L’ignorance est une force, se disait Nils. Et particulièrement dans la Famille. Ceux qui agissent, ceux qui ne savent rien. Et sa mère, donc.
“Ton père n’est pas un mauvais homme, répétait-elle. Il n’a jamais rien fait de mal.
– Oui, oui, et quand tout ceci sera finit, il obtiendra le prix Nobel” se moqua Nils excédé.
Ce voyage était une perte de temps en fin de compte. La piste de Valentini était bouchée, il leur fallait un peu d’aide. Son père. Mais là, il avait refusé tout net. Et après négociations, ils en étaient arrivés à cette demi-mesure. Mais sa mère ne savait rien. Enfin, elle savait pour la Famille, mais elle s’était toujours bien gardée de demander des détails. L’ignorance l’avait protégée, de telle sorte que l’odeur de l’argent qui la nourrissait ne l’incommodait pas. Au fond, c’est peut-être elle qui avait raison…
Nils tenta une dernière approche : “Tu es certaine que tu n’es au courant d’aucune activité répréhensible au sein de la Famille ? Depuis tout ce temps, tu ne sais rien ?
– Ton père n’est pas mauvais, insista-t-elle avec une petite seconde de retard.
– Lui, non. Mais tu sais quelque chose… Je ne partirais pas sans savoir, la foudroya-t-il.
– Je… je ne l’ai pas su tout de suite. Ton père était quelqu’un de très studieux. Si son propre père ne l’avait pas un peu sorti de ses livres de compte, eh bien, tu ne serais pas né probablement. Je… mon arrière-grand-mère était une Gillian de Guilford.
– Et ?…” Mais ces deux noms ne lui étaient pas totalement inconnus. L’organigramme ! Sa mère faisait partie de la Famille, sans doute une branche éloignée mais elle en faisait partie.
“Je crois que je vais vomir, ne put-il s’empêcher de dire. La seule chose que tu puisses me dire est… dégoûtante et inutile ! Si j’avais su… j’aurais ramené la Divine Comédie pour lui rendre. J’en viens à me demander s’il n’a pas plus aimé Dante que son propre fils !
– Dante ? Dante Alighieri ? D’où te vient cette idée… Ton père a peu de fantaisies, et en tout cas pas celle-ci. Tu l’as déjà vu avec un roman à la main ?”
Non, jamais, effectivement. Et pourtant, il l’avait cité textuellement. Qu’avait-il dit ? “Absolument tout se trouve entre ces pages.” Il prit congé de sa mère, et pendant tout le trajet de retour il eu du mal à retenir son excitation. En partant de Bergame, il avait hésité à prendre le cadeau de son père. Mais comment laisser la Divine Comédie ?
A son arrivée, Eryn n’était pas là. Il se rua sur l’ouvrage. Il inspecta la reliure de cuir. En parfait état. Il n’hésita qu’un instant : il s’empara d’un couteau et s’employa à en retirer le cuir. Il trouva ce qu’il cherchait deux feuillets manuscrits. Manifestement écrits par son père. Des chiffres surtout, quelques lettres. Un code ? Certaines séquences revenaient. Il planchait toujours quand Eryn revint. En moins d’une seconde, elle le mortifia : “ – C’est quoi tous ces numéros de comptes ?” Bon sang, c’était pourtant évident. Mais pourquoi ? Son père, cet homme distant, lui avait laissé une liste de comptes. “Regarde, au début c’est des indicatifs bancaires. On peut retrouver les villes des banques avec ça. Prends l’organigramme, on va comparer.”
La correspondance n’était certes pas parfaite, mais Nils n’avait pas de doute : il y avait là les références des comptes de la spirale des entreprises appartenant à la Famille. Et son père les lui avait offert pour ses vingt ans. Nils n’y comprenait rien. Eryn, elle, était plus pragmatique :
“On va ajouter ça au dossier à charge, il y a sûrement des trucs louches sur ses comptes.
– Oui, et on va surtout le montrer à Julia. Elle va halluciner… Je dois dire que moi-même…”
Julia se montra aussi dubitative que lui. Depuis le temps, les comptes devaient avoir changé, non ? Eryn la rassura. Le système bancaire était sûrement le plus pérenne.
“ – Alors, si c’est bien vrai, c’est mieux qu’une preuve ! C’est notre planche de salut…”
Il leur fallut du temps pour la comprendre, et bien plus encore pour accepter son idée. Puis son plan. Ils lui opposèrent des raisons morales ou pratiques. Mais elle tenait bon. Elle avait cet air sûr d’elle, comme peuvent l’avoir ceux qui voient l’avenir. Cela n’empêcha pas Nils et Eryn de résister, au moins pour la forme.
Et pourtant, ils se trouvèrent tous au même moment dans l’une des banques de la liste, chacun dans une ville, Eryn à Rome, Nils à Milan et Julia à Turin. Ils avaient scrupuleusement peaufiné les détails. Quand : la vieille de la fête de l’Immaculée Conception, beaucoup de clients, et moins d’employés ; le moment : à la fin de service. Trois banques différentes, le même instant. Ils avaient les comptes et les codes. La somme avait été choisie pour que seule une vérification des papiers d’identité soit nécessaire. L’opération ne prit pas plus de trente minutes, temps d’attente inclus.
Ils avaient littéralement braqué la Famille. C’était tellement énorme. Ils ne revinrent à l’appartement que lorsqu’ils furent certains que personne ne les suivait. Là, ils mirent en commun leur butin. C’était de la folie, mais une folie qui sentait bon le parfum de la revanche. Bien sûr, à l’échelle de la Famille, ce n’était sans doute qu’une goutte d’eau, mais pour ses dirigeants Nils espérait bien qu’elle aurait un goût très amer.
Mais Julia avait une idée bien arrêtée sur ce qu’il fallait faire de tout cet argent.
“ – On va aller acheter une toile !
– Julia… sérieusement, pesta Nils.
– Non, non, attends, je crois qu’elle a une idée.
– Oh que oui ! Là vous êtes dans mon monde, alors faites-moi confiance.”
L’ignorance est une force, se disait Nils. Et particulièrement dans la Famille. Mais il n’aurait jamais imaginé qu’il soit si dur de rester dans l’ignorance.