Plus que jamais la vérité semblait inaccessible. Alors Nils accepta le travail que la Famille lui proposait. Parce qu’au fond, l’oncle Frantz avait eu raison en Bavière : il n’hésiterait pas à le sacrifier lui, mais pas Andrea, Gérald ou Julia. Et il n’avait aucune idée de ce qu’on pourrait leur faire s’il refusait. Rien sans doute. Mais…
Au fond, le système était bien rôdé : il y avait assez d’innocents dans la famille pour donner aux autres des raisons d’obéir. Plus efficace que la menace. Alors, Nils fit ce qu’on lui dit. Mais il commença à vivre en paranoïaque. Il voulait bien bosser pour la Famille, mais pas que celle-ci s’immisce plus encore dans sa vie.
Et puis, ce travail était intéressant en fin de compte. Il y avait forcément anguille sous roche – avec la Famille, c’était une certitude – mais ça lui plaisait quand même. Certains se seraient damnés pour avoir sa place !
Une fois par semaine, il prenait le chemin de Rome, direction les musées du Capitole. Là, il servait d’interprète traducteur entre un groupe de français (universitaires, conservateurs, directeurs de galerie, pas toujours les mêmes) et une épique locale de spécialistes de la restauration d’oeuvre d’Arts. Et ils ne chômaient pas. Certains venaient apprendre auprès des italiens, d’autres venaient s’assurer que leur argent était bien investi, certains enfin venaient tâter le terrain en vu de futures restaurations.
Il avait dû se préparer en vu de ce travail : il manquait des termes techniques à son vocabulaire. Mais pour le reste, il avait été bien éduqué, Julia pouvait être fière d’elle. A eux les opportunités, à lui les aptitudes… Au fond, peut-être qu’il était effectivement la personne la plus apte pour ce travail. Il aurait juste aimé le choisir, pas qu’on lui impose.
Les échanges sur place étaient plutôt décontractés et l’ambiance était bonne. Le plus compliqué pour Nils était de gérer les priorités. Il arrivait parfois que plusieurs conversations s’engagent en même temps, et il n’avait pas encore le don d’ubiquité. Il fallait faire patienter les uns le temps de contenter les autres. L’autre truc, c’était les nuances. Il sentait bien quand l’un des restaurateurs essayaient de faire passer quelque chose de ténu, et il faisait de son mieux pour le retranscrire. Il doutait juste d’y arriver à chaque fois.
De temps en temps, son oncle Frantz passait le voir à la sortie du musée. Ils prenaient alors un café, et ils parlaient… eh bien… de rien en particulier. Nils avait bien essayé quelques fois de lui tirer les vers du nez, mais c’était peine perdue. Son oncle était trop doué pour lui. Du coup, ils parlaient presqu’aussi souvent du temps que de sport. Et jamais de la famille.
Chaque semaine, il attendait avec impatience le jour de son départ pour Rome. Le fait de se retrouver avec des français y était sans doute pour quelque chose. Et puis, c’est bête à dire, mais Julia lui avait inoculé le virus des grands maîtres, et se retrouver là-bas, c’était presque comme entrer dans le saint des saints. Ils ne travaillaient pas toujours sur des toiles de maîtres, d’ailleurs. En fait, ils travaillaient avec lenteur et minutie. Les lots tournaient souvent, le temps qu’un vernis sèche ou en cas de refixage de la couche picturale.
Ainsi, il voyait régulièrement les mêmes oeuvres revenir sur la table des spécialistes. Quand les visiteurs français étaient nouveaux (assez souvent) il leur expliquaient dans le détail le travail déjà effectué sur le tableau. Et en son for intérieur, il s’émerveillait de voir l’oeuvre petit à petit réapparaître. Pas à dire, c’était vraiment un boulot sympa.
C’était ça le hic : ce boulot était sympa. Mais si la Famille l’avait mis à cet endroit, ce n’était pas pour rien. Il y avait forcément un truc malhonnête. Et il avait beau chercher, il ne voyait pas quoi. La sécurité était discrète mais bien présente, et il n’y avait pas moyen de sortir quoi que ce soit. Le terme de schizophrénie rôdait à la limite de sa conscience.
Mais il n’était pas fou – pas encore tout du moins. Il trouverait bien le sens de tout ça. Pour que rien ne lui échappe, il avait pris l’habitude de noter chacune de ses interventions dans un cahier. Les intervenants, les tableaux, les techniques utilisées, les événements particuliers, le plus de choses possibles en fait. Et le moment venu, il reprendrait son cahier, et au milieu de tout ça, il trouverait une ligne directrice ! Malheureusement, le “moment venu” n’était pas encore venu.
Et une fois de plus, Nils dû se taper la corvée du café avec son oncle. Ça particulièrement, ça commençait vraiment à lui taper sur le système : il était d’une humeur massacrante. Il attaqua bille en tête.
“ – Bon, mon oncle, c’est où l’embrouille ?
– Pas la moindre. Tu ne devrais pas te montrer ingrat. C’est très malséant, tu sais.
– Mais bien sûr. Vous me prenez donc pour un idiot… Vous me faites perdre mon temps autant que le vôtre.
– A ton âge, on a tout son temps. Et je te remercie, mais laisse moi juge du mien.”
Il pouvait toujours rêver, mais ce n’est pas de sitôt qu’il arriverait à avoir le dessus sur Frantz.
“ – Je ne demande pas grand chose. Dites-moi juste où se trouve le truc malhonnête !?
– Allons, Nils, qui a dit que ça serait nécessairement malhonnête ?
– Mais le Patriarche, mon oncle, le Patriarche !”
Le mensonge était grossier, mais il n’en coupa pas moins la chique de l’oncle Frantz. Il eu a peine le temps de savourer cette petite victoire que l’oncle s’était déjà ressaisi.
“ – Tu ne parles jamais de cette jeune fille. Ofelia ? C’est ça…”
Il n’en parlait jamais en effet. Il pensait même que personne n’en savait rien. Mais il comprit aussitôt la menace. Il se dit que Frantz devait détester autant que lui de se trouver là.
Et la vérité lui apparut clairement : certaines des toiles étaient des copies, et ils craignaient que quelqu’un le découvre. Ils l’avaient placé là pour observer…