Le sage dit : il n’existe rien de constant si ce n’est le changement. Pour ce que Nils en savait, c’était la vérité la plus absolue : il faut dire qu’il avait passé une borne partie de sa vie à changer. Changer de lieu, avant toute chose. Et alors qu’il se pensait un peu calmé, voilà que ça recommençait.
En prévision de son départ, Nils avait mis de côté quelques “liquidités” comme on lui avait recommandé. Dans le doute, il avait pris des devises de plusieurs pays. Jusqu’où irait-il cette fois ? Il avait aussi bien rangé au fond du petit sac à dos les lettres d’Eryn. Un peu tristement, il s’était dit que cela ne prenait guère de place : ils ne s’étaient pas écrit depuis longtemps. Il ne pouvait pas partir non plus sans la Dame aux Camélias, bien sûr. Ce qui laissait un petite place dans le sac. Pas assez pour y mettre toute sa bibliothèque, mais assez pour un ou deux livres. Il avait longuement hésité.
Pour le reste, il suivit les instructions. Et quand l’adunata degli Alpini s’installa à Bergame, il se fondit dans la foule qui s’était emparée de la ville. Impossible de suivre qui que ce soit au milieu du défilé et de ses innombrables spectateurs. Difficile aussi d’y retrouver quelqu’un. Comme convenu il était allé à la chapelle de Colleoni. Et il était revenu à chaque heure de la journée, jusqu’à ce qu’une main saisisse la sienne. Il soupira, c’était bien Julia. Pour lui parler, elle devait coller ses lèvres à son oreille, et il s’étonna combien ce geste était intime. “Restons prudent, souffla-t-elle, ils te surveillent plus que jamais…” Nils lui n’avait jamais vu ce ‘ils’ mais il faisait confiance à sa cousine. Soit partons à l’aventure se dit-il.
Quand il comprit qu’elle les ramenait à Rome, il était déjà moins enthousiaste. “Dans la gueule du dragon” s’émut-il. “Justement, personne ne nous cherchera ici !” avait-elle répondu, d’un naturel désarmant. Il n’était quand même pas à l’aise. Julia, elle, était plus rayonnante que jamais. Ensemble, ils flânèrent dans la ville éternelle. Et puis elle l’emmena prendre un café.
Et là, en terrasse… Elle était là. Il avait laissé une esquisse, une ébauche, riche d’espoir et des futurs à venir. Et il trouvait une toile achevée. Eryn. Il ne pouvait empêcher son regard de courir sur chaque détail. Il nota la mèche blanche qui serpentait dans sa chevelure et qu’elle avait fait boucler sur son oreille. Et ses cheveux étaient plus courts qu’alors, aussi. La main, qui lui sembla plus fine tenait un stylo, qu’elle tapotait nonchalamment sur le bord d’un cahier. D’ici, elle ressemblait toujours à la jeune fille tout à la fois sérieuse et espiègle. Et en même temps, il devinait tellement plus. Ils auraient tant de choses à se raconter… enfin, s’ils s’entendaient toujours.
Julia lui donna un coup de coude. “Allons, je crois qu’elle a déjà assez attendu, non ?” Mais il se trouvait un peu timide. Julia le conduit jusqu’à la petite table. Elle le vit. Ah ce sourire ! Et ces yeux, peut-être encore un peu plus délavés. Il ne savait quoi dire. Heureusement Julia meublait le silence. Eryn le regardait, presque timidement. Après tout, elle aussi devait le trouver un peu changé… voire pire. Elle lui prit le poignet avec douceur, comme pour le soupeser. “Tu manges bien au moins ?” demanda-t-elle. Julia claqua des doigts pour récupérer l’attention.
“ – Vous êtes mignons, mes tourtereaux, mais on a des choses à montrer à Nicolas.”
Nils ne connaissaient pas de Nicolas mais il suivit le mouvement. Julia les amena jusqu’à un petit immeuble qui avait dû être cossu bien des années auparavant. Eryn connaissait les lieux, elle sortit des clés, et ensemble ils montèrent jusqu’à un charmant petit appartement.
“C’est là que vous habiterez dans les semaines à venir. Vous êtes Nicolas et Isis Ponteauzane, un couple de français expatriés. On vous a volé vos papiers, l’ambassade est en train de régler ça… Si vous êtes raisonnables, vous devez pouvoir tenir quelques temps sans problème ici.
– Et on fait quoi au juste ? demanda Nils.
– On cherche une faille… proposa Eryn.
– Voilà, conclut Julia.”
L’endroit était agréable, mais il s’y sentait étranger. Jusqu’à son nom qui n’était plus le sien. Mais après tout, c’était sans doute nécessaire pour s’attaquer à la Famille. Eryn aussi lui était étrangère, mais bizarrement, ça semblait moins grave. Ils auraient le temps de réapprendre à se connaître l’un l’autre. Enfin si Julia les laissaient parfois seuls. Ce qui lui fit penser… il avisa qu’il n’y avait qu’un seul lit, grand mais désespérément seul. “Je vous rassure, cette fois je ne laisserais pas traîner mes affaires et je ne squatterais pas le lit.”
A l’évocation de ce souvenir, Nils se sentit rougir. Il fit de son mieux pour cacher son trouble, jusqu’au moment où il remarqua qu’Eryn aussi rougissait… Pourquoi donc ? Et que c’était-il passé, là-bas dans le golfe du Mexique ? Il ignorait tant de choses. Mieux valait changer de sujet.
“ – Tu vas aller où, toi ?
– Je crois que je vais rester en mouvement, le temps qu’on trouve un plan. Dites-moi ?
– Quand j’étais au Musée, j’ai eu une occasion. Mais ça n’a rien donné. C’était bête.
– Pas du tout, intervint Eryn. C’était bien. Une épine dans leur flanc. Si c’était maintenant, avec l’organigramme, on ferait sans doute autrement, mais tu étais seul, tu as fait au mieux.
– N’empêche que c’est une occasion perdue, relativisa Julia. Une autre idée ?
– Oui, peut-être, proposa Nils. Il faudrait trouver Valentini, le faussaire. Si on le tient, on doit pouvoir prouver l’implication de l’oncle Frantz dans son évasion. Et de là…
– De là, les dominos commenceront à tomber, termina Eryn, tout sourire.”
Comment le retrouver, c’était un autre problème, et ils en discutèrent longuement, parfois avec vigueur. L’idée était bonne, ils en convenaient tous, mais comment trouver un homme que la Famille s’était évertuée à cacher ? Là, mystère.
Et puis Julia finit par les quitter. Et il se retrouva seul avec Eryn. Son coeur, qui s’était habituée à la proximité de la jeune femme se remit à battre à tout rompre. Qu’allaient-ils faire ?
Le sage dit : il n’existe rien de constant si ce n’est le changement. Nils espérait qu’il n’y aurait pas trop de changements à venir…