Nils avait la tête qui lui tournait. La première bouffée lui était montée droit au cerveau, et comme il s’adossait contre le muret, la fumée lui brûlait la gorge et les moutons. Il avait oublié l’effet que cela faisait. C’était sa première cigarette depuis cinq ans, peut-être même six… Il se demanda si ça lui ferait la même chose quand il reverrait Eryn. Parce qu’en fin de compte il avait maintenant passé la moitié de sa vie loin d’elle. Et même si ce durant ce temps il avait eu quelques histoires – enfin, à peine une – il pensait encore être amoureux d’Eryn. Il espérait juste ne pas être amoureux d’un simple souvenir…. Étonnant jusqu’où des volutes de fumée pouvaient vous emmener, se dit-il.

Ça n’avait pas l’air d’avoir autant d’effet sur le cousin Gérald. Question d’habitude probablement. Il fit un effort pour se concentrer sur ce qu’il lui disait.

“ – … un boulot pas mal en fait. Et même si je suis chef d’équipe, je tombe parfois la chemise pour aider les gars. Tu vois, si je fais l’affaire dans quelques années je pourrais même devenir le chef d’entrepôt…
– A la fois, c’est ton père qui l’a monté, cet entrepôt.
– C’est surtout lui qui l’a fait coulé. Mais ouais… ‘Garnier Distribution et Solutions’, ça sonne pas mal mais ça sonnerait mieux en ‘Gérald Distribution et Solutions’, non ?
– Si, c’est clair. Ta mère avait gardée des parts dans l’entreprise ?
– Un peu, ouais, soupira Gérald en expirant la fumée. Mais elle a tout revendu à sa mort…
– Je vois. Ça appartient à qui maintenant ?
– J’sais pas trop. Un fond d’investissement, ‘Dunsirn Partners’ je crois bien. Mais ils y touchent pas une bille en logistique. Ils ont besoin de gars du coin. Et les gens ici me connaissent, et ils connaissaient mon père avant moi.”

Un fond d’investissement ? Nils fit un effort pour retenir le nom. Ce soir, il sortirait l’organigramme de sa cachette – dans la tranche de la Dame aux Camélias, son livre de chevet. Et il vérifierait si ce fond d’investissement s’y trouvait. Mais en doutait-il seulement ?

“Et tu sais, tu pourrais venir m’aider… T’es pas un manuel, bon, mais t’es malin et t’aime voyager. On pourrait bien viser l’international. Tu parles bien assez de langues pour ça, hein ?
– La ‘Gérald et Nils Distribution et Solutions’ ? Ça sonne moins bien…” Mais Nils, l’espace d’un instant, envisagea sérieusement la proposition. Ah ce que la vie pourrait être simple…

Gérald haussa les épaules et se concentra sur sa cigarette. Lui aussi se perdit dans ses pensées. Il finit par jeter son mégot d’une pichenette, des étincelles s’envolèrent à sa suite comme un feu d’artifice en miniature.

“ – Mais t’es pas venu pour ça, hein ?…
– Non. Je veux que tu me parles de la Famille. Si tu en sais quelque chose.
– M’en doutait un peu. Ben que veux-tu que je te dises ? Mon père était ce qu’il était, mais il avait pas de secrets pour ma mère. J’crois qu’elle savait à peu près tout, mais elle m’en a jamais parlé. Sauf à la fin, bien sûr. Voulait pas partir sur des secrets. M’a raconter pas mal de trucs sur la famille.
– Gérald, je suis vraiment désolé pour ta mère. C’était une femme adorable, je l’aimais beaucoup.
– Ouais ? C’était réciproque. T’avais beau être plus jeune que moi, elle te prenait souvent en exemple. ‘Ton cousin, lui, il apprend bien’ des trucs comme ça. M’en fous, je suis pas jaloux comme gars. Je voulais juste te le dire. Bref, c’est pas ça que tu es venu entendre. Elle m’a raconter sur la famille, et les tableaux et tout ça. Enfin, des vols de tableaux comme qui dirait.
– Oui, elle avait raison.
– Et sur le chef, le Patriarche. Ça fait rudement croquemitaine comme nom, hein ? Quand il meurt, y’en a un autre qui est élu et qui prend sa place. D’après elle, y’en a eu au moins deux avant c’ui-là. Et y’en aura d’autres après. C’est toujours des gens de la famille, des importants. Des célibataires, normalement. On a l’impression qui disparaissent ou qui cannent, mais en fait ils deviennent Patriarche. J’en vois un qui f’rait bien l’affaire, même.
– Grant ?
– Hum ? Connais pas… Non, je pensais à l’oncle Frantz.”

Gérald avait raison. Le prochain Patriarche, ça serait Frantz. Nils en était sûr et certain. Le manoir vide, ce n’était pas du snobisme : c’était juste un entraînement !

“ – Quoi d’autre ? demanda Nils.
– Hum, voyons… elle m’a dit qu’avant, le Patriarche décidait tout tout seul. Mais plus maintenant. Il a quelqu’un pour le conseiller et pis le surveiller un peu aussi. Quelqu’un qui répond directement à la famille. Tu vois, comme dans une entreprise, un sous-directeur. Elle m’a toujours dit de me méfier aussi bien de l’un que de l’autre. De toutes ces magouilles en général.
– Là-dessus aussi, elle avait raison. Écoute, je crois qu’il faut que ça change. Ces gens là sont puissants, mais ils ne sont pas invincibles. Je pense qu’ensemble, on a une chance de…
– Une chance de quoi ? T’es fada ? Ils ont un trésor de guerre que t’imagines à peine.
– Ils ont de l’argent, et alors ?
– Tu comprends pas, tu comprends vraiment pas… Ils ont tellement d’argent, des brouettes pleines, qu’il leur faut quelqu’un à temps plein pour s’en occuper. Pour déplacer tout ce pognon, de banque en banque, de pays en pays. Quelqu’un qui s’y connaît en matière de fric.”

Nils n’était pas sûr de vouloir entendre la suite… Il croyait savoir ce que son cousin allait lui dire.

“Et ce gars qui leur blanchit leur fric, ce gars là, Nils, c’est ton père.”

Sa cigarette était éteinte depuis longtemps, mais Nils avait toujours la tête qui lui tournait.