Nils se demandait s’il fallait être rusé pour donner l’impression d’être rusé… Il savait qu’il aurait bien assez de temps pour répondre à cette question, mais il cherchait d’ores et déjà la réponse. Et ça l’enthousiasmait au plus haut point.

Il s’était vite fait à la vie milanaise et Sandro et Alessia n’y étaient sans doute pas pour rien. Il s’était senti accueilli et il avait pu se concentrer sur son apprentissage de la langue et plus encore de la culture. C’était un travail de tous les instants, un défi permanent : la lutte entre l’esprit et l’instinct. Tant que les deux n’étaient pas à l’unisson, il se contentait de traduire ses pensées. Mais bientôt viendrait le moment où il penserait directement en italien.

Accaparé par ce combat quotidien, il avait donné assez peu de nouvelles à ses proches. Il se le reprochait bien assez, mais d’un autre côté, il était persuadé que le zélé Sandro était en contact étroit avec ses parents et qu’ils étaient au courant de chacun de ses progrès. Non, en fait c’est sa cousine Julia qui le surprit le plus. Bien sûr, elle avait prévu de venir le voir, et ils s’étaient promis de tout visiter ensemble. Mais il avait l’impression d’être là depuis quelques jours seulement quand elle débarqua en ville.

Ce qu’il l’étonna c’est qu’en pratique, il s’était déjà écoulé plus de six mois et qu’il n’avait pas vu le temps passé… “Tu t’es réglé à l’heure milanaise” avait ironisé Julia. Mais elle, elle avait un programme et elle voulait s’y tenir. Bien sûr, connaissant sa cousine, cela ne pouvait tourner qu’autour de la peinture, et effectivement, elle lui avait préparé un triptyque bien à elle : le Caravage, Véronèse et le Titien. Ambitieux mais innocent s’était dit Nils. Grave erreur.

A Milan, il s’y trouvait déjà, c’est donc par le Caravage qu’elle avait commencé. Il aurait dû s’étonner qu’elle lui propose de visiter la Scala en guise de récréation. Avant cela, Julia n’avait jamais fait part de la moindre inclination pour le théâtre ou l’opéra… Ensuite, direction la cité des amants maudits, qui avait vu naître Véronèse. Là encore, la ficelle était un peu grosse mais il ne vit rien. Car s’il vit bien la cité éternelle et romantique, la trace du peintre elle, était plus que ténue…

Mais ces amuses-bouches l’avaient mis dans des dispositions propices, et c’était sans doute le but de la manoeuvre. Il était dans une veine romanesque quand il entra dans la cité des Doges. Julia le laissa aux bons soins de leur tante Andrea, vénitienne de souche. C’est elle qui se chargea de la visite.

Nils avait du mal à penser à Andrea sans s’émouvoir un peu. Julia était son aînée de quoi, deux ou trois ans, elle était belle, passionnante et elle connaissait tout ce qu’il y avait à savoir de la peinture. Des hommes se seraient battus pour elle… Andrea, d’un autre côté… Elle avait quasiment le double de leur âge, non peut être un peu moins… Plus vieille en tout cas, c’est sûr, mais par ailleurs complètement renversante. Plantureuse et sensuelle, le genre de femme fatale. Là, des hommes seraient morts ou auraient tué pour elle !

Vu son âge et, grands dieux c’était sa tante aussi, Nils évitait de penser aux formes d’Andrea et sa volupté naturelle. En tout cas, c’était elle qui lui avait fait découvrir la cité des Masques. Et s’ils suivirent les traces du Titien, elle ne s’éclaira vraiment quand il se perdirent entre les canaux. Un hasard bien organisé les amena aux pieds de la Fenice. Il avait le coeur qui battait à tout rompre quand il se retrouva devant le rideau pourpre, les sièges capitonnés et la multitude de loges où il imaginait parfaitement l’intelligentsia vénitienne profiter des spectacles les plus raffinés.

“ – Il n’y pas de représentation ? ne put s’empêcher de demander Nils, un peu déçu.
– C’est des acteurs que tu veux voir ? Hum, alors ne perdons pas de temps.”

Et elle l’entraîna dans un dédale de ruelles et de canaux qui semblaient être là de toute éternité. “Ah la Sérénissime ! Je crois que je suis en train de tomber de cette ville” pensait-il. Et leur course folle les amena à un campo – le plus grand qu’il est vu jusqu’ici. Ce qui l’intrigua en premier, c’était le rythme. Ici, c’était… plus calme. Il comprit pourquoi : aucun touriste en son sein, seulement des habitants, avec femmes et enfants. Un lieu de vie, plus qu’une attraction.

Juste après, dans un coin du campo, il avisa les planches : “Ca va commencer” lui dit-elle. Et ô combien elle avait raison : sa vie venait de commencer, il découvrait la Commedia dell’Arte. Il était tard quand Lélio à force de subterfuge gagnait la main d’Isabella sa promise, et dans le même mouvement, l’âme de Nils. Et comble de bonheur, Andrea connaissait bien les acteurs.

S’il n’avait tenu qu’à lui, Nils seraient parti avec eux séance tenante. Sa tante dû user de son charme pour le ramener à la réalité. Douloureuse réalité : Milan, les études. Et derrière, loin, mais tout de même là, ses parents. Sa tante promit de plaider en sa faveur, s’il se montrait un tant soit peu raisonnable. Tâche compliqué quand on va avoir vingt ans et qu’on vient d’ouvrir les yeux sur ce qui fait tourner le monde.

A son grand étonnement, ses parents ne firent pas la sourde oreille. Et même, ils l’encourageaient à suivre sa passion. Ils posèrent une seule condition : qu’il finisse l’année d’étude qu’il avait entamée. A peine un trimestre… Le plus long qu’il ait jamais connu. Et voilà qu’il allait endosser le rôle Coviello, la moitié du temps dans les murs de la cité, et le reste sur les routes.

Quel heureux hasard que Julia et Andrea l’aient ainsi chaperonné. Encore que… Nils se demandait s’il fallait être rusé pour donner l’impression d’être rusé…