Etait-ce donc ça qu’on appelait l’équilibre de la terreur ? Tu connais mon secret mais moi je connais le tien…
Son oncle avait très clairement menacé Ofelia. Comment Nils avait-il pu s’imaginer qu’il ignorait son existence ? Ofelia, c’était juste une collègue de travail. Jolie et drôle, et pas prise de tête. En théorie, ils étaient bons camarades et ça n’allait pas plus loin.
En pratique… Tout avait commencé avec la “conjuration des couples communs”. En quelques années tous leurs collègues s’étaient mis en couple, ou s’étaient mariés. Certains avaient même des enfants. Pas aussi beaux que la petite Lina, toutefois. Enfin, sans doute qu’elle n’était plus si petite que ça d’ailleurs. Elle devait avoir quoi maintenant, dix ans ? Il avait écrit à Lionel, mais sans oser demander des nouvelles de l’enfant. Il lui avait demandé si le “bureaucrate en costume” qui avait débauché Eryn n’était pas grand sec avec un visage en lame de couteau. Pour toute réponse il avait obtenu un laconique : “un ami à toi sans doute ?”
En tout cas, Ofelia et lui étaient quasiment restés les derniers célibataires. C’était elle qui lui avait parlé de cette conjuration des couples communs. Elle trouvait que le couple était un prix bien lourd à payer pour contrer la solitude et la norme sociale. Par certains côtés, Ofelia réfléchissait trop. Et comme lui, c’était une expatriée. Un étonnant mélange andalouse madrilène. Bref, quand ils sortaient avec leurs collègues, ils agissaient comme un couple. Le reste du temps, ils étaient libres. Elle appelait ça être amis avec avantages.
Est-ce parce qu’il aurait trente ans l’an prochain ? Toujours est-il que la solitude lui pesait parfois. Bon, sa vie était assez compliquée… Mais Ofelia ne cherchait pas l’engagement, ce qui lui convenait parfaitement, il aurait été incapable de s’engager. Ça fonctionnait parfaitement entre eux.
A ce détail près que son oncle était au courant. Comment ? Il n’en avait parlé à personne dans la famille. Et par ailleurs, ils étaient plutôt discrets. Leurs collègues… Eux seuls étaient au courant. Mais ils ne les voyaient pas en train de baver. Oh et puis, peu importait l’origine de la fuite. Frantz savait, ou croyait savoir, pour Ofelia. Grand bien lui fasse…
En reprenant son petit cahier, Nils avait recoupé chaque visite de l’oncle. Il venait à chaque fois que le lot quarante-sept passait à la restauration. Pas le lot le plus prestigieux, mais il y avait forcément quelque chose. La fréquence des visites n’était pas liée au hasard. Ce lot était important. Certaines des toiles étaient des copies, Nils en était sûr.
Il fit l’inventaire des peintures. Elles venaient pour la plupart de collections privées et leur cote n’avait rien de mirobolant. La seule exception notable, c’était une nature morte flamande, une Jan van Kessel. L’influence de sa cousine l’entraînait bien plus vers la peinture italienne, mais il savait reconnaître un coup de pinceau quand il en voyait un. S’il y avait une copie dans le lot, alors seule cette peinture là valait le coup !
En admettant qu’il ait raison, qu’allait-il faire au juste de cette information ? En tout cas, il devait agir avec circonspection. Pour la sécurité de ses proches, avant tout. Les autorités, la police, s’était exclu. Pas d’action d’éclat. En fait, il devrait donner l’impression que pour lui rien ne changeait. Dans cette optique, il avait fait son possible pour pacifier la relation avec son oncle. Il ne l’invectivait plus, et pour rester crédible, il s’en tenait à une mine renfrognée.
Son arme à lui, c’était les langues. Alors, il se concentra sur cette qualité qu’il avait. Traduction / trahison, disait l’adage. D’autant plus vrai quand le traducteur avait des arrières pensées. Alors il commença a émailler ses traductions de nuances trompeuses. Avec patience, il se fit fort d’entretenir le doute en ce qui concernait le lot quarante-sept, et tout spécialement le van Kessel.
C’était vraiment un travail de sape, lent et insidieux. Étant donné sa langue maternelle, il était plus aisé pour lui d’instiller le doute au groupe des Français. Mais il faisait aussi de son mieux pour circonvenir les Italiens. Il puisait dans ses connaissances les plus profondes de la langue pour introduire chez eux un malaise à propos de ce tableau.
Il eu l’impression de sentir un fantôme passer quand l’idée lui vint que c’était peut-être Valentini qui avait réalisé cette copie. Si c’était le cas, alors il se retrouvait en face de ses propres démons. Il était le premier maillon de la chaîne qui avait fait évader le faussaire. C’est avec plaisir qu’il réparerait ses erreurs, et briserait la chaîne. Et l’oncle Frantz au passage.
Il sut que l’étincelle avait pris quand il entendit la suspicion que soulevait le vernis du van Kessel. Il restait vigilant mais le feu se répandait déjà. Cette journée là, il eu peu de travail : les français restaient de leur côté, perdus en conciliabules. L’ambiance devenait maussade. Les restaurateurs n’étaient pas épargnés : ils se regardaient les uns les autres, plus ou moins conscient que quelque chose ne tournait pas rond.
Quand il sortit du musée, l’oncle Frantz l’attendait. Cela provoqua aussitôt une bouffée d’inquiétude, jusqu’à ce qu’il se rappelle que l’oncle était juste fidèle à ses habitudes. Quel idiot, c’est ça qu’il le perdrait.
Nils fit de son mieux pour ne rien laisser transparaître de son excitation. Mine renfrognée et discussion plate. Ce n’est qu’à la fin qu’il glissa, presque par mégarde : “Et en plus, l’ambiance était mauvaise aujourd’hui.” Aussitôt l’oncle avait sauté sur l’affaire. Qui, pourquoi ? Nils avait haussé les épaules, et lancé avec désinvolture : “Je ne sais pas, la lune peut-être.” Et l’oncle avait dû se contenter de cela.
La semaine suivante, quand il était arrivé, l’atelier était “fermé pour enquête administrative”. Il aurait dû pester d’avoir perdu sa journée, mais pas moyen. Il était trop heureux. Le soir, il invita Ofelia au restaurant. Il avait quelque chose à fêter.
Ce soir, l’équilibre de la terreur s’était brisé. Et il espérait bien être du bon côté quand les débris retomberaient.