère lui faisait faux bond. Et que dire d’Ethan et Syana ? Ils voyaient rarement leur grand-mère, ils avaient dû l’attendre avec une avidité vorace. Ressentaient-ils comme une trahison cette absence ? Ils avaient prévu d’aller au Parc, de lui faire découvrir leur balançoire préférée ainsi qu’un million d’autres choses qui, du haut de leurs trois et quatre ans, leurs paraissaient de la plus haute importance.

À son arrivée, ils étaient couchés et probablement déjà endormis. Amanda était impressionnée par cette capacité des enfants à tomber littéralement endormis, elle qui chassait le sommeil chaque nuit. Mais ce soir, elle aurait aimé qu’ils veillent un peu plus, ne serait-ce que trente minutes, juste le temps de les embrasser et de les border. Mais les consignes données à la baby-sitter avaient été claires. Il s’agissait manifestement d’une punition à son égard, Amanda n’avait guère de doute sur ce point. À l’initiative de qui ? Donna ou Ayako ? Ayako, sa belle-fille, était toujours avenante avec elle. Jamais un mot plus haut que l’autre. Mais différence de culture, ou autre, Amanda était bien incapable de connaître le fond de sa pensée. Bizarrement, c’était dans ce genre de cas que son mari lui manquait le plus. Il avait toujours été le plus diplomate des deux. Un vrai conciliateur. Comment aurait-il vécu le mariage de sa fille avec une autre femme ? Sans doute mieux qu’Amanda, en tout cas. Les premiers temps avaient été, disons, complexes. Elle l’avait intégré maintenant. D’autant plus que le temps semblait donner raison à sa fille. N’était-ce pas là le rêve de tout parent : voir son enfant réussir mieux que soi-même ?

Amanda installa son ordinateur portable sur la table du salon. Mais était-ce vraiment le salon ? Ayako avait “restructuré l’espace pour permettre aux énergies de circuler harmonieusement”. Même si on ne pouvait pas passer à côté de l’harmonie du lieu, Amanda trouvait que cela manquait de chaleur. Mais comme sa belle-fille était à la tête d’une entreprise de décoration d’intérieur façon Feng Shui, il aurait été malvenu de faire la moindre remarque : c’est l’activité d’Ayako qui faisait bouillir la marmite. Donna arrivait tout juste à vendre quelques uns de ces écrits. Pas de quoi en vivre. Comment sa fille pouvait se laisser entretenir de la sorte ? Amanda ne le comprenait pas. Ce n’était pas faute, pourtant, de lui avoir donné une éducation qui faisait la part belle à l’indépendance. Chez les Racksyde, la valeur travail avait toujours été mise en avant.

Incidemment, c’est son travail qui avait mis Amanda en retard. Une fois la connexion cryptée établie, elle se plongea une nouvelle fois dans le rapport que Lennart avait essayé de lui résumer. Elle se doutait bien que les scientifiques de Lausanne finiraient par écrire un article sur ces “Particules Mystérieuses”TM. Mais elle ne pensait pas que cela se ferait si vite. Et surtout, elle n’avait pas imaginé une seconde que cela irait à l’encontre de son enquête. Le doctorant qui avait signé l’article — Simon Wiezman — concluait que ces particules étaient issues d’un processus cataclysmique mais naturel. Bien sûr, c’était faux et les investigations de l’Unité le montraient. Mais cette étude allait lui mettre des bâtons dans les roues. Elle sapait littéralement les bases de son enquête, et cela allait avoir un impact sur ses supérieurs. L’ONU ne pouvait pas dilapider des ressources sans raison, voilà ce qu’elle entendrait très bientôt.

Simon Wiezman… Elle retrouva sa fiche. Hélonia l’avait rencontré pendant ses séjours au StarLab. Elle le décrivait comme un “boutonneux libidineux”. La photo jointe à la fiche rendait plus honneur au scientifique. On y notait effectivement des restes d’acné. Mais la peau un peu grêlée avait tendance à renforcer l’aspect viril de son visage. Dans l’ensemble, Amanda aurait dit qu’il s’agissait d’un bel homme, dont le regard vif montrait une forte assurance. À la réflexion, ce n’était pas la première fois que le jugement d’Hélonia laissait à désirer. Idée qu’Amanda n’avait pas l’intention de creuser pour l’instant. Elle revint à l’article et aux explications de Lennart. Un processus cataclysmique…

Il fallait au moins reconnaître cela à Ayako, il y avait dans cette pièce une qualité de silence parfaitement notable. Le ronronnement mécanique de son ordinateur semblait absorbé par l’espace environnant, créant une bulle hors de l’agitation de l’extérieur. Peut-être devrait-elle demander à sa belle-fille de ré-agencer son bureau à l’ONU ou même l’intérieur de la Théière ? Non, bien sûr… Ses comptes étaient examinés en détail par une armée de fonctionnaires tatillons qui ne manqueraient pas de la clouer au pilori pour népotisme. Amanda se savait sur le fil du rasoir. Elle avait même renoncé à prendre l’hélicoptère de l’Unité malgré l’heure avancée. C’est en voiture, et dans les bouchons, qu’elle avait rejoint la demeure de sa fille. Elle nota que son esprit commençait à battre la campagne.

L’article était bourré de termes techniques. Rien que le titre : “Accrétion rapide d’une étoile axionique par un corps de Schwarzschild”… Elle se reporta aux notes de Lennart pour décoder le texte. Elle avait l’impression d’être un enfant en plein apprentissage de la lecture. Un corps de Schwarzchild ? Un trou noir. Une étoile axionique ? Une étoile composée presque exclusivement d’axions. Un axion ? Une particule théorique, jamais observée, interagissant très peu avec la matière. Et cela continuait ainsi sur une trentaine de pages. À en croire l’auteur, les systèmes d’étoiles binaires étaient légions dans l’Univers. Dont certains exotiques : une des étoiles étant remplacée par un trou noir stellaire, un trou noir de la masse d’une dizaine de soleil. Si Amanda comprenait bien l’idée générale, le cas décrit dans le papier évoquait un système doublement exotique. Trou noir et étoile à axions, donc. Jusque là, elle suivait à peu près. Les deux compagnons se tournaient autour dans une valse rapide. Mais dans cette danse, le trou noir aspirait une partie de l’essence de l’étoile. Une partie était directement phagocytée, alimentant l’appétit sans borne du monstre, mais une autre était accélérée et expulsée en un jet, que les scientifiques qualifiaient de relativiste, eu égard à la vitesse à laquelle les particules étaient éjectées. D’ailleurs, il n’y avait pas besoin d’être scientifique pour apprécier la beauté des photos liées à l’article. Les jets relativistes étaient apparemment une réalité dans l’Univers. Mais celui-ci, au lieu d’être composé de plasma, était fait d’axions. “Le tour de passe-passe est là”, avait dit Lennart. En effet, les axions étant théoriques, il était aisé de leur accorder des propriétés exotiques. Ce que l’auteur faisait allègrement. Selon lui, les axions expulsés par le trou noir ne se déplaçaient pas en lignes droites, mais en lignes courbes. En fait, selon ses calculs, les particules s’attiraient mutuellement lors de leur long voyage, de telle façon qu’elles se rapprochaient au bout d’un certain temps. Toutefois les particules se croisaient sans jamais se heurter. Et le mouvement reprenait : les particules s’éloignaient jusqu’à être rattrapées par l’attraction de leurs voisines. Amanda, au regard des schémas, imaginaient cela comme un peu comme une tresse cosmique. “C’est possible ?” avait-elle demandé à Lennart. “Improbable, en tout cas” avait-il répondu.

À vrai dire l’aspect physique n’intéressait pas Amanda plus que ça. Mais les conclusions, par contre, étaient désastreuses pour elle. D’après ce Wiezman, c’était donc un phénomène naturel qui expliquait l’origine apparemment terrestre des particules. C’est le hasard les avait fait se croiser à Kourtchatov et à la Nouvelle Orléans. Tu parles ! Elle aurait eu plaisir à en discuter de vive voix avec le chercheur. Malheureusement, il était “indisponible”. Zoé avait usé de son charme pour apprendre qu’il avait été recruté dans le projet Colony. Difficile à ce stade d’en savoir plus… Faisait-il partie des douze élus qui partiraient en mission sur la Lune ? En tout cas, il était quasiment hors de portée : l’Agence Spatiale Internationale n’avait aucun compte à rendre à l’ONU. Par réflexe, Amanda tapota la poche de son sac à main. Mais bien sûr, ça faisait belle lurette que la cigarette électronique ne s’y trouvait plus. Parfois, comme aujourd’hui, il lui arrivait de le regretter.

Le téléphone vrombit : “Dorade et Chianti dans la cuisine” indiquait le texto de Donna. Sa façon d’enterrer la hache de guerre… “Une lettre pour toi / Console de l’entrée.” Le SMS était un peu abrupte sans doute, mais elle avait dû manquer de temps pour les fioritures grammaticales. La perspective d’un bon repas, un vrai repas… Oui, cela lui disait bien. Quant à la lettre, il s’agissait probablement de l’une de ces invitations à un vernissage : Donna et Ayako avait des connaissances dans le monde de l’Art. Mais en approchant de la console, elle remarqua que le format ne correspondait pas aux habituels cartons d’invitation. D’ailleurs… l’adresse n’était pas correcte. Il s’agissait de son adresse professionnelle, celle de l’ONU. Et s’il y avait bien un timbre, le cachet de la poste était absent. Tout cela lui semblait aussi authentique qu’un billet de trois dollars.

Lettre

Silencieusement, elle retourna près de son sac à main, d’où elle extirpa son oreillette et un Glock 17. Elle bascula sur le canal d’urgence et parla sans attendre, sachant qu’il y avait toujours quelqu’un à l’écoute. “Accréditation Sierra Echo Delta Sept Sept Trois. Exercice en condition réelles : sécurisation discrète.” Elle enchaînait les instructions tout en se déplaçant dans le plus grand silence. “Je veux la police locale en patrouille et un agent de terrain opérationnel en intervention. Et une couverture par drone.” Elle vérifia qu’une balle était bien engagée dans le canon. “Risques de pathogènes, prévoyez une équipe scientifique avec un kit de récupération de lettre piégée.” Elle attaquait l’escalier en espérant n’avoir rien oublié quand la voix désincarnée lui demanda: “Adresse de l’intervention ?” Bon sang, elle n’était pas assez concentrée. C’est comme ça qu’on se faisait trouer la peau. “91 Elm Street, Lakewood, New-Jersey” répondit-elle. Arrivée dans le couloir des chambres, elle ralentit le temps que sa vision s’adapte à l’obscurité. Pendant que l’assistant numérique récapitulait la demande et mettait à jour les paramètres de mission, Amanda se glissa contre la porte de la chambre d’Ethan. Pas le moindre de bruit. Elle entra néanmoins, contrôlant l’espace. Pas de menace. Elle recommença avec la chambre de Syana. Elle s’installa dans le couloir, partiellement cachée par un guéridon, à un endroit d’où elle pouvait surveiller aussi bien les chambres que l’escalier.

La position était inconfortable, mais cela arrangeait plutôt Amanda : elle voulait garder l’esprit aux aguets. L’assistant numérique la tenait au courant de l’avancée de la situation. Le drone était arrivé en premier, surveillant de son oeil électronique le pâté de maison. Une voiture n’avait pas tardé à patrouiller dans le quartier. Enfin, au bout d’une dizaine de minutes, un temps qui avait paru une éternité, un membre de l’Unité était arrivé sur place. L’oreille pourtant aux aguets, Amanda ne l’avait repéré que quand la silhouette s’était encadré en haut de l’escalier. Elle pensait bien reconnaître Zoé, mais elle ne voulait prendre aucun risque. Le canon du Glock 17 pointait vers la forme.

“- Accréditation ? souffla-t-elle.
- Amanda ? Vous…
- Accréditation !
- Mike Sierra Echo Quatre Neuf Un… Vous êtes où ?
- Sécurisez le rez-de-chaussée. Je tiens l’étage.”

Zoé ne posa pas de questions. Il n’y avait que trois agents de terrain classés opérationnels. Zoé et les jumeaux Pratney. Amanda le savait bien, c’est elle qui les avait promu à ce grade. Elle n’avait confiance qu’en ces trois là. Et Lennart, bien sûr. Savoir Zoé ici, cela avait quelque chose de rassurant. Amanda ajusta sa position, ses genoux lui faisaient souffrir le martyr. Décidément, elle était trop vieille pour ce genre de situation. Elle resta néanmoins à sa place jusqu’au retour de Zoé.

“- C’est clean en bas. On fait quoi ?
- Relayez-moi ici. Je vais attendre la scientifique.”

Elle aurait tout le temps de lui expliquer les détails plus tard. D’ailleurs… il faudrait sans doute qu’elle s’excuse. Pour l’instant, tout laissait penser qu’elle avait réagi de façon disproportionnée. Mais quand il s’agit de la famille ! Amanda retourna jusqu’à la console, où la lettre trônait toujours. Est-ce qu’elle s’était trompée ? Pourtant… Son adresse professionnelle, c’était un message en soi. Non, elle avait forcément raison. Quand le type de la scientifique arriva — Harry ou Henry, elle avait oublié — elle lui demanda de scanner la lettre avant de l’emporter. Par-dessous l’enveloppe, on devinait une écriture manuscrite toute en rondeur. C’était bien destiné à Amanda.

“Comment se fait-il que, même après ma mort, j’ai toujours un temps d’avance sur vous ?” pouvait-on lire.