Nils n’était pas doué pour garder auprès de lui les gens qu’il aimait…

Quand Julia était partie, il avait arpenté la ville à sa recherche. Mais sans le moindre succès. Elle s’était évaporée. Il avait appris, quelques semaines plus tard, qu’elle avait filé droit chez Andrea, somme toute pas si loin. De là, elle s’en était retournée chez ses parents. Elle n’y était pas restée bien longtemps, juste le temps de remplir une valise. Après quoi, elle était partie “faire la tournée des cousins d’outre-atlantique”. Sa façon à elle de le fuir ?

Peut-être qu’elle voulait juste le faire réagir ? “Parle avec Frantz” avait-elle écrit. Il lui fallut plusieurs mois pour avouer qu’elle avait raison, et encore quelques autres pour trouver le courage de confronter son mystérieux oncle. Il avait alors pris quelques congés, et direction la Bavière.

Le manoir n’était pas compliqué à trouver, et l’oncle l’attendait à son arrivée. “Tu as fait bon voyage ? Je t’attendais plus tôt…” Nils comprit très bien le double sens de la phrase. Frantz lui rappelait qu’il n’était pas un idiot, et que c’est lui qui mènerait les discussions. Une colère sourde faisait gronder les portes de l’âme du jeune homme.

Son oncle lui fit visiter la demeure – au demeurant splendide. Mais assez immense pour y faire vivre trois familles quand Frantz y habitaient seul, avec quelques domestiques. Quelle importance au fond ? Nils était là pour tirer au clair les événements de la prison, pas pour juger du snobisme de son oncle.

Quand Frantz sentit qu’il était mûr, il proposa à Nils d’aller dans son bureau, l’endroit idéal pour parler. Après leur avoir versé un bourbon, c’est encore l’oncle qui lança la discussion : “Allez fiston, tu n’es pas venu ici juste pour profiter de mon hospitalité… Tu ronges ton frein depuis bien trop longtemps. Dis-moi donc ce que tu as sur le coeur.”

Présentée ainsi, sa démarche semblait totalement stupide. Mais les mots de Julia résonnaient en lui, et il se devait d’aller jusqu’au bout.
“ – C’est vous qui avez fait évadé Valentini !? asséna-t-il, moins dans l’interrogation que dans l’affirmation.
– Ah c’est donc cela qui te tracasse. Eh bien, non, ce n’est pas moi qui l’ait fait évadé ce petit escroc.
– Mais…” Nils avait pensé que son oncle avouerait tout, droit dans ses bottes de cuir. “Mais c’est bien une sorte de repérage que vous avez fait, en venant avec le reste de la troupe, n’est-ce pas ?
“ – Une ‘sorte’… Oui, quelque chose comme ça. Et tu te sens coupable ? Et cela te ronge ? Ah mon pauvre enfant, il ne faut pas être si émotif. Il lui souriait à demi.
– Mon oncle, auriez-vous envie de faire autre chose que de ‘jouer’ dans une prison ? Car cela pourrait encore très bien vous arriver.”

Nils n’était pas peu fier de sa menace. Il voulait que Frantz sache à quoi s’en tenir. Il n’hésiterait pas une seconde à faire intervenir la police s’il le fallait – enfin, en dernier recours, mais quand même.

“ – Je n’entends pas les sirènes, Nils… Pourtant, c’est étonnant, parce que tu as eu largement le temps de prévenir une quelconque autorité. Valentini est libre depuis… au moins trois ans maintenant. J’aimerais comprendre… Pourquoi n’as-tu rien fait ?
– Julia… elle a dit qu’il n’avait rien à faire à prison…
– Hum, j’ai appris pour le départ de Julia, je suis désolé… Mais tu es d’accord que son argument ne tient pas debout. Les prisons sont remplis de gens qui n’ont rien à y faire, c’est bien connu. Et tu es assez intelligent pour t’en rendre compte. Alors je te le demande encore : pourquoi n’avoir rien fait ?”

L’oncle avait raison. Enfin disons qu’il soulevait une question importante. Il aurait pu faire quelque chose… Ou même ne serait-ce qu’essayer… La crainte qu’on ne le croit pas ? La peur ? Peur pour ses proches ? Non… Même si… La honte. Oui, plutôt la honte. Celle qui rejaillirait sur tout le monde s’il avait bavé.

“ – La famille, répondit-il après une longue pause.
– Oui, souleva Frantz, admiratif. Exactement ! La Famille… Au fond de toi tu le savais n’est-ce pas, mais tu avais besoin que je t’aiguille un peu. La Famille. Tu ne voulais pas les mettre en danger. Ceux que tu aimes, en tout cas. Moi, tu m’aurais sacrifié sans hésiter. Mais pas… disons… pas Andrea, par exemple. N’est-ce pas ?
– Peut-être, concéda-t-il. Ils sont au courant ?” Cela lui semblait impossible, mais il préféra demander.
“ – Pas tout. Certains le sont. Nous fonctionnons ainsi depuis longtemps. Nous nous protégeons les uns les autres. Et nous éduquons ceux qui méritent de l’être. Et toi, tu l’as très largement mérité.
– Éduquer ?
– Bien sûr. Qui t’a donné le goût des langues, qui t’a fait découvrir la peinture, qui t’a poussé sur les planches ?” A ces trois questions, il n’y avait qu’une seule réponse.
“ – La Famille ?
– Oui, mais nous n’avons fait que cela, te donner tes occasions : c’est toi qui es doué pour les langues, c’est toi qui sait apprécier une toile de maître, c’est toi enfin qui a été Coviello ! Nous les opportunités, toi les aptitudes.
– Mes parents ? Ils savent ?
– Oui. Et ils ont voulu très tôt que tu fasses partie de ceux qui comptent dans la Famille. J’ai appuyé leur requête pour que tu sois inscrit dans le Grand Livre. Le reste n’est pas de mon ressort. Je ne suis moi aussi qu’un exécutant.
– Alors qui ?
– On l’appelle le Patriarche. Il attend ta visite.”

Nils n’était pas doué pour se garder des gens qu’il détestait…