Il avait lu quelque part : quand on est seul trop longtemps, on finit par peupler le monde de fantômes. Mais il aurait fallu rajouter, qu’au bout d’un moment, on devient le fantôme.
Alors il avait repris son fantôme de vie. Et il avait fait comme les autres fantômes, il s’était cherché un travail. Et vu le peu d’énergie qu’il y mettait, il était étonné d’avoir trouvé quelque chose. Un fantôme de travail, assurément. Il avait déménagé, encore. Pas très loin, cette fois, puisqu’il avait élu domicile à Bergame. Il traduisait en français les brochures pour un créateur de chaussures de mode. Pas difficile, pas passionnant non plus.
Il n’était pas mécontent de ne plus être sous l’oeil de la famille. Il adorait Sandro et Alessia, mais c’était différent d’avoir son chez soi, même si ce n’était qu’un petit appartement au troisième étage, mal isolé et dans un immeuble à peine salubre. Ici il pouvait recevoir absolument qui il voulait… Enfin, ses proches devaient en avoir assez de ses humeurs noires, si bien qu’il n’avait personne à recevoir.
Sauf Julia. Là où les autres l’avaient laissé tomber, elle, et bien elle avait fait à peu près l’inverse. Elle s’était quasiment incrusté chez lui. Elle avait ramené des affaires à elle, qui traînaient en vrac sous le lit, et lui il arrivait de rester des semaines à Bergame, chez lui. Elle repartait sporadiquement mais jamais plus de quinze jours.
Il essaya de lui demander pourquoi. Il était content de la voir bien sûr. Mais elle avait son Art, sa peinture… Et il savait combien c’était important pour elle. “C’est important l’Art, oui, mais moins que la Vie. Et je crois qu’on a besoin de vie, en ce moment, toi et moi.”
Elle essayait de le faire sortir chaque soir, et quand il acceptait, ils faisaient la tournée de bars, des galeries et des boites de nuit. Dans ces cas là, Julia fumait et buvait plus que de raison. Il essayait de la refréner.
Et puis, l’autre problème, c’est qu’il n’y avait qu’un lit dans son appartement. Les premiers temps, il dormait par terre, sur des oreillers. Mais une nuit trop arrosée, ils avaient dormi dans le même lit. En tout bien tout honneur, mais tout de même. Chez Sandro et Alessia, c’est le genre de chose qui n’aurait pas passé. Julia était sa cousine, après tout… “Tu vois le mal partout ! L’important c’est que les choses soient claires dans ta tête à toi…”
N’empêche… Pour lui, le regard des autres… eh bien, ça le dérangeait encore. Quand ils sortaient ou rencontraient ses collègues de travail, beaucoup la prenait pour sa petite amie. C’est bizarre parce qu’il avait toujours apprécié ce côté “libéré” chez Julia, mais là, enfin…
A la fois, il ne pouvait pas la blâmer : elle faisait tant d’efforts pour le sortir de son marasme. Avec un certain succès, d’ailleurs. Il faut dire qu’avec ses extravagances, il était dur de penser à autre chose. Et à l’inverse, quand il se sentait au fond du puits, difficile de résister à ses paroles. Elle le prenait alors dans ses bras – innocemment, il esperait – et le câlinait comme un gros bébé. Comment ne pas retrouver le sourire ?
Il lui avait parlé d’Eryn. Il avait tout raconté. Il voulait qu’elle sache tout. Déjà, même s’il n’avait aucun doute sur ses sentiments – n’est-ce pas ? – il tenait à ce qu’elle sache que son coeur à lui n’était pas libre. Et puis, parler d’Eryn, eh bien, ça l’aidait – un peu. Ça exorcisait son fantôme – un peu.
Étonnamment, elle tenait un discours rassurant sur Eryn. Elle lui disait : “Alors elle ne veut plus te voir, vraiment ? Tu n’en sais rien, c’est ton interprétation. Et puis quand bien même, elle ne veut plus te voir aujourd’hui, qu’en est-il de demain, de l’an prochain, non ? Garde espoir.” Et parfois, il la croyait. Pas très souvent, toutefois.
Une fois, elle venait juste de revenir, elle était dans un de ses états d’excitation. Elle voulait sortir, c’était évident. S’il avait refusé de la suivre, elle serait resté – elle faisait toujours ça. Mais il voyait qu’elle en avait trop envie, alors il accepta. Et une fois encore, elle fuma trop et elle but encore plus. Lui aussi d’ailleurs, même s’il essayait de garder un brin de lucidité. Il était rentré à l’appartement, bras dessus bras dessous, et il s’était senti… il n’aurait su trop dire, mais il ne se sentait plus un fantôme en tout cas. Il se dit qu’il aimait Julia. Pas comme une petite amie, non, mais comme une soeur, un alter ego, une âme soeur qui sait ? Est-ce qu’elle sentait la même chose ? C’est pour ça qu’elle était si enjouée ce soir ? En tout cas, il se dit qu’elle avait raison : ses sentiments étaient au clair, sans ambiguïtés. Il n’éprouva pas la moindre culpabilité à se glisser dans le lit avec elle – dehors l’aurore pointait.
Mais au lieu de s’endormir, elle vint se coller à lui, sa joue contre la sienne… Les sentiments de Julia, après tout, n’étaient pas peut-être pas aussi clairs que cela. Avec douceur, il la repoussa.
“ – Julia… Non… Ce n’est pas ce que tu veux, ni toi ni moi…
– Est-ce que tu sais seulement ce que je veux ? Et ce que tu veux, toi ?
– Pas ça, en tout cas… Julia… Je t’aime… mais…
– Mais… ! Elle se recula un peu. Ça va, tu sais. Je crois que j’avais juste besoin de chaleur humaine. Elle renifla. Là-bas il y a pas mal de mecs qui s’imaginent… des mecs qui ne peuvent pas me donner ce que j’attends. Toi, avec toi, je sais que rien n’est possible. Tu es trop gentil, tu es pris et tu es mon cousin… Je me disais juste qu’un peu de chaleur humaine, pour une fois…”
C’est Nils qui se rapprocha d’elle, et la tint serrer contre lui. Jamais il n’aurait cru que Julia puisse être triste, qu’elle puisse souffrir ou même douter. Il se rendait compte à quel point il pouvait être égoïste. Les autres aussi en bavaient.
Au matin, elle était parti. Elle et ses affaire en vrac sous le lit. Il ne trouva qu’un mot sur la table : “Tout ramène à la prison. Parle avec Frantz.”
Quand on se croit seul trop longtemps, même les vivants deviennent des fantômes.