Le bonheur est un concept étrange, ni vraiment relatif, ni tout à fait absolu. Nils s’était cru heureux tous ses mois, et voilà qu’il découvrait ce qu’était vraiment le bonheur.
“ – Tu es sûr de toi ? lui demanda Julia.
– Absolument certain oui, dit-il, rayonnant. Et il voyait bien que son sourire était communicatif.
– Alors ça, qui l’aurait cru ? demanda-t-elle faussement ingénue. Faudra penser à moi, hein ?
– Bien sûr, évidemment. J’ai encore du mal à me faire à l’idée.”
Perdus, quelque part sur leur petit nuage, ils arrivèrent devant le petit atelier. Si les renseignements qu’ils avaient glanés étaient corrects, Valentini devait se trouver là. Dès l’entrée, ils furent accueillis par des odeurs âcres d’essence de térébenthine. Des toiles, à des degrés divers de finition, s’accumulaient le long des mur. Tout au centre, un homme, un vieux beau, était en train de peindre. Face à lui, une femme à la chevelure de feu posait nonchalamment, offrant son intimité à l’artiste. Tout heureux qu’il était, Nils sentit une petite pointe de jalousie : jamais une femme n’avait offert de poser pour lui. L’artiste les vit et les salua d’un sourire.
“ – Ah ! M. et Mme Ponteauzane… Je vous attendais. Installez-vous, je suis à vous dans un…
– Oups, désolée, je crois qu’on vous a un peu menti Valentini ! Et toi, la demi-mondaine, ramasse tes frusques et disparais. Julia rajouta à la cantonade : j’adore jouer la méchante.”
La femme rousse ne posa pas de question et leva le camp aussitôt. Valentini était encore au prise avec le dilemme des trois B : se battre, se barrer ou bloquer. Et là, manifestement il bloquait, complètement indécis mais comprenant que les choses avaient mal tournées. Ses yeux cherchaient des échappatoires. Nils le détrompa aussitôt.
“ – Ah non, vous allez rester avec nous, d’une façon ou d’une autre. Et puis, calmez-vous, nous sommes là pour parler. De la Famille.
– Oh… Mais de quel côté de la Famille ? Le côté Ange ou Démon ?”
Pour le coup, c’est Nils qui ne savait plus quoi dire. De quoi au juste parlait le faussaire ? Il faisait allusion aux membres ‘passifs’ de la famille ? Non, sans doute pas. Alors quoi ?
“ – Ni l’un ni l’autre, Valentini. Nous, on serait plutôt chasseurs de Démons, précisa Julia. Mais juste pour notre gouverne, vous pensez à qui quand vous parlez des Anges et des Démons ?
– Eh bien… L’artiste ne semblait plus très sûr de lui. La Famille… Ils sont connus pour ça. Pas de sang. Ils ne versent jamais le sang, en fait. C’est pour ça qu’on les appelle parfois les Anges.
– Oui, j’ai déjà entendu quelque chose comme ça, confirma Julia à Nils. Et les Démons ?
– C’est… ce sont ceux de la nouvelle garde. Ils veulent… moderniser la Famille. La rendre plus efficace. Ceux là n’ont pas peur de distribuer des coups… Ou pire à ce qu’il se dit.
– Mais qui ? demanda Nils. Lesquels vous ont fait évader ? Des noms !”
Valentini se concentra sur Nils. L’oeil de peintre était entré en action, et Nils se sentit comme dénudé. Que voyait donc l’artiste ? Nils, aujourd’hui plus que jamais pouvait relever les épaules.
“ – Toi, tu fais partie de la Famille. Ça se sent. Vous me semblez très louche tout les deux.
– Réponds à la question qu’il t’a posée.
– Celui qui a commandité mon évasion, il s’appelle Frantz Gärtener. Lui, il est de la nouvelle garde. Il n’a pas peur de menacer. Et son porte-flingue est très convaincant, aussi. Ted Grant. Plus convaincant que vous deux, en tout cas. Vous ressemblez plus à des Anges qu’à des chasseurs de Démons, sans vouloir vous offenser.
– Je te vois venir, le recadra Julia. Écoute, on a pas les mêmes méthodes, certes. Mais on a monté un petit dossier sur toi. Et on veut que tu collabores avec nous pour faire tomber quelques têtes.
– Si je fais ça, je retourne en prison.
– Oui, on le sait. Mais pas très longtemps, et en sortant il y aura une cagnotte à ton nom. D’un autre côté, si tu ne le fais pas, ça sera pire : on laissera courir le bruit que tu nous aides.”
En repartant, Nils se disait que l’artiste n’avait pas trop le choix. Il n’aurait pas aimé être à sa place… Se transformait-il en Démon ? Ils avaient menacé un homme, ils jouaient avec lui.
“ – Ah ça alors, s’était exclamé l’homme de main, ramenant brusquement Nils à la réalité.”
Théodore Grant, accompagné de trois malabars ainsi que de la belle rousse, leur barrait la route. Les trois B. Se battre, se barrer ou bloquer. Là, c’est lui qui bloquait. Il ne reprit le contrôle de son corps que quand Julia le tira en arrière. Alors il se mit à courir. Et le monde se transforma en une petite lucarne floue où plus rien n’existait que la ruelle devant lui. Les cris, les déflagrations, rien de tout cela n’existait. Il n’était plus qu’un mouvement. Il y avait une forme d’Art, se dit-il.
Bien après que l’Art se soit transformé en douleur, il s’arrêta. Il était seul et perdu. Terrifié. Il ne savait pas quoi faire. Rechercher Julia ? S’assurer qu’Eryn allait bien ? Quoi d’autre ? Le plus sage, c’était de retourner à l’appartement. Julia y serait sans doute aussi, de toute façon.
Eryn fit de son mieux pour le calmer. Et il lui fut incroyablement reconnaissant de ne pas céder aussi à la peur. Mais Julia n’était pas revenue.
“ – Je vais y retourner, décida-t-il. Je ne peux pas la laisser. Elle ne m’aurait pas laissé, elle.
– Mais si tu fais ça, tu nous laisseras nous… Et tu seras sûrement pris aussi. Tu le sais ?
– Non, je n’en sais rien : je ne sais pas quoi faire ! Je sais juste que je ne peux pas la laisser.
– Écoute, je sais que c’est encore nouveau pour toi, mais tu vas être papa. Tu dois penser à ça avant de partir à l’aventure. J’ai besoin de toi, on a besoin de toi.”
Le bonheur est un concept étrange, ni vraiment relatif, ni tout à fait absolu. Nils découvrait à quel point il était fragile.