C’est dans les heures sombres qu’on se lance à la recherche de la Lumière. Et l’heure en question était sombre. Pour Gérald en particulier. La famille s’était déplacée pour lui présenter ses condoléances et pour accompagner Marion, sa maman, jusqu’à sa dernière demeure.
Nils avait le coeur gros, Gérald était presque autant un ami qu’un cousin. Mais il avait enfoui en lui des sentiments contradictoires… La dernière fois qu’il était venu ici, eh bien, c’était pour son dix-septième anniversaire. Sans doute dans un autre espace-temps, à une époque moins complexe.
Toute la famille était là, ou presque. Il avait remarqué l’oncle Frantz, à qui on avait fait tous les honneurs. Et ceux du Nord, et ceux du Sud… Ses propres parents. Il ne leur avait plus guère parlé ces dernières années. Il ne savait plus exactement pourquoi il leur en voulait (à cause de leurs cachotteries ? parce qu’ils l’avaient tenu à l’écart d’Eryn ? à cause de leur réaction quand il était revenu de l’île ?) mais le jour n’était pas aux dissensions. Aujourd’hui, ils étaient tous unis pour une seule et même raison.
Il y avait quelques absents… Le Patriache, pensa Nils. Même si en réalité il ne l’avait jamais vu auparavant au moindre rassemblement familial. Non, en fait, même s’il évitait de la nommer, c’est à Julia qu’il pensait. Il savait qu’elle était revenue depuis six mois. D’ailleurs il avisa ses parents en train de discuter avec Gérald. Peut-être que s’il allait leur parler… ? Même s’il ignorait pourquoi elle s’était enfuie, il avait peur qu’elle ait mis ses parents en garde contre lui. Non, c’était stupide. Pourquoi aurait-elle fait ça ? En fait, si la situation avait été inversée – ou plutôt, quand la situation avait été inversée – Julia avait été la seule à être là pour lui. Et encore, c’était un doux euphémisme : elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour le faire revivre.
Et puis… Et puis, il y avait ce double jeu qui le rendait absolument dingue. Quand il regardait autour de lui, il voyait deux types de personnes, ceux avec qui il était lié par le sang, et ceux avec qui il partageait un sombre secret. La famille et la “Famille”. Et ne pas savoir qui était qui, c’était… ça le rendait schizophrène. Littéralement.
Marion eut une très belle messe. L’église était fraîche, propice au recueillement. Nils ne put s’empêcher de se demander de quelle partie de la famille elle était. Mais c’était déplacé. Pour elle, cela n’avait plus d’importance. Une fois mort, nos pêchers nous étaient pardonnés – pour peu qu’on l’ai demandé de son vivant – et seuls restaient les traces de nos bonnes actions. C’est ce qu’expliquait posément le prêtre. Ainsi la mort nous absoudrait de tout ? se demanda Nils.
Au cimetière, la chaleur était accablante, et d’une certaine façon tout à fait déplacée… La mort se devait d’être froide et morne. Un ciel plombé aurait fait merveille… Est-ce que Marion à un moment de sa vie avait fait le choix de – comment dire – recommander son fils à la Famille ? C’est vrai ça, de quel côté Gérald se trouvait-il au juste.
Nils sursauta quand il sentit la main de son père se poser sur son épaule. “Papa ?!
– Et toi qui est ici, âme vivante, va-t-en loin de ceux-ci, qui sont tous morts.
– Papa ? Qu’est-ce que tu… Attends tu cites Dante ?
– Tu sais, je voulais dire : ta mère n’est pas au courant. Elle n’a jamais rien su…”
Pourquoi ? Il voulut lui demander pourquoi il lui disait cela, mais il n’en eu pas le temps. Gérald se trouvait devant lui. Il l’embrassa avec chaleur. Au diable les côtés de la Famille. Il resta auprès de lui pour l’épreuve des condoléances, c’est bien le mien qu’il pouvait faire.
Le cimetière se vidait. Ce cagnard lui avait mis un méchant mal de tête. “ – Tu viens à la maison, après ?
– Oui, bien sûr.
– Merci. Merci d’être resté Nils… Ah, et je voulais te dire : elle va bien, je tenais à ce que tu le saches.
– Je… Qui ? Eryn ?
– Non. Mais non : Julia, je veux dire. Elle est revenue. Puis repartie, mais elle va bien. Vous êtes sacrément bizarres tous les deux.
– Tu sais où elle est ?
– Non. Il s’arrêta pour serrer la main de l’oncle Walter. Non, elle est repartie je te dis. Mais elle avait l’air plutôt bien. Rudement mieux que quand elle avait fait sa crise mystique, en tout cas.
– On parle bien de Julia, là ? Je la vois mal faire une ‘crise mystique’ ?
– Mais si, on appelle ça le syndrome de Stockholm ou de Stendhal, je ne sais plus… Elle était comme ça en revenant de la cité du pape. C’était il y a quelques…
– Attends !! Le Vatican, elle est allé au Vatican ? Quand ça ? Tu es sûr ?
– Oui, c’était… Oh, un instant.”
Gérald laissa Nils pour aller s’entretenir avec le prêtre. Il venait de lancer un sacré pavé dans la mare. Non, ce n’était sûrement pas le syndrome de Stendhal qui l’avait chamboulée alors. Plutôt une rencontre avec le Patriarche.
“Pardon Nils, il y a tellement de choses à régler… Mais ça va, toi ?
– Oui, ça va. Bien. Mais… tu te souviens quand elle a eu lieu cette crise mystique ?
– Ah, oui, Julia. L’année de ses dix-huit. Tu devais en avoir quinze ou seize, toi. Je ne sais même pas si tu la connaissais déjà…”
Gérald ne se trompait pas sur ce point. Il allait le lui dire quand quelqu’un s’immisça dans leur conversation.
“ – Tu permets Gérald, je te l’emprunte quelques instants.” L’oncle Frantz. Gérald lui céda la place de bonne grâce.
“Pauvre gosse, le voilà orphelin maintenant. Heureusement, il lui reste la famille.
– C’est toujours ça, je suppose.
– A ce propos, la famille a besoin de tes talents. On a un travail pour toi.”
C’est dans les heures sombres qu’on se lance à la recherche de la Lumière. Et l’heure s’assombrissait encore.