Parfois, certaines déductions pouvaient prendre des années. C’est ce que Nils se disaient en aidant ses parents à déménager. En fait, il comprenait pourquoi ses parents n’avaient pas ressenti le même manque que lui en partant de l’île. La révélation lui était venue en voyant l’efficacité dont ils faisaient preuve pour assurer ce déménagement, le deuxième en à peine trois ans : ses parents étaient des oiseaux de passage, sans nid bien établi.
Après s’être octroyé une pause de trois minutes, Nils entrepris de monter une grosse malle, aidé de son cousin Gérald. Ils allaient être bien ici, au sein même de la Capitale. Il y avait là les meilleures universités, réputées dans le monde entier et ses parents ne lésinaient pas sur les dépenses. De son côté, il avait brillamment passé ses examens – avec mention. Il se doutait bien qu’après l’emménagement, il y aurait une fête surprise, une très grosse fête même, pour fêter simultanément ses dix-huit ans et ses résultats. Une fête de famille, comme toujours.
Jusqu’alors, il avait l’impression de n’avoir vécu que sur l’île, mais c’était juste qu’il était un enfant quand ils s’y étaient installés. Et en regardant attentivement les décors dans l’album photo, il en arrivait à la conclusion que la longue pause qu’avaient fait ses parents sur l’île était une exception dans une vie en perpétuel mouvement. Et il imaginait aisément que cette pause, c’est pour lui qu’ils l’avaient fait.
Sa tante Narcisse commençait à déballer l’argenterie, et il la cru trop occupée pour faire attention à lui. Il en fut pour son compte quand sa grosse main l’alpagua et qu’elle lui ébouriffa les cheveux, lui pinça la joue, et lui brisa une dizaine de côtes.
“ – Tata, tout de même ! J’ai dix-huit ans… Je ne suis plus un enfant.
– Pipo, c’est ce soir que tu es adulte en vrai. Mais même, moi, adulte, je voudrais bien des bisous de ma tata.”
Elle avait l’accent lourd et le phrasé hasardeux, mais le verbe était généreux – comme tout en elle, d’ailleurs. Demain, ou dans deux jours, elle serait partie, s’en retournant… s’en retournant Dieu sait où, en fait. Nils n’arrivait plus à tenir le compte des points de chute des différents membres de cette famille qui avait une telle bougeotte.
Profitant d’un instant de flottement – une valise perdue – Gérald tira Nils à part, et s’assurant qu’ils étaient seuls, lui alluma une cigarette. Sa mère en deviendrait folle si elle l’apprenait, mais il n’avait pas l’intention que cela s’ébruite. C’est sa cousine Julia qui l’avait initié à ces plaisirs interdits. Ce soir, il aurait dix-huit ans, il avait bien le droit.
Julia ne l’avait pas initié qu’à la cigarette. D’ailleurs pour elle, c’était surtout un moyen de camper son personnage. Elle lui avait fait découvrir un autre monde, quelque chose dont il n’avait même pas idée… Elle l’avait traîné dans les musées, puis dans des galeries. Et avec son accent chantant, elle lui parlait de technique, de lumière et d’espace. Il ne comprenait pas tout, ça non, mais il avait… “senti”. Quoi au juste ? Il ne savait pas trop, mais bon sang, c’était à peine croyable. Un peu comme s’il était en face du Créateur lui-même. Julia, c’était son monde, tout ça, elle évoluait dedans. Elle connaissait des gens : avec elle, il avait des entrées partout. Avec ses grands chandails gris, elle ne payait pas forcément de mine. Il tomba des nues quand il comprit qu’elle avait posé pour plusieurs peintre, et que l’un d’eux la prenait pour sa Muse. Tante Sofia, ou même ses propres parents à lui étaient-ils au courant ? Il n’en était pas certain. Il gardait pour lui le détail de ces escapades colorées.
Qu’aurait pensé Eryn de tout cela. Elle était si pragmatique parfois. Le monde de la peinture, celui de l’Art en général, lui étaient-ils accessible ? Il n’avait aucune réponse à cela. Ce qui était un peu déroutant, il s’était parfois dit que le vrai jumeau d’Eryn, c’était lui-même bien plus que Lionel. Il aurait dû savoir comment elle réagirait en entrant dans une galerie d’Art – au moins en avoir une petite idée. Mais non, rien, le vide.
Gérald écrasa son mégot. Il y avait encore du boulot ici. Nils lui emboîta le pas. C’est étonnant comment il était moins seul qu’il l’avait imaginé. Certes, il avait perdu bon nombre d’amis dans l’île. Mais en fin de compte, qui était le plus à plaindre. Eryn, peut-être ? Il avait évité de penser à elle, ces derniers mois. La préparation de ses examens avait accaparé une bonne partie de son temps, tout comme les sorties, avec Julia ou Gérald… Avec l’oncle Frantz quand il passait en ville.
Sans le déménagement, il aurait utilisé son pécule pour retourner sur l’île pendant les vacances. Maintenant qu’il avait dix-huit ans, eh bien… disons que cela aurait pu prendre un sens tout différent. Mais avec l’installation, et tout… Et puis, la Capitale était plus éloignée de la mer, plus éloignée de l’île aussi. Ça compliquait encore un peu les choses, sans doute. Et puis, il y avait l’inscription à l’université. C’est à voir la famille qu’il avait compris la direction qu’il prendrait : les langues. Il voyagerait, c’était une certitude maintenant. Et quand il reviendrait, il irait chercher Eryn, et il l’emmènerait partout où il était allé. Il lui ferait découvrir le monde, rien de moins.
Mais pas tout de suite, pas encore. Il avait d’abord une fête surprise à endurer, des tantes à embrasser, des études à poursuivre, des pays à visiter. Parfois, certaines déductions pouvaient prendre des années. Il était maintenant conscient qu’avant d’honorer son serment, il allait devoir forger sa personnalité propre.