Nils ne croyait pas en la magie – queue de rat, aile de chauve-souris, bave de crapaud. Tout ça n’était rien d’autre que billevesées. Mais pour autant, il lui arrivait d’accorder une force propre à certaines choses. Des choses comme, disons, un lieu sacré, une date anniversaire ou geste rituel. Son amie Eryn se riait de lui quand il essayait – maladroitement – de lui expliquer cela. Il faut dire qu’Eryn, elle, ne croyait qu’au tangible, au reproductible. Ce qu’elle pouvait être énervante aussi.

A bien y réfléchir, il n’y a avait pas plus dissemblables qu’eux deux. Et c’est sans doute pour cela qu’ils étaient inséparables. Depuis les bancs de la petite école, en fait. Eryn, elle-même, ne se souvenait plus précisément de leur rencontre, et elle en concluait invariablement que ce chapitre-là ne devait pas avoir tant d’importance, à la réflexion.

Et il fallait bien lui reconnaître ceci : elle réfléchissait beaucoup. Elle arrivait même parfois à l’embarquer avec elle dans des discussions sans fins sur la nature et le pourquoi des choses. Plus qu’à son tour, il s’en sortait par des “parce que c’est ainsi”, voire par des “parce que cela doit être”. De tout autre, elle aurait dit qu’il s’agissait de faux-fuyants, mais elle semblait l’accepter de Nils. Ou à défaut d’accepter, elle avait la finesse avec lui de reporter la conclusion des débats, s’accordant ainsi une nouvelle journée de discussions échevelées.

Depuis qu’ils avaient l’âge de doux ans, ils avaient une fâcheuse tendance à finir les phrases l’un de l’autre, ce qui – certes – les amusait beaucoup mais ce qui faisait enrager leurs amis. Et depuis quelques semaines maintenant, c’était devenu encore pire.

Il essayait de ne pas trop y penser, le moins possible, à cela comme à la magie d’ailleurs. Et pourtant il se trouvait là, sur la plage, les pieds nus. A cette heure-ci, la plage était déserte et le sable n’était plus brûlant, tout juste un peu chaud de ce soleil qui était déjà couché.

Il s’assura une fois encore que la plage était bien vide, et ce faisant il ramassait tout le bois flotté qu’il pouvait trouver. Il en revenait à peine de ce qu’il venait de faire, peut-être même un peu honteux tout compte fait. Il fêtait aujourd’hui son seizième anniversaire. Peut-être pas le plus somptueux dans la vie d’un homme, mais tout de même, ce n’était pas rien. Et sa famille, toute sa famille, l’avait honoré lors d’une fête digne de ce nom. A ce détail près que les ses amis n’y avaient pas leur place. Oh, ses parents n’avaient rien contre ses amis. Mais chez lui, les fêtes se passaient à huis clos. C’était tout simplement comme ça.

En moins de dix minutes, il avait allumé un bon feu. Du haut de toute sa soi-disant science, Eryn aurait eu bien du mal à en faire autant. Savoir n’était pas savoir-faire ! Et du savoir-faire, il lui en avait fallu pour quitter la maison endormie, tout doucement et à pieds nus. Un peu comme un voleur, d’ailleurs, et c’est sans doute pour cela qu’il se sentait honteux. Aurait-il demandé la permission qu’on ne lui aurait pas interdit, ça non… mais il se serait retrouvé accompagné d’une bande cousins braillards et indiscrets. Et même s’il n’en savait rien, il pensait bien qu’Eryn viendrait seule pour une fois. Enfin, ils étaient régulièrement seuls, plus souvent qu’à leurs tours (leurs amis en venaient à les fuir et depuis peu même Lionel, le jumeau d’Eryn, cherchait à échapper à leurs moitiés de dialogues).

Quand elle arriva sur la plage, il comprit en quoi cela serait différent : habituellement, leurs soi-disant amis finissaient par les laisser seuls. Ce soir, ils avaient choisit d’être seuls. Oh oui, c’était totalement différent.
Elle semblait d’humeur chagrin, à la lumière du feu. Pourtant, il savait combien elle aimait cet endroit – tout autant que lui.

“ – Alors, c’est sûr ?” demanda-t-elle.
“ – Tu sais bien que oui…”

Ils restèrent agrippés l’un à l’autre. Jamais, en dehors de quelques jeux d’enfants, ils ne s’étaient tenus ainsi, aussi serrés. Cela leur était venu naturellement. Lui savait que cette nuit était spéciale.

“Mais, nous pourrons toujours…
– Oui, bien sûr nous pourrons !” lui accorda-t-elle.

Il ne pouvait pas s’empêcher de lui en vouloir un peu : ce n’était pas sa faute à lui si on dispensait un meilleur enseignement sur le continent. Et puis, même. Aussi grande soit-elle, cette île ils en avaient déjà fait le tour. Et plutôt cent fois qu’une. N’avait-elle pas autant soif d’aventures que lui ?

“ – Je sais que tu n’y crois pas, mais le destin nous ramènera toujours sur les mêmes rivages.
– Tu as raison” le fit-elle lanterner. “Le destin, je n’y crois pas !”

Il prit un coquillage, et il en affûta le bord nacré sur un galet. Le regard perplexe qu’elle lui jetait le fit sourire, il était heureux de garder une part de mystère. Quand le bord du coquillage fut assez acéré, il entama le bout de son pouce d’une belle estafilade. Elle comprit où il voulait en venir et lui prenant l’objet des mains, elle fit de même. Ensuite, il posa son pouce contre le sien.

“ – Eryn Guarrance Olivia, je te fais le serment que toujours, moi, Nils Emmanuel Osrik, je saurais te retrouver, à travers l’espace et le temps.”

C’est le moment qu’elle choisit pour poser ses lèvres sur les siennes.

Nils ne croyait pas en la magie – queue de rat, aile de chauve-souris, bave de crapaud. Tout ça n’était rien d’autre que billevesées. Mais un serment échangé dans le sang, scellé par un baiser, sur une plage millénaire, sous le regard des étoiles, devant un feu de bois flotté… il savait que rien au monde n’avait la force de briser ce pacte-là.