La vie est un mystère, ou à tout le moins, une énigme. Parfois, sans raison, elle vous refuse les plaisirs qui font justement son charme.
L’homme ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit un coffret en porcelaine, un minuscule brasero, un mortier et son pilon. Du coffret, il extirpa une poignée de grain de café qu’il déposa doucement sur la grille du brasero. Avec précaution, il alluma celui-ci. Pendant qu’il surveillait les opérations, son acolyte restait debout, patiemment. Il avait l’habitude maintenant. Qui plus est, les extravagances de son patron avaient même tendance à lui plaire. Une fois que les grains de café avaient atteint la nuance mordorée qu’il souhaitait, l’homme les retira délicatement du brasero et les fit glisser au fond du mortier. Alors, il s’employa à les réduire en poudre. Enfin, il extirpa d’une poche de son veston une petite fiole et en fit couler deux gouttes sur le mélange. La pièce se mit à embaumer de cette odeur si caractéristique : celle du café en cours de torréfaction.
Voilà cinq ans qu’on lui avait interdit l’usage de tout excitant, à commencer par le café. A écouter ses proches, il n’avait que deux solutions : abdiquer et vivre, ou refuser et mourir. Alors, à sa façon, il s’était inventé une troisième voie. Chaque matin, il se plongeait dans les effluves de la boisson interdite. Et il comptait bien vivre ! Il aurait donné beaucoup pour être éternel, d’ailleurs par certains aspects il essayait, mais ce qui était sûr, c’est qu’il n’avait pas l’intention de baisser les armes. Il enterrerait tous ses proches, s’il ne tenait qu’à lui.
Il rangea le coffret et le petit brasero. Les samouraïs japonais avait inventé la cérémonie du thé, lui avait sa cérémonie du café. D’ailleurs il y aurait peut-être un haïku à faire là-dessus : Thé ou Café / Entrevoir l’éternité / Des petites choses. Non, dommage, la métrique n’était pas bonne. Il décida de remettre cela à plus tard, après tout son acolyte n’avait pas à pâtir de son manque de maîtrise du haïku. Il ramena un lourd classeur devant lui.
“ – Alors, on commence par qui, ce matin ?
– Grimbert ; Nils, Monsieur. Le fils de Benjamin et Samantha.”
L’homme chercha dans la classeur. Il prit le temps de lire la fiche dans son intégralité. Son acolyte aurait aussi bien pu lui résumer, bien sûr. Mais cela lui plaisait de se voir comme un homme méticuleux, doué d’un sens du détail poussé à son extrême. Le diable est dans les détails disait sa grand-mère quand elle était encore de ce monde. Et il était bien d’accord avec ça. A part lui – et le diable, donc – personne ne lisait les petits caractères dans les contrats. Quels idiots !
“ – Ca lui fait quoi ? Vingt ans ?
– Vingt-et-un dans quelques semaine, Monsieur.
– Le bel âge… Théâtre donc?
– Commedia dell’Arte. C’est un peu…
– Différent, le coupa l’homme. Oui, oui, je le sais bien.” Tout est dans les détails, se dit-il.
Il revint à la fiche. Le jeune homme était inscrit dans la liste depuis… il trouva l’information qu’il cherchait : depuis qu’il avait seize ans. Cela ne manquait pas d’un certain panache. Voilà qui était intéressant. Ce qui voulait dire qu’on attendait beaucoup de lui, le signe d’une certaine ambition. Il aimait bien cela. Ce n’était jamais sans danger, les ambitieux étant souvent des risque-tout. Mais aussi des acharnés. Bien, très bien même.
“ D’accord. Pourquoi lui ? interrogea l’homme.
– Il parle quatre langues, Monsieur.
– Couramment ?
– Deux d’entre elles, et les deux autres bien assez pour se faire comprendre. Il n’a jamais que vingt ans, Monsieur…
– Hum, et vingt-et-un quand ça vous arrange !”
Mais il comprenait tout à fait le propos de son acolyte. Ce jeune homme avait un don précieux qu’on ne pouvait pas laisser perdre. Laisser perdre de telles ressources aurait été du gâchis. Et seuls les inconséquents dilapident leurs richesses. Bien, soit. L’homme se mit en recherche des détails.
“Il est fait état d’une importante correspondance. Qu’en est-il ?
– Le terme est un peu exagéré. Mais effectivement… quelques lettres à une insulaire. Je me doutais que Monsieur relèverait ce point. J’ai pris la liberté de régler le problème à la source.
– Le régler ? Vous prenez de plus en plus de liberté…” s’offusqua l’homme.
L’acolyte ne répondit pas, et un silence lourd s’installa dans la pièce. L’homme revint à la fiche. La Commedia dell’Arte. Il n’y a pas que toi qui joue un rôle, jeune Grimbert, pensa-t-il. Qu’il le veuille ou non, l’affaire était déjà lancée en fin de compte. Mais il devait tenir son rôle. Il fit mine de se plonger dans la lecture de la fiche. C’est son acolyte qui brisa le silence.
“ – Que fait-on, Monsieur ?
– Je ne sais pas trop, mentit-il. Je n’arrive pas à me décider. J’imagine qu’on pourrait le mettre à l’épreuve, non ?
– Bien sûr. Je prépare ça.”
Voilà, le sort en était jeté. La destinée d’un jeune homme venait de se jouer dans un bureau luxueux, juste parce que chacun devait tenir son rôle. A la réflexion, l’homme trouva que cela manquait d’honneur.
“ – Suivant ?
– Dunsirn ; Moïra, Monsieur. La fille de Logan et Fiona…” La journée ne faisait que commencer.
La vie est un mystère, ou à tout le moins, une énigme. Parfois, sans raison, elle vous refuse les plaisirs qui font justement son charme. Au moins lui restait-il l’odeur du café.