La solitude lui pesait plus que tout. Bien sûr, il y avait la Famille et ses dangers, Grant et le Patriarche. Mais au jour le jour, ce qui s’accrochait plus à son âme, c’était le fait d’être seul. A chaque instant, en chaque chose. La solitude était devenue sa seule compagne.
Et Ofelia ? Ça avait tourné à l’aigre avec elle. Il avait coupé les ponts après le passage de Julia. Il ne voulait plus d’une histoire sans lendemain. Et puis, sans vraiment savoir pourquoi il s’était vaguement senti coupable : l’idée que Julia – ou Eryn – puisse imaginer quelque chose de sérieux entre eux le dérangeait au plus haut point. Gentiment, il avait commencé par décliner les invitations d’Ofelia à sortir, ou à passer chez elle. Mais c’était sans compter sur son tempérament andalou. Quelques jours à peine s’étaient écoulés qu’elle le coinçait dans un couloir pour lui demander des comptes.
Les yeux noirs étaient plus curieux que furibonds, mais Nils étaient quand même dans ses petits souliers. Il avait expliqué que leur histoire sans engagements ne lui convenait plus, que merci c’était bien, mais que non merci c’était fini. Et elle le prit bien. Toujours amis, mais pas davantage (et en tout cas, plus d’avantages…)
Cela avait tenu deux semaines. La situation s’était un peu envenimée ensuite : il avait commencé par trouver des petites culottes noires dans les tiroirs de son bureau. Il avait fait le choix de l’indifférence, il fit de son mieux pour ne pas réagir. Stratégie qui ne pouvait convenir au côté sanguin d’Ofelia. Elle avait fait une scène, hurlant qu’il ne pouvait pas la forcer à l’aimer, que s’il voulait être avec elle, ce n’était pas à lui d’imposer les conditions… La norme sociale était revenue dans la discussion. Nils avait fait de son mieux pour être diplomate : non, il ne souhait pas qu’elle s’engage, il souhait juste arrêter. Il s’était même excusé de ne pas avoir été plus clair la première fois. La vérité était certainement froide mais aucunement cruelle.
Elle était partie en congés dans sa famille, et il s’était dit que les choses étaient réglées. Avec le recul, il n’aurait pas dû sous-estimer la colère d’une femme se croyant bafouée. Elle était revenue en forme et tout sourire, ça faisait plaisir à voir. Elle lui avait ramené du turrón en signe d’apaisement. Elle s’était même excusée pour la scène qu’elle avait fait… Ouf, il avait respiré. Pas très longtemps cependant : elle avait rajouté qu’elle était prête à reprendre leur relation à ses conditions à lui, s’il le voulait. Ce n’était pas très gentil de la faire languir, mais elle comprenait son petit jeu même s’il était cruel. Il souhaitait des fiançailles ? Cela lui coûtait, mais pour lui elle le ferait.
Elle était folle. Qu’avait-il fait pour mériter ça ? Était-elle ainsi à leurs débuts déjà ? Non, il ne voulait pas fiançailles, et à la réflexion, il ne voulait plus rien d’elle. Si cela était possible, les yeux noirs s’étaient encore assombris, et la colère avait ressurgi. Alors, c’était la guerre qu’il voulait, elle y était prête ! Il voulait qu’on l’accuse de viol ? Cela pouvait se faire… Il lui avait rit au nez, personne ne la croirait : tous ici la connaissaient…
Bon, il avait eu tort sur ce point, car rapidement ses collègues l’avaient couvé lui de regards réprobateurs. On se détournait quand il arrivait et les conversations s’arrêtaient aussitôt. Dans les murmures il entendait parfois les mots : harcèlement sexuel. Et dire qu’à une époque il s’était vaguement dit que sa cousine Julia avait des moeurs légères. En comparaison, elle était un modèle de probité.
Ça avait culminé quand il avait été reçu par un responsable des ressources humaines, un petit bureaucrate sans envergure mais qui croyait sans doute avoir l’esprit chevaleresque.
“ – Monsieur Grimbert, cela ne peut plus durer. Vos collègues nous ont mis au courant de vos agissements. Ce que vous faites subir à Mademoiselle Aguila ne saurait durer. Nous envisageons même de vous dénoncer à la justice… Monsieur Gerone a quitté la direction financière, il ne peut plus vous protéger maintenant !
– Monsieur Gerone ?” Nils ignorait qui cela pouvait bien être. Quelqu’un ici l’avait protégé ? Ca sentait la Famille à plein nez. Il aurait dû s’en douter, il avait obtenu ce boulot bien trop facilement. La Famille, donc. Et la seule fois où elle pourrait lui être utile, elle se dérobait. S’il ne faisait rien sa vie allait se transformer en enfer judiciaire. Que ferait Frantz à sa place ? Et boum, en un instant Nils avait disparu, c’est Coviello qui avait pris sa place. Il redressa ses épaules : “Et vous croyez vraiment que Monsieur Gerone est parti sans me laisser des dossiers. Je n’insulterais pas votre intelligence : les ressources humaines s’y trouvent en première place. Vous devez vous en douter…
– Écoutez, on peut…
– Ce que vous allez faire, c’est calmer Mademoiselle Aguila, sinon c’est vous que je calmerais moi-même.”
La menace avait si bien marché qu’Ofelia avait quitté l’entreprise le mois suivant. L’enfer s’était mué en simple solitude. Entre les deux, il avait peut-être fait le mauvais choix : l’enfer n’était pas si pénible pas en comparaison.
Une fois, en revenant d’une course, il avait aperçu la tante Andrea au pied de chez lui. Et même si le blond vénitien était un peu terni, c’était encore une très belle femme. Trop belle, il en était sûr, pour ne pas faire partie de la Famille. Elle avait sûrement joué de ses charmes pour le compte du Patriarche… Il avait attendu son départ, et avait trouvé le petit mot : “contacte tes parents”.
Ses parents ? Il recevait parfois des lettres, qu’il jetait aussitôt. La Famille, il en avait soupé. S’il avait été plus malin, il aurait peut-être pu utiliser son travail au musée contre eux. Mais il avait brûlé sa cartouche bien trop tôt, et en pure perte.
Et puis il avait trouvé dans sa poche un petit mot tracé d’une écriture nerveuse : “On s’arrache bientôt, prépare des liquidités, on voyagera léger.”
La solitude lui pesait plus que tout. Mais il se demanda si dans quelques semaines elle ne lui manquerait pas.