En prévision de cette rencontre, Nils avait doucement accumulé toute sa haine et sa rancoeur. Il n’avait pas envie d’être dépossédé de son besoin de… vengeance. Et il avait eu plus que le temps pour ça. Le Patriarche n’était pas un homme facile d’accès.

Mais rien ne l’avait préparé à cette rencontre. L’homme déjà. Et plus encore cette incroyable collection, absolument inestimable. Mais surtout, ce lieu en particulier. Jamais il n’aurait imaginé mettre un jour les pieds ici. Tout spécialement comme ça… Alors, malgré ses efforts sa colère n’en finissait pas de se diluer dans l’emerveillement.

“- Rembrandt ? demanda-t-il
– Oui”, souffla le Patriarche, en opinant de sa tête lunaire.

Son homme de main, aussi grand et sec que l’autre était petit et rond, ne parlait pas. Mais il épiait chaque geste. Il devait être pour moitié garde du corps, et Nils faisait bien attention de ne pas paraître menaçant. Pas si compliqué dans cet endroit : quelque soit l’espace où son regard se posait, il y avait une oeuvre d’Art.

“ – Alors, c’est ça notre domaine… Le monde de l’Art. Nous sommes des voleurs de tableaux ?
– Oui. Si tu veux. Si tu appelles ce Rembrand une simple croûte, alors oui, nous sommes de simples voleurs de tableaux.
– J’imagine qu’à vos yeux nous sommes bien plus que cela.
– Tout juste, jeune Grimbert, tout juste. D’ailleurs, regarde-toi, tu travailles dans la Mode. Qu’est-ce donc si ce n’est de l’Art pragmatique ? Viens, continuons la visite.”

Il était époustouflé par tout ce qu’il voyait. Mais même si d’une façon détourné, il était lui-même lié au monde de l’Art, il ne voyait pas en quoi ils étaient autre chose que de vulgaires voleurs. Et surtout comment ils avaient pu s’installer en ce lieu ? Le Patriarche lui indiqua une sculpture en pied.

“Claus de Werve. Impressionnant, non ?
– Je ne connais pas.
– C’est vrai que tu n’as pas été encore éduqué à la sculpture. Peu importe que tu connaisses, jeune Grimbert. Regarde. Sens-tu l’émotion qui s’en dégage ? Tout est là. Cinq siècles plus tard, elle est encore palpable !
– Oui, oui, ça je le comprends tout à fait.
– Voilà ce qu’est l’Art : l’Éphémère extrait de la Vie et donné à l’Éternité. Rien de moins. Alors si tu tiens à ce que nous soyons des voleurs, soit, mais soyons des voleurs d’Éternité.
– Ce n’est que de la rhétorique, tout ça.”

Le Patriarche se tourna vers son homme de main : “ – Vous aviez raison. Ce gamin est aussi malin que volontaire ! Mais aussi un peu effronté.” La remarque glaça le sang de Nils.

“Tu as tort, jeune Grimbert, ce n’est pas de la rhétorique. Ça n’a rien d’un effet de manche. Depuis que l’homme est mortel, depuis qu’il a quitté l’Eden, il a cherché a conquérir la seule chose qui lui échappait : l’Éternité. Et depuis lors, fleurissent les peintures rupestres et les Vénus paléolithiques. C’est là son seul moyen d’échapper à la mort, si ce n’est du corps, au moins de l’âme.
– Alors quoi ? Nous avons une mission divine ?
– En ce lieu particulier, c’est presque spirituel, jeune homme… Nous ne sommes que des pourvoyeurs, malheureusement. Mais nous ne sommes pas les brigands que tu imagines.
– A voir !…” L’audace de Nils ne manquait pas de l’étonner lui-même.

Le Patriarche ne désarmait pas, c’est tout juste s’il faisait mine d’être contrarié par les remarques de Nils. Son homme de main, par contre… son regard à lui était insondable, mais son visage en lame de couteau lui donnait un air réprobateur. Un instant Nils se demanda si…

“ – Quand une oeuvre doit être libérée, souvent on fait appel à nous. Régulièrement, nous la ramenons à son vrai propriétaire. Il n’est pas rare que nous soyons ceux qui rétablissent l’équilibre. Les oeuvres spoliées, c’est aussi notre domaine.
– Et le reste du temps, c’est du vol qualifié ?
– Voyons, jeune Grimbert ! Il arrive qu’on remette dans la nature des oeuvres qui sont restées trop longtemps dans l’ombre, effectivement. Crois-tu vraiment qu’on serait toléré ici si nous étions si ‘méchants’ ?”

Il ne croyait même pas se trouver ici en vrai. Pourtant il avait bien vu la Garde Suisse. Il avait vu la Place. Il connaissait assez Rome pour savoir où il se trouvait. Mais il n’y croyait pas.

“ – Ne me dites pas qu’ils sont au courant. Et d’ailleurs comment est-ce seulement possible ?
– Question pertinente. C’est une longue histoire. Mais ils ont besoin de laïcs, et nous étions là. Et ce sont, eux aussi, de grand collectionneurs. Et l’Éternité, ça les connaît !” Le mot d’esprit fit sourire l’homme de main.

“ – Au moins ici, vous devez être tranquilles.
– Moins que tu l’imagines. Et d’ailleurs, j’espère que tu es conscient que peu de membres de la Famille viennent ici. En général, ceux qui doutent. Je suis là aussi pour éclairer leur chemin.
– D’autres ont douté avant moi ?
– Nous sommes humains, jeune Grimbert. Désespérément humains… Et c’est aussi pour cela que ton aide nous sera précieuse. Bientôt.”

C’est l’homme de main qui le ramena jusqu’au poste de la Garde Suisse. Juste avant qu’il ne quitte l’enceinte du Vatican, il lui dit : “Au fait, je suis désolé pour ta petite copine qu’est partie sur un bateau ; et aussi pour l’autre, mais celle-là, elle valait pas grand chose, de toute façon…”

En prévision de cette rencontre, Nils avait doucement accumulé toute sa haine et sa rancoeur. D’un coup, ce maelström reprenait possession de lui.