Nils se disait que, étonnamment, on ne pouvait être réellement doué avant que quelqu’un ne nous le fasse remarquer. Et c’était la seule façon d’expliquer son succès à la fac de langue. Jamais il n’aurait pensé que pénétrer les arcanes de Cervantès, Shakespeare ou Dante puisse se révéler aussi naturel.
En quelques mois, il était passé de l’élève studieux à l’élève brillant – sur l’île, on le considérait comme un besogneux, un lent. L’excellence était plutôt le pré carré d’Eryn, par exemple. Bizarre comme le fait de sortir de son ombre lui avait fait accéder à la lumière. Et de là… et de là, tout le reste. Il avait obtenu de poursuivre ses études en Italie. Rien de moins que l’Italie. Il avait peine à y croire, c’était comme une consécration, un aboutissement. Probablement qu’il ne pourrait jamais espérer rien de mieux après ça, mais tant pis, il était prêt à tenter le coup.
Même ses parents étaient partants. Et cerise sur le gâteau, cette fois, ils ne le suivraient pas. Bon, il serait quand même sous l’oeil de la famille, puisqu’il serait hébergé à Milan, chez Sandro et Alessia, un petit cousin et son épouse – ainsi que leurs enfants. Mais ça lui convenait parfaitement. Il ne souvenait pas être jamais parti si loin de son père et sa mère. Et il appréciait que cela se fasse avec leur bénédiction.
Voilà qu’il allait quitter la Capitale pour se lancer à l’aventure. Comme par un jeu de miroir, il était conscient de devenir lui aussi un oiseau de passage, et qu’il n’avait pas plus de nid que ses parents. Et en fin de compte, cela ne lui faisait pas peur. Ce dont il avait besoin, il pouvait l’emmener avec lui. Julia avait déjà programmé de le rejoindre quelques semaines, pour lui faire visiter la pinacothèque de Brera, la Scala et la basilique Saint-Ambroise. Et puis après, faire le tour de la Lombardie, et qui sait plonger vers le sud ?
Tout le monde était heureux pour lui. Ou presque. Eryn ne semblait pas participer à l’enthousiasme général, bien au contraire. C’était surprenant comment elle lui reprochait son assiduité – elle qui était la première à écourter une heure de baignade contre de l’étude -, comment elle lui en voulait de partir en Italie – alors qu’elle connaissait son goût pour le voyage – et surtout, elle trouvait qu’il passait bien trop de temps avec sa famille. C’était un peu fort de sa part à elle, qui passait la plupart de son temps avec son jumeau. En plus, ce voyage c’était justement l’occasion – enfin – de sortir du giron de ses parents.
Bon, il comprenait la source de ce ressentiment : il lui manquait. C’était réciproque. Et l’Italie l’éloignerait encore plus. Il était conscient de tout cela, il y avait réfléchi. Mais comment hésiter ? il tenait là une opportunité unique. Elle devait le comprendre. Elle était plus intelligente que lui, donc elle le comprenait sûrement. C’est juste qu’elle ne voulait pas l’accepter. Il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir, et cela avait tendance à l’énerver encore plus. La situation n’était-elle déjà pas assez compliquée comme ça ?
Nils préféra revenir un peu à la réalité. Il y avait encore tant de choses à préparer ici. Il avisa les piles de livres. Il ne pouvait pas tout emmener, il y en avait carrément trop. D’ailleurs, il les avait déjà tous lu évidemment. Et depuis ce matin, il en avait un en double. Pour son dix-neuvième anniversaire, son père venait de lui offrir une édition ancienne, reliée cuir, de la Divine Comédie. Un ouvrage de toute beauté. Et plus encore, pour une fois, il avait senti qu’ils partageaient quelque chose qui leur était propre. Non pas que son père soit quelqu’un de froid. Mais il semblait toujours un peu distant, comme dans ses pensées. Mais, là, ils avaient parler une heure durant du voyage initiatique de Dante. Il ignorait cette facette-là de son père.
“ – Bien sûr, c’est une allégorie, Nils. Mais tu verras en prenant un peu de recul, que tout, absolument tout, se trouve là, entre ces pages. Tout !” et il tapotait la reliure du livre.
“ – J’ignorais que Maman et toi étiez férus de poètes italiens du XIVe…
– Et pour cause, ta mère n’y entend rien. Quant à moi, il n’y a que Dante Alighieri qui trouve grâce à mes yeux. Et encore, seulement sa Divina Commedia. Mais contrairement à toi, je ne la lis pas dans le texte.”
Il était fier de lui, il ne souvenait pas d’avoir entendu de la part de son père quelque chose qui ressemblait tant à un compliment. Il se demandait un peu ce qu’il avait fait pour mériter tout ça, avait-il sans le savoir fait un sacrifice à Lucifer lui-même ? Si oui, alors il s’en repentirait mais d’ici là, décidément tout était trop parfait.
La seule ombre au tableau, c’était Eryn. On ne pouvait être réellement doué avant que quelqu’un ne nous le fasse remarquer. Sans doute que personne ne lui avait jamais dit qu’il était doué avec elle.