Nils revenait à son appartement, le pas lent et l’haleine chargée de Manzanilla. Il n’avait pas la moindre idée de l’heure qu’il pouvait être, sans doute plus de trois heure. Cela faisait partie de leurs petits arrangements : il ne restait jamais à dormir chez elle, et réciproquement. La sacro-sainte liberté. Et c’est ainsi qu’on se retrouvait à déambuler en pleine nuit dans les rues à la recherche de son chez soi. Somme toute, un bien faible prix à payer… il ne se souvenait plus du reste… mais ça parlait de convenances sociales et… et d’autres trucs aussi.

Pas de doute, il était gris, et cette griserie était plaisante. Tout semblait aller un peu au ralenti. Sauf les ombres… les ombres elles, semblaient s’accélérer, elles vinrent le happer, et il manqua de chuter, il se rattrapait à peine – mon Dieu, on est en train de m’agresser – quand il sentit le contact d’un mur dans son dos. A la lumière incertaine de la Lune, il chercha à dévisager son agresseur.

Julia ? C’était Julia… Dès que son cerveau confirma l’information, il la prit dans ses bras, il enfouit son visage dans sa chevelure et se mit à lui dire des choses sans queue ni tête. Il ne s’était pas rendu compte qu’il pleurait à moitié. La première fois qu’il tenta de s’écarter d’elle – un peu gêné malgré tout – c’est elle qui le retint.

“ – T’as un flingue dans ta poche, ou t’es juste content de me voir ? murmura-t-elle à son oreille d’un ton tout à fait ingénu. Cette fois-ci, elle le laissa s’écarter d’elle. Et elle ajouta : je rigole, cousin.”

Mais il était autant incapable de lui lâcher les mains que de parler. Elle était… il y avait quelque chose… Elle était toujours aussi belle… mais une sorte de lassitude, peut-être. Il dû faire un effort pour ne pas la prendre encore dans ses bras, au moins pouvait-il la dévorer des yeux. Il ne s’en priva pas. Et elle se laissait regarder, elle ne retirait pas non plus ses mains…

“ – Viens, Julia, monte avec moi. Tu pourras fourrer tes affaires sous le lit. Je suis si content. Viens, tu as besoin de dormir.
– Mon cousin, tu ne penses donc qu’à ça !” lui dit-elle, pleine de moquerie. “Oui je suis un peu fatiguée, mais je crois que ton appartement est surveillé… Et j’essaye de rester discrète. Non, j’ai surtout des choses importantes à te dire. Pour commencer, c’est vrai qu’elle a du cran, ta Princesse.
– Ma…? Attends, tu veux dire quoi au juste…” Julia le suivait-elle depuis chez Ofelia ?
“ – Je l’ai retrouvée, j’ai retrouvé ton Eryn. Et pour commencer elle va bien. Alors, content ?
– Comment est-ce possible ?” Nils avait l’impression d’être dans un cyclone, et ce qui était certain c’est qu’il était totalement dégrisé maintenant. “Comment elle va ?
– Concentre-toi un peu : j’ai déjà répondu à ça. Et si ça t’intéresse, moi aussi je vais bien. Viens, il faut que tu marches, et moi aussi. Allons.”

Il se rendit compte qu’il devait lui lâcher une main, et ce fut plus dur qu’il ne l’imaginait. Il n’arrivait pas totalement à se rendre compte qu’elle était bien là, à ses côtés. Et elle venait tout juste de lui dire quelque chose à propos d’Eryn, mais il ne savait plus trop quoi.
“Elle est intelligente ta copine, tu sais, et surtout elle a un instinct très sûr, je dois bien le reconnaître. Mais il faut que je t’explique. Parmi les membres de la famille de l’autre côté de l’océan, je ne connais qu’une seule branche qui siège dans une compagnie maritime. J’ai pris quelques vacances sur deux de leurs trois paquebots. Deux, parce que c’est sur le deuxième que j’ai trouvé un mécanicien en second aux yeux bleus délavés. Pas mal, hein ? minauda-t-elle.
– Pas mal, oui. Mieux que ça même, c’est carrément génial, tu veux dire. Mais… Pourquoi ?
– Et attends, ce n’est pas tout. Ta copine aussi est assez géniale. Elle savait bien qu’elle ne devait pas son boulot à son seul talent. Elle a cru que ça venait de toi, mais pas très longtemps.
– Non, ça venait de l’homme de main du Patriarche. Je l’ai découvert il y a quoi, un an ?
– Il s’appelle Grant, cousin. Elle a deviné ça avec moins d’informations que nous. Enfin bref, peu importe. Tu sais ce qu’elle a fait de son temps ? Elle est maline, vraiment, elle a…”

Nils la coupa : “ – Tu as vu le Patriarche, toi aussi ? Tu es allée là bas, n’est-ce pas ?
– Oh oui, ça fait un bout de temps. J’étais un peu rebelle à l’époque. Enfin, je le suis toujours, quand on y pense. Simplement maintenant, j’évite de le montrer. Je suis discrète.
– Hum, rebelle ? Pourtant, c’était bien une mission quand tu m’as éduqué à la peinture. Non ?”

En quelques secondes, il vit son regard se voiler, et il s’en voulut aussitôt. Et pourtant…

“ – Je suis désolée, Nils. Je ne l’ai pas compris tout de suite. Si c’était venu du Patriarche ou de l’oncle Frantz… Mais c’était une idée de mon père. Ça semblait innocent. Pardonne-moi.
– Ça va, Julia. Je voulais juste savoir. Je ne t’en veux pas pour ça, d’ailleurs grâce à toi, moi aussi j’ai pu exercer ma petite rébellion, mon petit coup de pied dans la fourmilière !
– Le van Kessel, c’était toi ? Bien joué, j’aurais dû reconnaître mon élève préféré. Le sourire était revenu, ce qui convenait parfaitement à Nils. Tu sais, mon cousin, je crois qu’ensemble, nous allons leur donner du fil à retordre. Et ton Eryn, elle nous a déjà bien aidé. Attends, je t’explique. En fait, elle pensait bien qu’un des dirigeants l’utilisait contre toi. Elle a épluché toutes les informations économiques et comptables sur la compagnie. Filiales, partenariats, tous ces trucs-là, qui ne nous parlent guère à toi et à moi. Il ne lui manquait qu’un élément…
– La Famille. Elle ne sait pas qui en fait partie, conclut Nils.
– Eh bien oui, tout juste, mon cousin. Bravo ! J’oublie parfois que tu n’es pas qu’un beau gosse… Enfin bref, elle et moi, on a mis nos connaissances en commun. Et… regarde ça.

Il sentit sa main déposer un feuille de papier dans l’une de ses poches. Il en fut comme électrisé.

“C’est par là que nous les aurons. Tu verras sur l’organigramme que la holding Iconic PanStar est au centre de tout. Et qui la dirige ? Un certain Théodore ‘Teddy’ Grant. L’homme de main du Patriarche. Ta copine a raison, c’est par là que nous les aurons. Elle semblait aux anges.
– Julia, monte avec moi. Juste pour cette nuit.”

Nils revenait à son appartement, le pas lent et l’esprit chargé de rêves de revanche.