Certaines choses vous surprennent et d’autres pas. C’est une évidence, mais elle parut frappante à Nils tout au long de cette année. Quitter son île n’avait pas été facile, et tout là-bas lui manquait. Tout et tout le monde. Ses amis en particulier. Et Eryn surtout. Non pas qu’elle ne soit plus son amie, mais elle était aussi devenue un peu plus que cela, pensa-t-il sans pouvoir s’empêcher de rougir.
Alors oui, tout ça lui manquait. Mais à son grand étonnement, il pensait qu’il en serait plus affecté, plus triste… Ce n’est pas qu’il manquait de coeur, au contraire même : ses amis (et Eryn) y étaient si bien implantés qu’il avait l’impression de les y sentir presque quotidiennement. Et puis… Et puis, il y avait le continent. Tout y était si différent ! Et si grand. Ici, il était aisé de se perdre. Quelle étrange concept ! Elle aurait adoré ça. Et tellement de livres, aussi. C’était peut-être même ça le plus extraordinaire. Tant de livres, et tant d’auteurs pour les écrire. Et une foule innombrable pour les lire. De quoi vous donner le tournis. Il essayait de s’y mettre, et il comprenait l’attrait qu’elle avait pu y trouver. Elle y n’avait ni sa patience, ni sa curiosité, et il peinait parfois à retenir les noms et les évènements. Qu’à cela ne tienne, il essayait néanmoins, et quand elle viendrait – car elle viendrait – ils pourraient parler des heures durant de leurs lectures réciproques.
Et les cours ! Les professeurs sur l’île ne déméritaient pas, mais ici, c’était autre chose. La pensée ne s’arrêtait pas au rivage, on voyait plus loin, plus large. C’était enivrant, ardu et passionnant. Et ici encore, Eryn était presque présente : il avait obtenu quelques réponses et il avait hâte de reprendre leurs débats sur le pourquoi des choses, cette fois il comptait bien gagner quelques points. Quand elle viendrait, bien sûr.
Parce que bien sûr, ils s’échangeaient des lettres. Mais ce n’était pas tout à fait la même chose. Et d’ailleurs, ses lettres avaient quelque chose de froid. Enfin, pas de froid, mais… Non, c’était idiot de penser cela, ses lettres étaient très chaleureuses. C’est juste qu’on ne pouvait comparer l’encre et la feuille à la chaleur d’un baiser, voilà tout. Mais il faut dire aussi que ses lettres à elle, eh bien, disons qu’elles étaient toujours si parfaites, si bien écrites, si peaufinées… On aurait dit des rédactions. Ca n’avait rien de nouveau, elle lui en écrivait des pareilles quand ils étaient encore sur l’île, sans doute même qu’elle n’aurait pas su comment faire autrement. Oui, il en venait à se dire que c’était là sa façon de faire, mais cela n’arrivait pas tout à fait à le consoler. En fait, il aurait voulu qu’elle soit dans ses lettres comme elle était dans la vraie vie. Tout simplement.
Le mieux, le plus simple, aurait été de la revoir. Après tout, la distance qui les séparait n’était pas si faramineuse. Petite exercice de mathématique : connaissant la distance à vol d’oiseau, et compte de tenu de la vitesse (moyenne ou maximale) d’un oiseau, mettons le fameux faucon pèlerin, combien le dit animal mettrait de temps pour parcourir la distance ? Bon complètement idiot comme problème, parce que l’oiseau lui n’avait pas besoin de prendre le bateau – ni donc de payer pour cela. Donc qu’il mette trois heures en moyenne (ou une heure en piqué), la réponse n’apportait rien d’utile. Ses parents payaient déjà bien assez de choses, il sentait que cette requête-là aurait été malvenue.
D’ailleurs, eux ne semblaient pas avoir le mal du pays. Ils ne parlaient jamais de l’île. Ils allaient de l’avant, comme ils disaient. Et Nils sentait bien qu’il aurait dû en faire autant. Il avait même l’impression de le faire, mais sans doute pas assez. Il avait essayé d’en parler à son père, de lui dire que ses amis lui manquaient, un peu au moins, et qu’après tout, l’amitié c’était sacré, n’est-ce pas ? Et comme toujours son père avait des réponses et des conseils : “la vraie amitié transcendait l’espace et le temps” et que des amis, il ne tenait qu’à lui de s’en faire de nouveaux ici. Par ce que c’était aussi ça, aller de l’avant.
Eryn, elle, eh bien, il supposait qu’il lui manquait aussi, un peu. Mais elle avait toujours les amis, l’île et même son frère jumeau. Alors oui, ce n’était pas juste mais c’était plus simple pour elle. Pour commencer, chaque jour si elle le voulait, elle pouvait aller sur la plage et faire revivre le feu, le serment et le baiser – ainsi que tous les autres qui avaient suivi.
Pendant plusieurs mois, il avait économisé quelques piécettes. Adieu le croissant, au revoir le chocolat chaud… et bonjour l’estomac vide. Ce n’était pas si dur de se priver un peu, surtout quand on avait un objectif aussi précis en tête. Il avait accumulé bien assez de quoi faire la traversée (retour inclus) mais il trouvait un brin idiot de dépenser son sacrifice sur deux petites journées. Alors que pendant les vacances…
Cette idée lui avait tenu chaud tout l’hiver, et elle n’avait fait que se parfaire au courant du printemps. Ce qu’ils feraient – tout -, où ils iraient – la plage – et peut-être ce qu’elle lui offrirait pour l’anniversaire de ses dix-sept ans – peut-on toujours rêver.
La seule chose qu’il n’avait pas prévue, c’est que ses parents, pour la première fois cette année, décident de partir en vacances – quelle extravagance ! – et avec lui dans leurs bagages. Entouré une fois encore de sa famille, il passa un incroyable dix-septième anniversaire, au coeur du royaume des taureaux et des chevaux – mais bien loin de l’île.
Certaines choses vous surprennent et d’autres pas. Et alors qu’il posait son regard sur ce qu’on appelait ici une sansouïre, une de ces steppes au sol salé, il se disait que même un pacte indestructible demande bien des efforts.