Est-ce que le temps change les choses et les gens, ou juste nos souvenirs ? Nils aurait été bien en mal de le dire : il conservait des souvenirs très précis de la petite crique et pourtant elle lui semblait tout à la fois plus proche mais moins accessible que dans sa mémoire. Il en fit la remarque avec celle qui allait devenir sa femme.

Elle fit semblant de réfléchir (le temps de cacher un léger essoufflement) avant de lui répondre : “– Oui, je sais. Mais nous étions plus petit. De taille, je veux dire… Ce qui fait que tout nous paraissait plus grand, ou dans ce cas de figure, plus loin.”

Elle avait raison, bien sûr, comme toujours. Et même s’il était prêt à le reconnaître, il ne souhaitait pas lui faciliter le travail. Il décida de continuer sur sa lancée.

“– D’accord. Oui, ça peut expliquer que ça me paraissait plus loin. Mais ça n’explique pas pourquoi je me souviens pas qu’il était si difficile d’accéder ici. C’est quasiment impraticable…
– Ce n’est pas exactement pour la même raison, mais c’est plus ou moins le même principe. Après, je ne suis pas certaine que tu veuilles l’entendre, et elle rajouta, sans doute pour adoucir son propos : mon amour…”

Parfois, c’était un peu agaçant qu’elle cherche ainsi à le protéger. Mais il n’en connaissait que trop bien la raison. Et il ne pouvait lui en tenir rigueur. Elle se trompait toutefois sur un point précis : le meilleur moyen de le protéger. Il préférait se confronter à ses contradictions.

“– Si, dis-moi. Je veux l’entendre, asséna-t-il. Et pour ne pas paraître trop autoritaire, il vint s'asseoir à côté d’elle.
– Eh bien, à l’époque nous n’étions pas bien grand, certes, mais nous étions… aventureux. Plus que maintenant, en tout cas.
– Aventureux ? Tu veux dire audacieux, ou alors carrément irréfléchis ?”

Eryn pouffa – c’est fou ce qu’il pouvait être amoureux d’elle. Avec un plus de cérémonie, elle finit par s'asseoir, elle aussi.

“– Donc, si je comprends bien, c’est ici que tu aurais voulu faire le vin d’honneur ? demanda-t-elle en désignant la crique.
– Non, je ne sais pas, plaida-t-il.”

Il se rendait bien compte que son idée n’était pas très bonne. La moitié de la noce aurait été bien incapable de suivre le petit sentier. Il tenta de louvoyer.

“Le vieux Raph m’a raconté qu’il n’y a pas encore si longtemps que ça, les habitants de l’île se réunissaient ici, les soirs de tempête. Ils allumaient un grand feu, qu’ils alimentaient toute la nuit. Et les bateaux, croyant qu’il s’agissait du phare du continent, pensaient rentrer au port et s’échouaient contre les rochers… Les habitants de l’île récupéraient alors la cargaison et rendaient les marins à la mer.
– Vraiment ? demanda Eryn.
– Vraiment, répondit-il. Et le vieux Raph dit que ce passé n’est pas si loin, et que c’est pour ça que personne n’accepterait d’en parler. C’est la loi du silence.”

Nils espérait un peu l’avoir impressionnée. Il l’avait été, lui, quand on lui avait raconté cette histoire. Mais il oubliait qu’Eryn avait passé bien plus de temps que lui dans les ports ou sur des bateaux.

“– Mon amour… D’accord, il y a quelque chose de… disons… sauvage et romantique, ici. Mais Raph, il ne faut pas le croire, il a essayé de t’embobiner. Nous ne sommes pas naufrageurs.
– Qui sait ? Je veux dire : plus maintenant bien sûr… mais va savoir ? Cet endroit…
– Voyons, le coupa-t-elle. Regarde, on fait face à l’Est, on voit le continent. Aucun capitaine n’aurait pu s’y tromper.”

Bien sûr, elle avait raison. Elle s’appuyait sur le bon sens, quand lui en appelait aux émotions… Il fut bien obligé d’abdiquer. Le vieux Raph aimait l’embobiner de toute façon. Il garda le silence, il aurait aimé la convaincre. Mais avant qu’il ait trouvé une idée, elle reprit la parole :

“Tu crois que ça se passe bien ? La remarque semblait si général qu’en fin de compte, il ne pouvait s’agir que d’une seule chose.
– Oh oui, ça j’en suis sûr… Trop bien même.
– Trop bien ? La remarque amusa Eryn. Je ne vois pas comment ça pourrait aller trop bien.
– Eh bien justement, moi je vois parfaitement : quand on est parti, c’est à peine s’il nous a jeté un regard. Notre propre fils, la chair de notre chair, il nous a laissé partir sans le moindre regret.
– C’est vrai, aquiesca-t-elle visiblement amusée. Et moi, je trouve ça bien. Ça permet de se retrouver en amoureux, par exemple.”

Il l’enlaça. C’est vrai que ces instants-là étaient précieux. Il en prenait pleinement conscience. Mais elle bottait en touche, elle n’avait pas vraiment répondu. L’arrivée du petit Léo avait changé beaucoup de choses, et ils en étaient encore à chercher leurs marques. C’est fou la place que le petit démon avait réussi à prendre. Tout le monde fondait devant sa frimousse, à commencer par ses grand-mères…

Nils laissa ses pensées s’envoler.

“– Dis, tu crois qu’il pourra venir ? demanda-t-il avec un rien de tension dans la voix.
– Question intéressante, mon amour. A commencer par son objet : de qui parles-tu ? De ton père ou du Patriarche ?”

Une fois encore elle mettait dans le mille. Les deux images se confondaient parfois un peu. Peut-être qu’il était lui-même un peu bouleversé par sa propre paternité. C’était un nouveau pan de sa vie, et même s’il adorait ça, ses nouvelles responsabilités l’effrayaient parfois. Et de là, il ne savait plus trop quoi penser de son propre père. Et a fortiori du Patriarche.

Eryn, pour le tirer d’embarras, reprit la parole : “Le Patriarche, en tout cas, c’est certain qu’il ne viendra pas. Doit-on toujours l’appeler comme ça, d’ailleurs ?... Enfin peu importe, mais il nous a envoyé quelque chose. Je crois que j’ai un peu oublié de te le montrer. Ou disons pour être plus honnête, je dirais que je voulais le lire en entier… et c’est une tâche ardue : ce n’est pas moi la linguiste.
– C’est quoi ? De quoi parles-tu ?
– Il nous a envoyé un cadeau de mariage. Une pièce unique. Je ne suis pas sûre du terme, mais je crois qu’on appelle ça un codex. C’est écrit en vieux florentin. C’est l’histoire du premier Grimbert. Enfin, du fondateur de la Famille. Le premier des Patriarches… Et elle laissa l’idée planer entre eux.
– Eh bien ?! Ne me laisse pas sur ma fin, raconte !
– Je n’en suis qu’au début. Et avec la cérémonie, je n’ai pas eu trop de temps. Enfin voilà : ça été écrit dans la seconde partie du XVe siècle, par l’un des petits enfants du Patriarche. Leur histoire commence pendant le grand schisme d’Occident. Je ne sais pas si tu te souviens de tes cours d’histoire mais vers la fin du XIVe siècle, dans le cadre des rivalités franco-italiennes on voit apparaître deux branches papales, celle d’Avignon et celle de Rome. Puis même une troisième à Pise. Cette dissension va durer une quarantaine d’année. Une sorte de guerre d’influence, autant culturelle que spirituelle. Et dans ce conflit larvé que ton ancêtre va faire son apparition : il officiera en tant que chasseur de reliques. A l’époque, les reliques avaient une importance toute particulière, elles permettaient entre autre d'asseoir l’autorité spirituelle de leur détenteur.
– Mais il officiait de quel côté ? La branche de Rome, ou…
– Oui, pour Boniface IX d’abord, et puis les suivants. Et je ne sais pas encore trop comment, mais il semblerait que la charge soit devenu plus ou moins héréditaire… je n’ai pas encore tout lu. Par contre, j’ai trouvé un arbre généalogique, récent je veux dire, et tu descends en droite ligne ce premier Grimbert. C’est fou, non ? Ça aurait pu être toi le prochain Patriarche !!”

Le morceau était de taille, et il lui fallut quelques instant pour le digérer.

“– Oui, ou bien mon père, lâcha-t-il. D’une façon ou d’une autre, tout le ramenait à lui.
– Effectivement… Tu sais, je comprends que le sujet soit sensible, mais sans les documents qu’il t’avait laissé, on aurait rien pu faire.
– Justement. Pourquoi lui n’a rien fait ? C’est presque même pire.
– Je n’ai pas la réponse. S’il peut venir, alors vous pourrez peut-être en parler. Mais je me dis qu’il a préféré ne pas agir pour vous protéger, toi et ta maman. En même temps, il voulait que toi tu puisses prendre les décisions que lui n’avaient pas pu prendre. Enfin, j’imagine.”

Au fond, Eryn était parfois bien plus romantique que lui. En tout cas son imagination était sans limites. Néanmoins, il avait envie de la croire.

“J’ai quand même une question, ajouta-t-elle. Pourquoi Gérald ?”

Pauvre Gérald. Il avait racheté sa dette mais accablé de culpabilité, il évitait maintenant la Famille.

“– Je me suis posé la même question. Pourquoi lui ? C’était un coup de poker. Juste de la chance. Je savais qu’en lui refilant une patate vraiment chaude, il ne garderait pas en même très longtemps. Il n’a pas le profil pour ça, si tu vois ce que je veux dire…
– Oui, je vois.
– Toute la question étant : à qui allait-il la refiler cette patate chaude. Frantz ou le Patriarche. C’était un gros risque. J’espérais juste qu’il se laisserait guider par la confiance plutôt que par la peur. Et il a bien choisit le Patriarche en fin de compte. Quand ce dernier a pris conscience de la spirale meurtrière dans laquelle la Famille s’enfonçait, eh bien, il a préféré tout arrêter.
– Mais Frantz et son sbire aurait très bien pu l’intercepter…
– Oui. Je sais qu’il aurait pu y laisser sa peau. Je n’en pas spécialement fier… Mais je savais qu’il avait parlé de nous à Frantz. Donc…
– Donc il était sacrifiable.
– Oui, quelque chose comme ça. Et puis, je crois qu’il se sentait coupable pour… pour Julia.”

A l’évocation de la jeune femme, Eryn vint se blottir dans ses bras. Cela faisait comme un vide.

“– Je me disais : Léo aura besoin d’une petite soeur, bientôt… Tu crois qu’elle aurait aimé si…”

Oui, il n’avait aucun doute sur la question : où qu’elle soit, elle aurait adoré ça.

Il se demanda encore une fois si c’était le temps lui-même qui changeait les choses, ou alors si c’était juste les souvenirs. Lui, en tout cas, se souvenait d’une promesse qu’il avait faite sur une plage, il y a bien des années de cela. A bien y réfléchir, peut-être bien qu’il croyait à la magie.