Essoufflé, le coeur qui bat… Entre sa chambre et ce bureau, il n’y avait qu’un escalier et un petit vestibule. Et pourtant il était à bout de souffle quand il s’installa sur le siège capitonné. Sa respiration était atrocement sifflante. Il était plus que conscient de manquer d’exercice, mais là vraiment… Son corps n’était plus un moteur mais une charge. Heureusement son esprit était encore affûté.
Il aurait bien pris quelques instants pour profiter du bureau, peut-être sa cérémonie du café… mais son acolyte avait la mine des mauvais jours. Ce qui en soit était délectable, mais qui n’augurait rien de bon. Le faire lanterner n’aurait pas été très malin. Il fallait en apprendre d’avantage d’abord. Il fit glisser le classeur devant lui.
“ – Bon, on commence par qui, ce matin ?
– Grimbert ; Nils, Monsieur. Le fils de…
– Benjamin et Samantha, oui, je sais. On a du nouveau ?”
Cela faisait un moment que ce nom lui empoissonnait l’esprit. Enfin, ce prénom. Car du reste, il n’avait jamais eu de se défier des Grimbert. Des gens compétents et serviables. Sans doute un peu trop lisses, mais après tout, rien de mal à ça. Leur fils, par contre…
“ – Oui, Monsieur. Cette fois, il n’y a pas d’erreur.
– Vous m’aviez dit la même chose pour le tableau. On en sait plus ?
– Pour le tableau, non. Mais c’est lié. Donc je suis plus que jamais persuadé qu’il est à la source de la fuite.
– Spéculations, toussa le Patriarche. Il était lui aussi persuadé que Nils était impliqué, mais son acolyte ne pouvait rien prouver. Il ajouta : le môme ignorait qu’il travaillait sur une copie.”
Son acolyte rumina quelques instants, que le Patriarche utilisa pour mettre un peu d’ordre sur son bureau. L’ordre et les détails. Le reste, tout le reste, en découlait. Pour démêler une pelote de laine, il n’y avait besoin que du bon brin. Il reprit une énième fois la lecture de la fiche de Nils.
“ – Admettons, Monsieur, lâcha l’acolyte à bout de patience, admettons. Mais cette fois, on a du tangible. Grimbert tente de rallier à lui les contestataires. Cela ne fait aucun doute : il veut tenter quelque chose.
– Ca, vous n’en savez rien. Et d’où vous vient l’information ? Surveillance ?
– Mieux. Un de ses proches a tourné casaque. C’est bien pour ça que je suis sûr de mon fait : il prépare quelque chose.”
Le Patriarche n’aimait pas cela, mais il devait reconnaître que les méthodes de son acolyte étaient souvent efficaces. Parce que dans ce monde moderne, tout devait être efficace. Quelle idiotie, vraiment. L’Art n’a que faire de l’efficacité. Elle est, et n’a besoin de rien d’autre que d’être.
“ – D’accord, d’accord… Il cherche à rameuter les séditieux. C’est effectivement fâcheux, reconnut le Patriarche. Avez-vous pensé que cela pouvait être une conséquence de vos actes : vous savez, pour avoir éloigné cette jeune femme.
– Je ne pense pas, et pour tout dire, le ‘pourquoi’ n’a pas la moindre importance, Monsieur. C’est le ‘quoi’ qui compte. Qu’allons-nous faire ? En ce qui me concerne, j’éradiquerais le problème à la racine. C’est à la fois une punition pour ses actes et l’assurance de notre sécurité.
– Vous parlez d’un meurtre, c’est bien cela ? Vous planifiez un assassinat entre ces murs ?
– Oui, Monsieur, et je crois que vous devriez y penser aussi. Certains membres de la Famille vous trouvent trop… débonnaire. Pour ça que je suis là, d’ailleurs, non ?
– Débonnaire ? Le Patriarche accusa le coup : était-ce donc pour eux qu’il s’abîmait la santé ? Débonnaire est un qualificatif que je préfère à meurtrier. Et soyez assuré que cela ne fera jamais tant que nous serons en ce lieu. Nous sommes tolérés, mais passez cette ligne rouge et nous serons expulsés manu militari.
– Cela je ne le crois pas, ils ont besoin de nous. Nous sommes leur premier fournisseur d’Art.
– Nous en avons déjà assez parlé : nous leur sommes utiles, c’est très différent. Nous avons plus besoin d’eux qu’ils n’ont besoin de nous. Et puis, même sans cela : jamais en plusieurs siècles nous n’avons fait couler le sang, je ne vois pas de raison de commencer.”
Il commençait à s’énerver, et il avait du mal à contrôler le timbre de sa voix. Il entendait le sifflement en embuscade dans sa respiration. Raison supplémentaire de s’énerver.
“ – Permettez que je résume, Monsieur : vous craignez que le propriétaire, qui est aussi votre débiteur, ne l’oublions pas, vous donne votre congé si vous faites le ménage dans vos rangs ?
– C’est simpliste.
– Mais correct ! Écoutez-moi bien, je suis à vos côté pour que les choses bougent. C’est ce que la Famille réclame.
– Mais c’est encore moi qui décide. C’est le Patriarche qui décide, c’est ainsi depuis plusieurs siècles ! Et cela au moins n’a pas encore changé…” Il criait presque.
La tension était palpable, et il craignait presque que l’autre en vienne aux mains. Mais ce lieu le protégeait, un peu au moins, et l’autre hésitait. Il fallait qu’il reprenne l’ascendant.
“Maintenant que cela est bien clair dans votre tête, nous allons pouvoir nous concentrer sur notre mission. Si vous vous en sentez capable, tout du moins…
– Oui, concéda l’acolyte. Oui, Monsieur.
– Vous allez renforcer le dispositif de surveillance autour du jeune Grimbert. Et nous allons convoquer son père. Nous réglerons ça à l’ancienne, compris ?… Bien, ça sera tout pour aujourd’hui.” Il y avait d’autres affaires à traiter mais il ne s’en sentait pas capable.
Essoufflé, le coeur qui bat la chamade. Ah si seulement c’était l’effort physique qui le laissait dans cet état là.