A ce qu’on dit, si vous regardez trop longtemps dans l’abîme, à la fin l’abîme aussi regarde en vous.
Dans ce cas, oui, il avait regardé bien trop longtemps. Et maintenant, il se sentait… différent. Les choses, la vie en général, n’avaient plus le même effet sur lui. Un peu comme s’il était à un autre niveau, un niveau bien en-dessous. Ou alors il agissait à un rythme différent du reste de l’humanité. Enfin pas l’intégralité de l’humanité, non, il partageait ce rythme avec les parias, les épaves, les has-been.
Il avait repris les cours, à Milan. Fini la parenthèse enchantée, Lelio, Scaramouche et surtout Coviello. Sandro et surtout Alessia ne parlaient de rien, mais il sentait bien qu’ils jetaient sur lui un regard un peu inquiet. Ses parents les avaient briefés, à coup sûr.
Parlons-en de ses parents, tiens. Leur réaction… il avait du mal à la supporter. Ils ne s’étaient pas emporté, à peine même s’ils avaient élevé la voix. Il n’avait pas fugué après tout, et il avait vingt-trois ans (depuis peu, mais bon) quand il était parti pour l’île. De quel droit auraient-ils pu le lui interdire ? Ils n’avaient aucune raison de se mettre en colère. Et en colère, ils ne semblaient pas l’être, ce qu’il l’énervait encore plus. Ils semblaient juste un peu… déçus, peut-être. Leur condescendance ne lui faisait ni chaud ni froid.
Ce qui le hantait, c’était le regard de la petite fille, Lina. Elle ressemblait tant à Eryn… Si curieuse, et en même temps si timide. Dans la famille, il y en avait des enfants, des petits de tout âge. Mais en toute sincérité, il ne leur avait jamais vraiment accordé une réelle attention. Juste le temps de les prendre dans les bras – oh ce qu’il est mignon – et puis de les refourguer à une tante quelconque. Et quand on lui demandait, c’est très honnêtement qu’il répondait que oui, il voudrait des enfants un jour – mais, oh là, bien plus tard !
Il n’était jamais seul le week-end. Andrea venait très souvent. Julia assez régulièrement, malgré la distance. Et d’autres aussi, de proche en proche. Vous pensez bien, comme un convalescent, il ne fallait pas le laisser seul. Et pourtant, ils venaient sans être vraiment là. Eux, ils conservaient le rythme de l’humanité. Les même mots, pas la même langue.
Lionel, le jumeau d’Eryn, avait toujours été un grand calme comparé à sa soeur. Autant c’était exaspérant quand ils avaient douze ans, autant à leur age, cela avait lui épargné quelques bleus. Lionel était passé à deux doigts de le frapper. Avant de réfléchir sans doute. Dès qu’il l’avait vu, il avait écarté la petite et il l’avait agrippé par le col, ruminant à coup sûr des rêves de violence. Et puis, cela s’était évaporé comme un soufflet qui retombe. “A quoi bon ? “ s’était-il dit.
L’oncle Frantz, lui, n’était pas venu… Bon, à la fois, il ne se déplaçait pas si souvent. Mais tout de même. Dans la famille, les nouvelles allaient à la vitesse d’une traînée de poudre. Et l’oncle se gardait bien de descendre jusqu’à Milan. Après tout, peu lui importait réellement, il n’était plus aussi obnubilé par ce qui s’était passé à la prison. Il y avait maintenant des choses plus importantes.
Eryn était partie. Elle avait tout simplement quitté l’île. Aussi incroyable que cela puisse paraître. Enfin, il pensait bien qu’un jour, à ses côtés à lui, elle quitterait l’île pour s’établir sur le continent. Mais pas avant, et pas comme ça. Lionel, au bout du compte avait fini par lui expliquer. Peut-être même que c’était une façon s’assouvir sa soif de violence.
Elle en avait eu marre d’attendre, de se morfondre, d’apprendre ses succès à lui. Alors qu’elle était douée elle aussi. Et particulièrement pour tout ce qui était technique. A force de traîner sur le port, elle avait commencer à aider les pêcheurs avec les moteurs de leurs bateaux. Le vieux Raph l’avait vu faire, et il avait compris que c’était son intérêt de la prendre chez lui. Quitte à ce qu’elle aide les pêcheurs, autant que tout le monde y gagne un peu d’argent. En moins de six mois, il n’avait plus rien à lui apprendre mais il lui donnait toujours un salaire d’apprenti. Dans une île, certaines choses prennent du temps…
Tout le monde savait que le vieux Raph allait prendre sa retraite, qu’Eryn reprendrait la place, et que ça serait une bonne chose. Personne n’avait prévu l’arrivée de Méphistophélès sur l’île. Enfin on aurait plutôt dit une sorte de bureaucrate en costume avec son petit attaché-case. Mais le résultat fut le même. Il proposa à Eryn un contrat qu’elle ne pouvait refuser, dut-elle le signer de son sang. Et son sang à elle, c’était l’île. Elle était devenue second mécanicien sur un bateau de croisière – un de ces gros paquebots sans doute – et à l’heure qu’il était, elle voguait quelque part dans le golf du Mexique.
Autant dire à l’autre bout du monde, et qui plus est toujours en mouvement. Il avait beau chercher, il ne trouvait pas moyen de faire plus introuvable que ça. Encore une fois, c’est elle qui gagnait la partie de cache-cache. Nils essayait de rassembler les pièces du puzzle, de boucher les trous. Il ne voyait qu’une solution.
“ – Et la petite ? Elle l’a laissé là ?
– Lina ? Faut-il que tu sois bête ! Lina est ma fille…
– Mais alors ? Pourquoi partir ?
– Elle ne voulait pas prendre le risque de te revoir !”
Depuis il était revenu à Milan, depuis son esprit était resté sur l’île, depuis son âme errait dans les limbes. A ce qu’on dit, si vous regardez trop longtemps dans l’abîme, à la fin l’abîme aussi regarde en vous.