Nils connaissait l’expression “souffler le chaud et le froid”. Mais cette année, il avait l’impression qu’un être supérieur s’amusait à le faire passer du Sirocco au Blizzard.
Il avait aimé être Coviello, il avait adoré même, et il adorait toujours. Mais les événements avaient pris une tournure qui ne lui plaisait pas du tout. Pour la première fois de sa vie, il se sentait adulte, et pas dans le bon sens du terme.
Sa plus grande heure de gloire, c’est quand l’oncle Frantz avait quitté sa Bavière pour venir les voir jouer à Naples. Il s’était même joint à eux, pour l’after. L’oncle, sous ses apparences austères, semblait très à l’aise dans le monde de la nuit napolitaine. Il avait rapidement salué les acteurs, il avait même échangé deux mots avec celui qui était à la fois leur Lélio et dirigeait leur petite troupe – un bon ami d’Andrea.
Et puis l’oncle avait eu une longue conversation avec Nils, en particulier sur la place de l’Art dans la vie des hommes. Après quelques verres de Grappa, cela avait même tourné philosophique. L’oncle disait : “La vie humaine suit une ligne, une ligne courbée comme un Ω. A son origine, la cellule. La plus petite brique biologique qui nous compose. Elle symbolise notre nature dans ce qu’elle a de plus animal et basique. Elle vit sans autre but que de vivre. Et à son extrémité opposée, la création humaine la plus raffinée, à savoir l’Art. Chaque être humain se trouve quelque part sur cette ligne. Certains ne sont guère plus que des cellules, ils cherchent à assouvir leurs besoins physiologiques. Quelques autres se fondent dans quelque chose de plus grand : l’Art. Mais comme dans le dessin de l’Ω, on voit qu’ils se l’élèvent pas.
– Ils ne s’élèvent pas, mon oncle ?
– Ils sont humains, certes, mais ne participent pas à l’élévation humaine. Ils n’oeuvrent pas pour le groupe. Chacun sur sa ligne, nous devons trouver notre équilibre entre les deux opposés. Tu comprends ?
– Je crois, mon oncle, je crois…”
Nils n’était pas plus obtus qu’un autre, et il lui arrivait d’avoir ce genre de discussions avec ses camarades. Mais avec l’oncle Frantz… c’était carrément surréaliste. Et puis sans doute que l’alcool y était un peu pour quelque chose, il se sentait un peu gris.
“ – C’est bien, ce que vous faites, Nils, vraiment bien. Vous êtes les dépositaires d’une tradition séculaire. Ce n’est pas rien. Vous amenez aux gens de la rue leur part quotidienne d’Art. Vous leur donnez l’occasion de s’élever.
– Je n’avais jamais vu les choses comme ça…
– Penses-y ! Bien sûr, il y aurait sans doute moyen de faire mieux. Mais déjà… et l’oncle laissa la remarque en suspens.
– Mieux ? Oui peut-être, sans doute même. Mais je trouve que notre jeu est…
– Je ne parle pas de jeu, mais d’enjeu. Vous produire dans les rues, oui, c’est bien. Mais, je ne sais pas moi, est-ce que vous êtes déjà aller jouer dans une prison ?”
La question l’avait pris totalement au dépourvu. Ce n’était pourtant pas bête du tout. Il faudrait y penser à l’occasion. Quand il aurait les idées claires, il en parlerait à leur Lélio. Mais l’oncle Frantz ne lâcha pas l’affaire.
“Ici même, à Napoli, les détenus de la prison du Poggioreale sont privés de tout. On les force à n’être que des cellules. Laisseras-tu faire, ou es-tu le digne fils de ton père ? Va voir celui des vôtres qui peut prendre cette décision et ne reviens me voir que quand c’est fait !
– Mais ?… Maintenant, mon oncle ?
– Quand, sinon ?”
Il fit ce qu’on lui avait demandé, et quelques mois plus tard, ils se produisaient effectivement au Poggioreale. Au dernier instant, l’oncle Frantz s’était joint à eux, arguant que c’est sous son égide que tout cela avait pu se faire. Cela ne pas manqua pas d’étonner Nils.
Il comprit que les choses ne tournaient pas rond quand il vit son oncle discuter avec le directeur de la prison, avec le personnel pénitencier, et même certains prisonniers. L’oncle Frantz était assurément beaucoup de choses, mais en aucun cas un homme affable ou chaleureux. Ce qui était en train de se passer… n’était pas naturel. Pendant toute la représentation, il était mort de trouille. Et pourtant rien de particulier ne se passa. Son oncle fit semblant de ne pas comprendre son désarroi.
Le lendemain, Nils scrutait ‘il Mattino di Napoli’ en quête de… de n’importe quoi en lien avec la prison. Son inquiétude le tint durant plusieurs mois, et ses camarades le remarquèrent. Il en venait à se dire qu’il était idiot, trop fantasque et qu’il s’était perdu dans quelque délire. Il commençait à se sentir plus serein quand le vent froid se leva pour de bon : trois mois après leur spectacle, un homme, un certain Valentini s’était volatilisé du Poggioreale… Le journal décrivait l’homme comme un faussaire.
Nils demanda aussitôt conseil auprès de son cousin Gérald, qui ne trouva rien de mieux que de hausser les épaules. Gérald ne voyait pas le lien qui semblait si gros à Nils. Il vint voir Julia, et sa réaction le surprit plus encore. “Valentini ? Je ne le connais pas personnellement. Mais je connais son travail. C’est un artiste bien plus qu’un faussaire. Il n’avait rien à faire en prison de toute façon !”
Etaient-ils tous tombés sur la tête ? En dernier recours, il écrit à Eryn pour lui expliquer toute l’histoire. Il répugnait à la déranger avec ses craintes mais il n’avait plus qu’elle vers qui se tourner. En fait, ce n’est pas la déranger qui l’embêtait. C’est surtout qu’il ne lui avait plus vraiment écrit ces derniers mois… Peut-être même depuis qu’il était entré dans la troupe. Il s’en sentait bien assez coupable comme ça.
Nils connaissait l’expression “souffler le chaud et le froid”. Mais quand la lettre lui revint en indiquant ‘Fausse Direction’, il se dit qu’il était en plein Blizzard.